4 Janvier 2011
Depuis le 30 septembre se déroule en
Ile-de-France une bizarrerie administrative: deux débats publics, tenus en parallèle, sur deux projets de métro concurrents. L'un, le métro Grand Paris, dit aussi «Double
Boucle» ou «Grand Huit», est défendu par le gouvernement.
L'autre, Arc Express, par la région. Droite contre gauche, en somme.
Près de quatre-vingts réunions sont en cours jusqu'à fin janvier, meetings
où la population est invitée à venir donner son avis sur l'un ou l'autre de
ces projets, destinés à permettre d'aller de banlieue à banlieue sans
passer par Paris. Naturellement, dans la salle comme à la tribune, tout le
monde sait qu'à l'arrivée, il n'y aura qu'une seule réalisation. D'où
l'étrangeté de la situation. La Commission nationale du débat
public, qui en a vu d'autres côté dossiers épineux, n'avait encore
jamais vécu affaire aussi grotesque.
A l'origine de ce pataquès, une brutalité et un entêtement. Le brutal,
c'est Christian Blanc, encore secrétaire d'Etat au Développement
de la région capitale au printemps 2010. C'est lui qui élabore, en
chambre, la loi Grand Paris, texte qui s'assoit sans complexe sur la
décentralisation. L'Etat construira une double boucle de 150 kilomètres
de métro automatique souterrain autour de la capitale, en dirigeant le
chantier via la Société du Grand Paris (SGP). Environ 23 milliards d'euros
d'investissement, à emprunter pour l'essentiel. Le préfet de région
pilotera par ailleurs l'urbanisation autour des gares. C'est le retour de l'Etat aménageur époque général De Gaulle. Les élus sont snobés, le Syndicat des transports d'Ile-de-
France (Stif) écarté d'autorité. La loi prévoit en outre que la Commission
nationale du débat public sera saisie de la Double Boucle.
Tollé des députés
L'entêté, c'est Jean-Paul Huchon, le président socialiste de la région. Sur
les transports, compétence régionale par excellence, il défend son pré
carré. Converti sur le tard à l'idée que les déplacements de banlieue à
banlieue devenaient une nécessité, il a fait élaborer par le Stif un projet de
deux «arcs» de métro automatique, l'un au nord, l'autre au sud, baptisé
«Arc Express». Une moitié de rocade. Et pour entériner au plus vite
cette idée, il a saisi la Commission nationale du débat public, comme les
textes l'y autorisent.
Entre avril et juin, le débat parlementaire sur la loi Grand Paris
se passe au plus mal. Un amendement sénatorial propose
l'abandon du débat sur Arc Express, ce qui revient à enterrer le projet.
Tollé chez les députés, un peu chamboulés par cette agression à la
décentralisation. En commission mixte paritaire, députés et sénateurs
se mettent d'accord pour la curieuse solution des deux débats publics
parallèles. Qu'importe cet aléa, la Société du Grand Paris démarre le marathon des
débats en position de force. Elle a la loi pour elle, 55 réunions au programme (contre 25 pour l'Arc Express), et la volonté gouvernementale. Christian Blanc a
certes été obligé de démissionner après une malheureuse affaire de
dépenses inconsidérées de cigares, mais le relais a été pris par le centriste Michel Mercier, ministre de l'Aménagement du territoire. Avec la
même consigne d'aboutir. Le 30 septembre, jour du premIer débat, Jean-Paul Huchon chauffe l'ambiance. Entouré d'une brochette de présidents de conseils généraux de
gauche d'Ile-de-France (Seine-Saint- Denis, Essonne, Val-de-Marne, Seine-et-Marne), il convoque la presse pour défendre Arc Express.
Mais aussi son plan pour les transports en Ile-de-France.
Tramways, tram-trains ...
De quoi s'agit-il ? D'un vaste programme de réparation des réseaux
existants. Il y en a pour 17 milliards d'euros, dont 5 à 6 milliards pour Arc Express. Le
reste, c'est la remise à niveau des calamiteuses lignes de RER, les prolongements de lignes de métro, les créations de tramways et de tramtrains, ces nouveaux systèmes
capables de rouler sur les deux types de voies. Les collectivités locales ont réuni 12 milliards d'euros. Reste la différence, que Jean-Paul Huchon réclame à cor et à cri depuis des mois à l'Etat. Aussi harangue-t-il l'assistance : «Dans deux heures va
débuter le plus grand débat sur une infrastructure de transport. Avec les
présidents de conseils généraux, nous sommes défenseurs d'un plan
ambitieux sur dix ans .- c'est le fameux plan de mobilisation »
Grand seigneur, il concède qu'on pourrait « intégrer des éléments du
Grand Huit que le débat aura jugés pertinents».
Mais le plan de mobilisation ne figure pas du tout au programme du débat public. Dans cet exercice normé, les hauts fonctionnaires en retraite qui président appliquent le droit à la virgule près et ne sont pas là pour parler d'une réparation du réseau existant, pas du tout au programme.
Des raisons de râler
Seulement voilà, il y a la salle. Truffée de vrais gens. Au fil des réunions, le scénario est toujours le même. Quelqu'un se lève, prend la parole el dit en substance : c'est gentil vos projets pour 2025 mais ce qu'on veut, c'est une amélioration des transports maintenant. Ils ont de bonnes raisons de' râler. Depuis trente ans, les transports d'Ile-de-
France, gérés par l'Etat jusqu'en 2005, ont été laissés à
l'abandon. Dans les années 60. les pouvoirs publics ont offert à la région
parisienne le Réseau express régional, le RER, et basta. Le
matériel, les infrastructures ont vieilli. On parle, à la SNCF, d'un
«réseau d'alimentation électrique qui date des années 60». Dès qu'on quitte
Paris, l'essentiel des transports collectifs de banlieue est assuré par la
SNCF, qui fait rouler 40% des trains français sur ces 10% de réseau ferré
national. U n malheur n'arrivant jamais seul, la fréquentation n'a cessé
d'augmenter : 27% de voyageurs en plus entre 2000 el 2009 sur la partie
SNCF. Sur les deux réseaux, SNCF et RATP, le trafic progresse. D'autant
plus qu'au fil du temps, on est allé chercher les voyageurs de plus en plus loin: le Réseau express régional est avant tout un collage de lignes de banlieue qui convergent vers le centre de Paris. Le résultat est là : aujourd'hui le tunnel Châtelet- Gare du- Nord est au bord de la saturation.
Quant à la ligne 13 du métro, elle étouffe sous les trajets banlieue-banlieue
qui traversent Paris faute de mieux.
Ces constats reviennent dans les interventions des usagers, nombreux,
qui se donnent la peine de perdre une soirée pour assister à ces réunions.
«Les organisateurs n'arrivent pas à limiter le débat public aux deux
sujets officiels, commente un connaisseur de ces questions. En
même temps, le débat public a prouvé son rôle démocratique. Ce
qui se passe évite le scénario projet contre projet.»
Ce qui se passe dehors aussi, d'ailleurs. Car tandis que les réunions
s'égrènent, beaucoup d'acteurs s'agitent. La région bien sûr, mais
aussi le Stif ou la SNCF veulent fissurer le dispositif triomphant du
métro Grand Paris, porté par la Société du Grand Paris et, discrètement, par la RATP qui trouve son compte dans ce vaste système tout métro. A la SNCF, sommée de
se taire au début du processus, on perçoit que le rapport de forces se
modifie au fil des semaines certaines des interventions qu'elle défend, comme la remise à niveau des RER, ou la création de « tangentielles» de tram-train qui
feraient le tour de la capitale en moyenne couronne, figurent dans le
plan de mobilisation de la région. Et voilà qu'en novembre intervient un
troisième larron. Les dix équipes d'architectes qui avaient participé
en 2009 à la consultation internationale sur le Grand Paris, convoquée par Nicolas Sarkozy en personne, ont été regroupées depuis dans un Atelier international du
Grand Paris (AIGP). Sans que personne ne leur ait rien demandé, ils ont élaboré leur propre solution de transports pour l'Ile-de-France.
C'est un «scénario» pour un «grand système métropolitain». Leur idée: il
faut faire fonctionner tout le réseau comme le métro parisien. On change
souvent mais on ne se soucie pas des horaires parce qu'on sait que dans
deux, trois ou cinq minutes, il arrivera un train, un tram, un métro.
Le réseau est «cadencé» et «maillé», comme disent les techniciens. De
plus, les architectes pratiquent la bonne économie ménagère ils
récupèrent toutes les infrastructures existantes, doublent les voies ferrées
là où c'est possible (souvent), reprennent les projets lancés par les uns ou les autres et, assez subtilement, des morceaux du métro Grand Paris, une bonne partie d'Arc
Express et du plan de mobilisation de la région.
Pourparlers de paix
Leur présentation bouscule tout. Avec le métro Grand Paris et ses
150 kilomètres de double boucle, l'Etat était parti dans un schéma très
français, où l'ingénierie crée du neuf sans trop se soucier de l'existant. On
a connu ça quand le tout TGV laissait les trains Corail à l'abandon. La
Double Boucle est un dispositif «puissant», plaide-t-on à la Société
du Grand Paris. Un observateur commente: <iIs acceptent l'idée qu'il
y aurait une boucle parfaite et un système existant minable.» Par
rapport à l'approche réparatrice des architectes, «c'est une divergence
profonde dans l'appréhension du sujet».
La proposition des architectes est un mélange de remise à niveau et de créations de lignes et privilégie le passage en aérien dès que possible.
Et c'est elle qui sert de base aux discussions. Depuis qu'il a été
nommé ministre de la Ville et du Grand Paris, le 14 novembre, le centriste Maurice Leroy a entrepris des pourparlers de paix. Il réunit régulièrement tous les acteurs en
présence pour rechercher un rapprochement entre région et Etat,
SNCF et RATP, entre autres. Avec l'idée de combiner l'amélioration de l'existant et le lancement de nouvelles infrastructures. Un vrai travail de centriste. Fin janvier, les
deux débats publics arriveront à leur terme. Pas la peine d'attendre les deux rapports des deux commissions du débat public prévus en mars, car aucun des deux projets en
concurrence n'aura gagné. C'est le ministre qui présentera dès ce mois-ci sa solution de compromis. Les 15 000 personnes qui ont assisté aux réunions publiques auraient-elles
perdu leur temps? Non. Au bout du compte, ce sont elles qui ont fait bouger les lignes.
Date de parution: 04.01.2011
Par Sibylle Vincendon