24 Avril 2011
Pour vivre heureux vivons cachés", sont conduits à se dire nombre d'architectes coincés entre un resserrement général des budgets et une avalanche de règlements aux conséquences inflationnistes. A l'occasion du dernier Marché international des professionnels de l'immobilier (MIPIM), qui se tenait au mois de mars à Cannes, le magazine d'architecture D'A résumait efficacement la situation :"S'il faut se réjouir de la participation croissante des architectes, le rôle se cantonne trop souvent à celui de faire-valoir." Bon nombre de métropoles de province ont compris quel appui peut représenter l'architecture pour leur image.
La situation parisienne et de plusieurs des villes de la première couronne - surtout à l'Ouest - reste à cet égard une étrangeté. Paris apparaît comme un microcosme où les tensions entre partisans d'une architecture audacieuse et défenseurs d'un patrimoine rêvé comme immuable peuvent devenir paroxystiques. L'innocente arrivée presque au chevet de Notre-Dame d'une soucoupe volante signée Zaha Hadid, qui servira d'extension à l'Institut du monde arabe (IMA), conduit à s'interroger sur les critères d'acceptabilité ou de refus des bâtiments contemporains.
C'est dans l'Est parisien que l'architecture contemporaine tend à s'ancrer le plus facilement. Facilité toute relative. Un petit tour dans le Marais et, au-delà, dans les 11e et 12e arrondissements de la capitale fait découvrir un drôle de monde, terriblement contraint par des limites de hauteur, des gabarits imposés, des parcelles quasi immuables depuis la nuit des temps, voire intouchables lorsqu'il s'agit des tracés dits "haussmanniens", hérités de la deuxième moitié du XIXesiècle.
On ne remarque presque plus l'inénarrable Opéra Bastille qui, en 1989, a propulsé son architecte, Carlos Ott, sur la scène internationale. Lourd et stupide rhinocéros, il poursuit sans urbanité sa sieste tranquille près du bassin de l'Arsenal. Mais, dans le même quartier, deux bâtiments de taille singulièrement modeste ont réveillé les passions. Le premier, dû à Thomas Corbasson et Karin Chartier, 74, rue Saint-Antoine, se présente comme une grande grille métallique qui, en lieu et place d'un minuscule "trou" urbain, cache onze appartements et une poissonnerie. Pas mal d'agilité, pas vraiment de génie ni de scandale. Pourtant les blogs se sont mis à crépiter, les uns criant au viol patrimonial, les autres s'extasiant sur un exploit qui paraîtrait banal à Berlin, Madrid ou Londres.
Le second côtoie immédiatement le pachyderme de la Bastille. La parcelle n'était pas plus grande ni plus confortable, et plus exposée encore au jugement populaire. A l'angle de la rue de Lyon et du boulevard de la Bastille, Jean Bocabeille et Ignacio Prego ont juste imaginé un petit flagship, modeste vaisseau coloré, dont le premier atout est de réparer une des cicatrices laissées par l'opération Opéra. Même bruit sur les blogs.
On ne les entend en revanche pas 91, rue de La Fontaine-au-Roi, où Brigitte Metra, une championne venue de chez Jean Nouvel, a livré soixante-deux logements étudiants, carrossés de volets rouges pétants, bien alignés sur la rue, en hauteur comme en longueur. Passé par la même école, Laurent Niget s'est installé en face, au 88. Pour faire exister quarante-six logements de même standing, il a donné un charmant caractère gothique (et rouge vif lui aussi) à un immeuble légèrement bedonnant. Le quartier, qui n'est donc pas tout à fait vitrifié, livre d'autres surprises, calmes et classiques, ou agressives à souhait, dans la lignée des logements construits par la RIVP sous la houlette de Michel Lombardini, ou, dans le même esprit d'ouverture, par La Poste.
Au tournant des années 1990, ces maîtres d'ouvrage ont contribué à faire émerger une génération douée à l'architecture éclectique. Emprisonné dans les règlements et contraintes, l'éclectisme est resté la loi, juxtaposant sobriété, exubérance, provocation, modestie forcée, jusqu'à rendre illisible les enjeux actuels de l'architecture.
Du coup, les attaques deviennent faciles dans les quartiers plus fermés. Alors que Zaha Hadid arrivait, une partie des habitants de l'Ouest parisien tentait de bloquer la construction par Frank Ghery de la Fondation Louis Vuitton sur une parcelle du bois de Boulogne. Même sanction pour le projet du stade Jean-Bouin, à une portée de canon du Jardin d'acclimatation, signé par un des plus brillants architectes français, Rudy Ricciotti, ou pour le projet d'extension de Roland-Garros de MarcMimram.
Dans cet Ouest lointain, l'architecture apparaît en déroute. La nouvelle comme la moins neuve. De lourdes menaces pèsent sur un des rares édifices survivants du trapèze des usines Renault à Boulogne : le 57 Métal, construit en 1984 par Claude Vasconi (1940-2009), vitrine du groupe remise au goût du jour par l'universel Jean-Michel Wilmotte. Un sort comparable attendrait l'Ecole d'architecture de Nanterre construite en 1972 par Jacques Kalisz (1926-2002). Pour sauver ces deux bâtiments, les pétitions vont bon train mais les associations qui les défendent, réunissant davantage d'architectes que d'électeurs, risquent de ne pas peser le même poids dans le coeur des édiles.
Frédéric EdelmannArticle paru dans l'édition du 24.04.11