5 Août 2009
La Guadeloupe. Beau pays qui, au mois de février, a tenu en haleine toutes les télévisions du monde. Pourquoi ? Parce que ce petit bout de terre, matricule « 971 » pour ceux qui y habitent et pour la « mère patrie » la France, est habitué à se comporter comme tel dès lors qu’un danger la menace ou que l’Hexagone connaît des heures difficiles. Au mois de février, le peuple guadeloupéen, se sentant en danger, a riposté en se mettant en grève contre les responsables de l’Hexagone et les békés des îles. D’un côté, des politiques responsables de la misère qui sévit au pays, de l’autre, des descendants de colons adeptes de la « pwofitasyon » et eux aussi responsables de la misère. Cela a suffi pour que, las de supporter, les enfants de la Guadeloupe, avec à leur tête Élie Domota, leader du collectif LKP, en aient assez et déclarent la lutte à l’ennemi. Cette lutte, entre des Français et dFrançais, revêt un particularisme qui en d’autres temps avait déjà existé. Sous la Révolution notamment.
En Guadeloupe, le comportement révolutionnaire est de mise aujourd’hui. À Pointe-à-Pitre, nombre de signes demeurent, venant de combattants et combattantes dont les noms sont gravés dans la pierre : Ignace, la mulâtresse Solitude, et tellement d’autres… Mais, surtout, un fougueux mulâtre, né en 1766 à Saint-Pierre de la Martinique, qui a pour nom Louis Delgrès. Plus tard, cet homme sera considéré comme l’un des personnages les plus prestigieux de l’histoire de la Guadeloupe. En engrangeant l’expérience des armes, Louis Delgrès deviendra un officier de valeur. D’où le surnom de « Chevalier de la Liberté » dont il sera affublé. Aux Antilles, il était le pendant du « Chevalier d’Assas ». Le coeur pétri dans l’idée noble de la liberté, c’est très tôt que le jeune combattant adhéra aux principes de la Révolution française.
Louis Delgrès servira dans l’armée des républicains français à la Martinique. En 1793, lui sera accordé, à titre provisoire, le grade de capitaine. Mais servir sous les cieux des Antilles avait de quoi faire tourner la tête en ce sens que les îles étaient sans cesse convoitées par les Anglais. D’où les expéditions incessantes de ceux-ci. Et la volonté de ces combattants « français » de défendre les valeurs de la « mère patrie ». Une première fois, Louis Delgrès est fait prisonnier par les Anglais. Il est envoyé en Grande-Bretagne. Mais ce diable d’homme ne restera pas longtemps dans les geôles anglaises. Début 1795, on le retrouve à la Guadeloupe avant qu’il ne soit renvoyé, par la République, dans l’île voisine de Sainte-Lucie. Parce que le vent de la révolte et de la liberté souffle sur toutes les îles des Antilles, l’officier Delgrès rejoint Saint-Vincent où les Caraïbes noires sont en révolte contre les Anglais. Une seconde fois, il est fait prisonnier puis déporté en Grande-Bretagne. Cette fois-ci, il sera libéré en septembre 1797. À la fin 1799, il remet le pied sur le sol guadeloupéen comme aide de camp d’un certain Baco, puis de Pelage. Celui-ci l’élévera au grade de colonel et le placera à la tête de l’arrondissement de Basse-Terre.
Arrive l’année 1802. Et la décision de Napoléon Bonaparte de vouloir rétablir l’esclavage. Peut-on demander à un fervent défenseur de la liberté comme Delgrès de se battre pour ferrer à nouveau ceux de son peuple ? Né libre, il ne risquait pas cette dépréciation. Encore moins de se retrouver réduit au rang de « meuble ». Mais imaginez les ex-esclaves, qui, par leur vaillance, ou les sentiments nobles des maîtres blancs opposés à l’esclavage qui les avaient libérés, se retrouvaient réduits à réintégrer l’habitation qui les avait tant vu souffrir ? En mai, Louis Delgrès prend la décision de s’opposer, par les armes, aux troupes du général Richepance. Le bruit court qu’à la demande de l’empereur, celui-ci veut rétablir l’esclavage.
À « la Pointe » (Pointe-à-Pitre) en Guadeloupe, la statue de Delgrès est représentée par un homme tenant dans une de ses mains sa tête, dans l’autre, il tient une autre partie de son anatomie. Le corps du combattant est, comme on pourrait le dire, éparpillé aux quatre coins de l’espace. Lors d’une proclamation aux Haïtiens en 1804, Jean-Jacques Dessalines n’aurait su mieux dire en parlant du « brave et immortel Delgrès, emporté dans les airs avec les débris de son fort plutôt que d’accepter les fers. Guerrier magnanime ! ». Si, en 1802, la vie de Louis Delgrès a basculé avec sa mort, c’est aussi à ce moment-là que la grandeur de l’homme s’est pleinement manifestée. Car il a montré, à la face du monde, jusqu’où allait son idéal de révolutionnaire. « Sans illusion sur l’issue certaine d’une lutte qu’il avait acceptée, non provoquée, il se distingua par un courage chevaleresque. On le voyait assis dans une embrasure de canon un violon à la main, y braver les boulets du général Richepanse, le commandant de l’odieuse expédition, et nouveau Tyrtée, jouer de son instrument pour animer ses soldats » (Larousse, XIXe siècle, 1870).
Les combats furent rudes en ce 28 mai dans les hauteurs de Matouba. Sur l’habitation Danglemont, où Louis Delgrès avait établi son quartier général après avoir évacué le fort Saint-Charles (devenu depuis fort Delgrès), les combattants sont harassés. Bon nombre sont blessés. Ce qui amène le colonel révolutionnaire à envisager la mort plutôt que les fers de l’esclavage. Dans une proclamation signée du 10 mai, affichée sur les murs de Basse-Terre, Delgrès avait déjà donné la mesure de son engagement : « À l’univers entier le dernier cri de l’innocence et du désespoir ». Ainsi titrée, cette proclamation continuait en soulignant la perfidie de l’attaquant mais aussi l’extrémité à laquelle les esclavagistes le poussaient lui et ses soldats : « Quels sont les coups d’autorité dont on nous menace ? Veut-on diriger contre nous les baïonnettes de ces braves militaires, dont nous aimions calculer le moment de l’arrivée, et qui naguère ne les dirigeaient que contre les ennemis de la République ? Ah ! Plutôt, si nous en croyons les coups d’autorité déjà frappés au port de la Liberté, le système d’une mort lente dans les cachots continue à être suivi. Eh bien ! Nous choisissons de mourir plus promptement. » Ainsi donc, Louis Delgrès savait qu’il ne reculerait pas devant la mort. Être révolutionnaire, pour lui, impliquait cette extrémité. Vivre libre ou mourir. Avec plusieurs centaines de ses hommes, le colonel Delgrès se suicide en ce 28 mai en faisant sauter plusieurs barils de poudre. « Et toi, postérité ! Accorde une larme à nos malheurs et nous mourrons satisfaits », avait-il écrit à la fin de sa proclamation.
« Morne Matouba / Lieu abrupt. Nom abrupt et de ténèbres En bas / au passage Constantin là où les deux rivières / écorcent leurs hoquets de couleuvres / Richepanse est là qui guette / (Richepanse l’ours colonialiste aux violettes gencives / friand du miel solaire butiné aux campêches) / et ce fut aux confins l’exode du dialogue / Tout trembla sauf Delgrès…/ Ô mort, vers soi-même le bond considérable / Tout sauta sur le noir Matouba ». Dans son recueil Ferrements Aimé Césaire salue la mémoire de ce révolutionnaire sans concession que l’on connaît fort peu dans l’Hexagone. Mais cela ne change rien. L’envolée poétique est à la mesure du combattant antiesclavagiste.
Fernand Nouvet
* Il y a une rue Louis Delgrès à Paris, elle est dans le 20e.