5 Août 2009
Très peu de rues à son nom, une poignée de biographies, quel- ques pages dans les histoires de la Révolution. Pourtant, président de la Convention, rédacteur et rapporteur de la Constitution de 1793, héros de la fête de l’unité et de l’indivisibilité de la République, Marie-Jean Hérault de Séchelles fut au premier plan. L’homme est, de plus, romanesque : il franchit les échelons de la carrière parlementaire au mépris des règles de l’âge (avocat du roi à dix-huit ans et avocat général à vingt-cinq), grâce notamment à la protection de Marie-Antoinette. Son chemin croise ceux de Buffon ou de Laclos, et lorsqu’il prend des cours de théâtre, c’est avec La Clairon, le modèle du Paradoxe du comédien. Il est couvert de femmes - l’une a raconté ses prouesses dans un roman leste, l’autre posa pour L’Enlèvement des Sabines, une autre encore anima une maison de jeu au Palais-Royal -, peut-être d’hommes. Mais, et là est sans doute l’une des premières explications de son oubli, il est inclassable : des historiens en firent un dantoniste (il monta d’ailleurs à l’échafaud en compagnie de Danton, de Fabre d’Églantine et de Desmoulins), d’autres un hébertiste, factions rivales. Plus encore, par ses origines sociales, il est le plus improbable des membres du Comité de salut public : né en octobre 1759, il est issu d’une lignée paternelle qui remonte au XIVe siècle, apparenté par sa mère à la riche famille malouine des Magon, et cousin de la duchesse de Polignac, favorite de Marie-Antoinette. Il n’est qu’un point sur lequel contemporains (amis ou ennemis unanimement) et historiens s’accordent : sa beauté remarquable, jugement qui invite à considérer la ressource politique que constitue cet attribut mais aussi la manière dont elle a pu devenir un piège.
Sa trajectoire exceptionnelle - celle, comparable, de son ami Michel Lepelletier de Saint-Fargeau, ancien président du Parlement de Paris, président de la Constituante, rapporteur du projet de code pénal, régicide, a été interrompue par son assassinat - repose tout d’abord sur des ressources acquises sous l’Ancien Régime. Hérault appartient alors à l’élite culturelle qui, selon Daniel Roche, a « le privilège de donner le ton à Paris et en province ». Sa bibliothèque (l’inventaire après décès recense plus de 4 000 volumes) mêle traités juridiques, manuscrits (celui de la Nouvelle Héloïse), ouvrages érotiques et des philosophes de l’Encyclopédie, comme la queue de la comète des Lumières (par exemple, les écrits de l’une des célébrités du temps, l’inventeur de la physiognomonie Lavater). Formé chez les oratoriens dans un collège quasi
exclusivement fréquenté par les aristocrates, il s’essaie rapidement à l’écriture, sans doute pour aider une carrière ministérielle, à laquelle ses rapides succès (on se presse à ses réquisitoires) auraient pu le mener. En 1778, il écrit un Éloge de Suger, opportunité, à l’occasion du portrait de ce conseiller de deux rois, de critiquer les excès de la féodalité et de faire l’apologie d’un art de gouverner proche de la physiocratie, ce qui fait de lui alors un partisan de la monarchie éclairée. En 1785, paraît (anonymement) son Voyage à Montbard, récit à charge de sa visite au grand savant de l’époque, Buffon. En 1788, il écrit à la fois Théorie de l’ambition et Réflexions sur la déclamation - ouvrages publiés au tout début du XIXe siècle, les exemplaires du premier ayant été détruits sur ordre de sa famille. Dans un jeu de masques complexe pour le premier, et avec une singulière crudité pour le second, ils permettent de comprendre comment « faire avancer à son gré les marionnettes », selon la formule d’Hérault. C’est le corps modelé par les cours de théâtre et d’éloquence et par le contrôle et la dissimulation des émotions où elles affleurent qui, à ses yeux, constitue l’instrument principal de la domination politique. Or, ce corps n’est pas socialement neutre : il a travaillé, en jouant sur la tenue et la posture, à l’ennoblir encore puisque, comme le lui a révélé La Clairon, son « genre est la "noblesse" ». Ce corps, on en connaît les mensurations et les traits : grand, voire très grand pour l’époque (1,85 m environ contre 1,60 m pour Marat), yeux et cheveux bruns, traits réguliers, nez moyen, bouche petite, pas une trace de vérole.
On imagine les ressources qu’il lui procure dans les immenses assemblées révolutionnaires où les mauvais orateurs ne se risquent pas deux fois. S’y ajoutent les compétences juridiques : elles lui permettent de reprendre rapidement l’ascension sociale des années 1780, interrompue lors des débuts de la Révolution. Après avoir participé à la révolte des Parlements, et peut-être activement à la prise de la Bastille, Hérault de Séchelles, battu aux élections aux états généraux, prend le chemin de la Suisse, fin 1789. De retour, un an plus tard, il devient juge auprès des tribunaux de Paris, commissaire du roi en Alsace puis au tribunal de cassation, avant d’être élu député à la Législative. Dans un univers politique profondément mouvant, où les positions sont à inventer et où les orientations politiques sont labiles, Hérault siège successivement aux Jacobins, aux Feuillants, sur les bancs de la Gironde, avant de retrouver les Jacobins puis de devenir un proche de Danton dès juillet 1792. Président de la Convention, grâce au soutien de la Montagne, il quitte - opportunément ? - Paris au moment du procès de Louis XVI pour mettre sur pied les structures administratives de la Savoie. À son retour, il entre au Comité de salut public pour participer à la rédaction de la Constitution de 1793 (qui emprunte beaucoup au projet de Condorcet), puis bientôt d’une nouvelle Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, avant d’être chargé de la diplomatie. Isolé socialement et politiquement (Danton ne siège pas au Comité de salut public, Hérault est athée, à l’inverse de Robespierre), pris dans l’élimination des factions, il est finalement arrêté le 15 mars.
C’est ici sans doute que, au-delà des accusations politiques, le corps aristocratique façonné pour le jeu de cour, dont la duplicité est dénoncée dans le rapport de Saint-Just qui entraîne sa condamnation, devient un véritable piège et la beauté le plus sûr chemin vers la guillotine.
Frédérique Matonti Universitaire (CRPS/CNRS-Université Paris-I Panthéon-Sorbonne), auteure de Hérault de Séchelles ou les infortunes de la beauté, éditions la Dispute, 1998.