8 Mai 2009
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La taille "idéale" du futur Grand Paris n'est pas encore fixée. Il faudra bien pourtant en préciser les limites, et doter ce nouveau territoire d'institutions pour l'administrer, de représentants élus pour le gouverner. Pour la majorité des citoyens de ce Grand Paris, c'en sera alors terminé de la "démocratie du sommeil". Ils ne voteront pas seulement là où ils dorment, mais là où ils vivent, travaillent, échangent, circulent, apprennent, se distraient, aiment...
A cette question cruciale de la démocratie s'ajoute celle, tout aussi importante et sous-estimée, des représentations générées par le futur Grand Paris. En effet, n'importe quel territoire est une construction culturelle, un acte d'amour entre des humains et un site, c'est-à-dire d'autres êtres vivants (la faune et la flore), des reliefs et des fleuves et rivières, des couleurs et des senteurs, des climats, des saisons et une histoire, et également une pluralité de mémoires individuelles qui s'entremêlent plus qu'elles ne s'additionnent. De ce fatras hétérogène se bricolent des représentations qui confèrent au territoire sa cohérence et aux habitants leur cohésion.
C'est ainsi que Paris, depuis des siècles, est chanté, filmé, romancé, peint, photographié, poétisé, "pochoirisé", que sais-je encore ? Paris déborde d'images et alimente, en permanence, les imaginaires des créateurs comme ceux des passants.
SENTIMENT D'APPARTENANCE
Le sachant ou non, le citadin met ses pas dans ceux de Villon ou de Baudelaire, parcourt les cheminements des héros balzaciens ou arpente les quartiers des Rougon-Macquart, rejoue une scène de Carné ou de Truffaut, murmure une chanson de Ferré, il "fictionne" sa ville qui, à son tour, "artialise" son existence. Paris joue de ses multiples identités et se plaît à être transfiguré et magnifié par la magie attentionnée des artistes, chacun avec son support, ses techniques, son inventivité. Les banlieues, du moins certaines communes, possèdent également des imaginaires, et l'on associe aisément à tel lieu particulier la scène d'un film, le cadre d'un polar ou d'une BD ou le refrain d'un rap.
Une ou deux villes nouvelles figurent dans des films (d'Eric Rohmer ou de Jean-Pierre Mocky notamment) et les écrits d'Annie Ernaux, par exemple. Le Grand Paris n'a pas encore sécrété un quelconque imaginaire, il reste abstrait et dispersé. En manque de représentation, il peine à mobiliser les esprits, à produire des figures (la concierge, le prolo, le Beur...), à nourrir des récits, à construire des référents voire des utopies... qui cohabitent, se superposent, interfèrent, se renouvellent en d'heureux décalages.
Un territoire n'a de sens, pour ses habitants, que lorsqu'il fait corps avec leur réalité et leur imaginaire, c'est-à-dire qu'il représente ce quelque chose d'indéfinissable, qui exprime si bien leur sentiment d'appartenance. Etre de et non pas uniquement dans tel territoire, telle agglomération, tel pays s'avère une des conditions indispensables aux relations que nouent les humains avec leur terre, tant réelle, physique, que poétique, symbolique, imaginaire.
L'être humain est à la fois situationnel et relationnel, comme le dit Georg Simmel, il est "l'être frontière qui n'a pas de frontière", aussi cherche-t-il le là de son séjour terrestre. Le Grand Paris sera-t-il un "machin" technocratique visant à labéliser "ville globale" la capitale française, une région économique plus performante inscrite dans l'espace numérique, la plaque tournante des flux touristiques internationaux ? Ou bien un lieu accueillant pour une population composite ? Pour ce faire, le Grand Paris doit déclencher bien des rêves et stimuler l'imaginaire collectif. Le pari est loin d'être gagné.
Thierry Paquot est philosophe, professeur des universités, éditeur de la revue "Urbanisme".