15 Mars 2009
Après trente ans de rejet, les projets de tours se multiplient dans l’agglomération parisienne : constructions de tours neuves à la Défense, projets de tours de bureaux dans le Val de Seine, lancement par la ville de Paris d’ateliers pour la construction de tours sur six portes parisiennes. Est-ce un effet de mode ou une réponse adaptée à un besoin urbain contemporain ? Grande hauteur et qualité urbaine : est-ce compatible et à quelles conditions ?
De Babel à Dubaï, la tour est un objet architectural et (parfois) urbain qui a une très longue histoire. Elle est dans la ville un symbole de pouvoir et de domination, dont la destruction peut être un message aussi fort que la construction, comme ce fut le cas le 11 septembre 2001 à New York. Après avoir été durant un millénaire l’expression des pouvoirs féodaux, communaux ou religieux, depuis le début du XXe siècle, elle est essentiellement celle du pouvoir financier, malgré quelques gestes politiques à Moscou ou à Brasilia et quelques tentatives dans le champ de l’habitat social.
La tour, « bâtiment nettement plus haut que large » selon le dictionnaire, peut prendre des formes et des fonctions très diverses comme la tour Saint-Jacques ou la tour Eiffel. Ce qui est en débat aujourd’hui c’est l’immeuble de grande hauteur (IGH). Les récents projets franciliens culminent aux environs de 300 mètres, limite fixée par les servitudes aériennes, mais la course à la hauteur continue dans le monde : la tour Burj Dubaï en cours d’achèvement dépasse les 800 mètres.
Pour beaucoup de Franciliens, ces tours sont synonymes de concentration humaine et d’anonymat.
Les réalisations lancées dans les années 1960 (tour Montparnasse, quartier Italie, etc.), en rupture avec la tradition urbaine parisienne, mal intégrées au tissu urbain et de médiocre qualité, ont largement contribué à cette image négative, même s’il existe des Franciliens qui apprécient de vivre ou de travailler au-dessus de la ville. Dans ces conditions, pourquoi remettre en question le statu quo établi dans les années 1970 qui a tendu un velum au-dessus de Paris et sur presque toute l’agglomération parisienne ?
La compétition internationale des métropoles est évidemment à l’origine de cette interrogation.
La centaine de projets de grande hauteur présentés au dernier Mipim en vue d’attirer les investisseurs vers les grandes villes mondiales ne peut laisser indifférent : l’Île-de-France peut-elle refuser d’entrer dans cette course sans se mettre en marge du développement économique mondial, sans perdre son rang international et sans paraître figée dans son passé ?
Trois types d’arguments conduisent les métropoles à construire en grande hauteur : la rentabilisation du foncier, l’organisation des déplacements et l’image métropolitaine.
Construire en grande hauteur est d’abord un choix économique qui permet de construire des surfaces importantes en consommant un minimum de sol. L’objectif est de fortement densifier un foncier très rare, très cher ou très coûteux à aménager, la grande hauteur permettant de multiplier la surface utile. Les tours sont aussi une solution architecturale pour réaliser dans de bonnes conditions des produits immobiliers recherchés par les entreprises et les investisseurs.
C’est également un choix environnemental. En effet, en se prêtant à de très fortes densités, il peut être moins consommateur d’espaces ouverts, renforçant la compacité urbaine et permettant, en corollaire, de préserver la trame verte. Surtout, il peut favoriser l’usage des transports en commun en concentrant les fonctions génératrices de déplacements au-dessus ou dans le voisinage immédiat des pôles d’échange.
Enfin, la tour est un message de modernité, de richesse et de savoir-faire. Symbole de la métropole mondialisée, elle affiche sa puissance économique. Concentré de technologie et de design, elle est une vitrine de son ambition et de sa capacité d’investissement ou d’innovation.
Ces arguments appellent cependant des interrogations face à la surenchère manifeste des projets métropolitains.
Le gain de charge foncière compense-t-il les coûts de construction et de fonctionnement élevés ? La polarisation des échanges ne peut-elle conduire à la congestion des flux ? La multiplication des tours ne les rend-elle pas banales ? En d’autres termes, aujourd’hui, sait-on construire des tours durables dans une ville durable ?
Dans les quartiers qui font l’objet d’une convention avec l’Anru, la destruction de tours est devenue un acte sacrificiel destiné à exorciser les tares urbaines originelles des grands ensembles d’habitat social. Cette destruction, fortement symbolique, a aussi des motivations objectives qui nous montrent la nature et les conséquences d’un urbanisme non durable avec : au plan économique, un vieillissement prématuré du bâti et des charges de fonctionnement très lourdes ; au plan social, des processus de déqualification, d’exclusion et de précarisation des habitants ; au plan environnemental, des consommations énergétiques et une empreinte écologique excessives.
La première condition de durabilité des tours est évidemment environnementale. Cette question fait aujourd’hui l’objet d’une grande attention de la part des promoteurs qui ont compris l’importance de l’argument en termes d’économie et d’acceptabilité sociale. De ce point de vue, les progrès sont considérables.
À la Défense, par exemple, les projets d’immeubles de grande hauteur de la dernière génération visent des charges énergétiques de 120 kWh/m2/an contre 400 kWh/m2/an pour les tours de la première génération.
Ces résultats sont obtenus par de nombreuses dispositions de génie climatique, jouant sur les formes et les matériaux, sur les systèmes de ventilation, sur l’optimisation de la consommation d’énergie, sur l’exploitation de l’énergie solaire ou éolienne, sur la gestion des eaux, sur la végétalisation, etc. Cependant, bien que « l’énergie grise » consommée pour la construction ne soit pas intégrée dans ce calcul, on est loin de l’objectif de 50 kWh/m2/an proposé par le Grenelle de l’environnement et plus encore des 15 kWh/m2/an d’une Passivhaus allemande.
Par ailleurs, les techniques utilisées, souvent très innovantes, sont aussi très sophistiquées, coûteuses à réaliser, à mettre en oeuvre et surtout fragiles et exigeantes en entretien.
La question de la durabilité économique des tours se pose. Leur efficacité économique est aujourd’hui incontestable puisqu’il s’agit d’une offre immobilière recherchée au niveau international (du moins était-ce le cas jusqu’à la récente crise financière). Elle se place évidemment sur un marché haut de gamme, assez étroit et très concurrentiel.
Mais les coûts de construction et les charges de fonctionnement des tours s’élèvent avec leur hauteur. Aux alentours de 50 mètres de hauteur, les coûts de construction dépassent 2 000 €/m2 contre 1 500 €/m2 pour du bureau ordinaire ; autour de 150 mètres, hauteur considérée comme optimum par les promoteurs-investisseurs, ils dépassent 3 000 €/m2 ; au-delà de 200 mètres de hauteur, les coûts s’envolent, atteignant environ 6 500 €/m2 pour les 300 mètres de la tour Phare à la Défense.
Il en est de même des charges de fonctionnement avec des effets de seuil très marqués. On a montré précédemment que les tours récentes parvenaient à réduire nettement les charges relatives aux consommations énergétiques (froid, chauffage, éclairage). En revanche, il est beaucoup plus difficile de réduire celles liées à la sécurité, à la maintenance et à l’entretien, pour lesquelles l’exigence de qualité est particulièrement forte dans un milieu clos et densément occupé.
Il faut également rappeler l’évolution rapide des besoins des entreprises qui appelle des modifications et des améliorations fréquentes de leurs locaux. Certaines sont prévisibles et peuvent être anticipées lors de la construction. D’autres sont totalement imprévisibles et obligent à des travaux d’aménagement lourds pour remettre les tours au goût du jour.
L’exemple de la Défense montre que, parmi les tours construites avant 1985, cinq tours sur six ont déjà fait l’objet d’une réhabilitation.
Le niveau élevé de ces charges et les coûts de requalification des bâtiments sont parmi les facteurs qui ont contribué à l’image négative des tours d’habitations.
Notons que les charges de copropriété des logements situés dans des immeubles de grande hauteur à Paris sont en moyenne deux fois plus importantes que la moyenne parisienne, soit près de 50 €/m2/an contre 24 €/m2/an.
Aujourd’hui, des programmes de tours jouent pourtant la diversité et la mixité sociale en associant dans le même immeuble de grande hauteur diverses fonctions (bureaux, commerces, hôtellerie, logements) et en jouant sur la péréquation des charges foncières pour diversifier la nature des logements.
Cependant, le niveau élevé des coûts de construction et des charges de fonctionnement limite fortement l’exercice et conduit à nettement privilégier les surfaces immobilières de haut standing.
Si, comme c’est le cas à Shanghaï, le passage à la grande hauteur se fait au prix de l’expulsion vers la périphérie des populations les plus modestes, on doit s’interroger sur le bénéfice social et environnemental de cette stratégie.
Par ailleurs, les problématiques de sécurité imposent des cloisonnements qui conduisent à une juxtaposition ou un empilement des fonctions et des catégories sociales plutôt qu’à une véritable cohabitation et rendent un peu illusoire la mixité qui est affichée.
La durabilité des villes n’est pas seulement une question économique, elle dépend aussi de leur qualité urbaine en tant qu’espace de la vie sociale.
La construction de tours est-elle compatible avec l’insertion et la cohésion urbaine ?
Des villes comme New York ou Vancouver démontrent que la grande hauteur peut se concilier avec une ville ouverte, attractive et vivante, a contrario des expériences parisiennes qui, en implantant des tours ou des groupes de tours rompant trop brutalement avec la trame urbaine traditionnelle et faute de solution de continuité, ont constitué des enclaves mal insérées, dont la greffe n’a pas su prendre.
La qualité urbaine de Manhattan vient de l’articulation de ses gratte-ciel avec l’espace public, de la lisibilité de sa trame viaire et de la perméabilité de ses rez-de-chaussée.
Inversement, une mauvaise articulation de la tour à son environnement urbain est presque toujours à l’origine de son rejet.
La qualité du traitement du pied de la tour, c’est-à-dire son enracinement dans la ville, est un facteur primordial d’intégration urbaine qui impacte l’ensemble du quartier où elle s’implante. Ce traitement peut prendre des formes très différentes selon que la tour est isolée, comme à Montparnasse, associée à d’autres comme dans le quartier d’affaires de la Défense ou banalisée comme à New York, mais il exige toujours un effort exceptionnel dans la conception et la gestion des espaces ouverts au public.
La tour, par nature et par vocation, est un objet architectural très prégnant dans le paysage urbain. Cela est particulièrement vrai en Île-de-France où le site naturel n’offre pas de dénivelé excédant 200 mètres. La butte Montmartre, qui domine Paris, n’est qu’à une centaine de mètres au-dessus de la Seine.
La construction de tours modifie donc considérablement le paysage et la silhouette de la ville. Dans les années 1970, l’apparition aléatoire d’immeubles de grande hauteur dans cette silhouette parisienne a conduit à leur interdiction totale.
Aujourd’hui, nul ne souhaite la «bruxellisation » de Paris, c’est-à-dire la poussée de tours au hasard des opportunités foncières et immobilières. Mais faut-il pour autant refuser partout toute construction de grande hauteur ?
La tour Eiffel est le symbole de Paris, capitale touristique du monde. La tour Montparnasse elle-même, qui n’est pas un modèle de créativité architecturale, a trouvé sa place en signalant l’un des principaux lieux de centralité parisienne.
À côté de ces monuments qui jalonnent la ville, la silhouette que constituent les soixante et onze tours de la Défense participe de ce paysage parisien et dialogue avec la butte de l’Étoile, Montmartre ou la montagne Sainte-Geneviève. Elle participe à sa lisibilité, à son identité et signale sa puissance économique.
En revanche, multiplier sans précaution des tours conduirait progressivement à enlever toute signification à ces gestes architecturaux et à banaliser le grand paysage de Paris et du coeur de l’Île-de-France.
Il y a trois manières d’insérer les tours dans la ville :
Il n’est pas question d’en faire le gabarit ordinaire de l’agglomération parisienne, mais les deux autres manières y sont présentes et restent envisageables pour l’avenir. Encore faudrat-il en maîtriser l’usage à l’échelle du grand paysage, ce qui suppose de disposer des outils de simulation permettant d’avoir une vision de l’impact paysager des projets, mais aussi d’un lieu de décision collectif qui évitera la multiplication désordonnée des initiatives communales.
L’immeuble de grande hauteur est donc un ingrédient urbain à utiliser en pensant à la ville et à son usage. Cela doit nous conduire à ne plus le considérer seulement comme un monument d’architecture ou un produit immobilier d’exception, mais comme un élément constitutif de la ville qui doit participer à son projet urbain.
Au moment où s’agite le débat sur le Grand Paris, n’est-il pas temps de resituer dans une vision partagée de l’armature urbaine et du grand paysage les multiples projets de Paris et des communes qui l’entourent, afin de concevoir une silhouette urbaine séduisante, cohérente et lisible, qui permettra à Paris et à l’Île-de-France de redevenir, comme au début du siècle précédent, un modèle de métropole associant identité, modernité et qualité de vie ?
Le débat mérite en tout cas d’être poursuivi, approfondi et éclairé, à moins que la tempête financière, qui s’est levée au milieu des tours de Wall Street, ne ramène les métropoles à des ambitions plus modestes !