20 Juillet 2024
Non, c’était impossible. Idéologiquement, c’était important d’affirmer cette victoire, parce que le peuple de gauche la réclame, même s’il ne l’attendait pas. La gauche ne peut pas perdre la face et laisser le « point » à Emmanuel Macron. Préempter la victoire, c’est acter que la gauche progresse, qu’elle peut gagner à terme, qu’elle donne un espoir alors qu’un désespoir règne. La gauche sociale et électorale a essuyé tellement de défaites…
Mais la suite, on le constate, est très compliquée. D’un certain point de vue, on peut dire que Jean-Luc Mélenchon [le leader de La France insoumise, LFI] a « cornérisé » la gauche, même si c’était surtout une manière de mettre d’emblée la pression sur le Parti socialiste [PS]. Désormais, ce « on a gagné » est à prendre ou à laisser. Jean-Luc Mélenchon est le maître des horloges. Il dicte le tempo. Il a réagi très vite, à 20 h 03, au soir du second tour des législatives, mais il y a une forme d’irresponsabilité puisque les difficultés n’ont pas été anticipées.
Il n’est pas évident de revendiquer une victoire dont on n’assume pas, par ailleurs, les conséquences et dont on n’a pas trouvé la méthode, non plus, pour assurer un débouché.
Les élections législatives ont été marquées par l’irruption salutaire de la société civile de gauche. Or, les négociations actuelles marquent un retour au jeu partisan et aux logiques d’appareil. Au risque de décevoir ce « peuple » de gauche, plus unitaire que les organisations, et qui ne comprend pas ces désaccords. La gauche a adopté la même stratégie qu’après la dissolution de l’Assemblée nationale, le 9 juin : annoncer vite l’union pour la rendre irréversible et se forcer à conclure. Mais là, ça coince, et la gauche a peut-être fauté par précipitation : mais avait-elle le choix, puisqu’il fallait accréditer la « victoire » de son camp ?
D’abord parce que le rapport de force à gauche a changé. Le PS est moins fragile. Le groupe socialiste à l’Assemblée nationale a beaucoup progressé tandis que celui de LFI a stagné. Ensuite, parce qu’il n’y a qu’un seul poste de premier ministre alors qu’il y a 577 circonscriptions… C’est la même difficulté, au fond, que pour produire un candidat unique à la présidentielle.
Il y a, enfin, des doutes sur la méthode de désignation à adopter. Ne faut-il faire voter que les députés ? Ou associer les sénateurs, alors que les « insoumis » n’en ont pas ? Se fonder sur le poids des groupes à l’Assemblée nationale ? Sur le score aux européennes ? Sur les scores de la présidentielle de 2022 ? Il n’y a pas d’étalon de jugement et de négociation faisant consensus et autorité. Il est donc normal que le processus mette du temps à se décanter. Le plus étonnant eut été que ça aille vite.
La séquence révèle le cœur des désaccords stratégiques à gauche : avec qui gouverne-t-on ? Comment ? Pour quoi faire ? Ces questions ne sont pas tranchées car la perspective de l’exercice du pouvoir s’était de fait éloignée ces dernières années : d’où l’impréparation de la gauche sur ces questions.
Chaque force ne joue pas de la même manière la prochaine étape. Le PS rejoue son statut de parti à l’éthique de responsabilité. Il n’imagine pas un gouvernement viable sans un profil de premier ministre « apaisé », ce qui, à mon avis, ne suffira même pas.
LFI joue le jeu de l’unité, mais à ses conditions, et le parti est d’autant plus enclin à ne rien lâcher qu’il sait, à juste titre, que ce gouvernement, s’il existe, aura une durée de vie limitée. Et qu’il faut, comme on le disait sous la IVe République, « tomber à gauche », c’est-à-dire perdre avec honneur. Jean-Luc Mélenchon veut créer une dramaturgie de l’échec à gauche : tomber sans sacrifier la pureté idéologique, afin de prendre date pour la suite.
On a l’impression, effectivement, qu’ils attendent pour ce faire des conditions qui paraissent impossibles à réunir. C’est l’unité, mais à leurs conditions, ou bien le chaos, la crise de régime. Ils veulent pousser Emmanuel Macron à la démission. Pourquoi pas…
Mais la route pour y parvenir n’est pas très claire. Jean-Luc Mélenchon continue à penser à l’élection présidentielle de 2027. N’oublions pas que toute la construction politique de LFI est appuyée sur la présidentielle : c’est-à-dire tordre la main aux électeurs de gauche pour imposer le leader « insoumis » comme seule option et arriver au second tour face à Marine Le Pen. Jean-Luc Mélenchon continue de penser que la présidentielle est la matrice de la vie politique française.
C’est peut-être une erreur de jugement : une « reparlementarisation » est à l’œuvre. En tout cas, cette stratégie est fondée sur le maintien d’un leadership de LFI sur la gauche, sauf que celle-ci est en train de vaciller. Déjà, les « insoumis » insoumis [Clémentine Autain, François Ruffin, Alexis Corbière…] ont fait sécession. Jean-Luc Mélenchon veut aussi pousser le PS à la faute, d’autant qu’une partie des socialistes verraient d’un bon œil une recomposition au centre gauche. Pour l’instant, elle semble impossible. Les macronistes de gauche n’ont pas réussi à créer un groupe autour de Sacha Houlié [député de la Vienne ayant annoncé, le 10 juillet, qu’il ne siégerait pas avec le groupe de Renaissance à l’Assemblée nationale], mais « la poutre travaille encore », et le jeu parlementaire reste ouvert.
Olivier Faure, le premier secrétaire du PS, reste calé dans la roue de LFI, car Jean-Luc Mélenchon veut pousser le PS à la faute. Or ce parti a besoin de LFI pour s’ancrer à gauche. Le PS colle donc à LFI pour ne pas lui laisser un trop grand espace. Tout le monde veut garder le totem de la pureté. Le PS ne veut surtout pas susciter un procès en trahison alors même qu’il a restauré sa légitimité de gauche. Seule l’adoption du scrutin proportionnel peut libérer à terme le PS de LFI.
Les Ecologistes doivent beaucoup à LFI aussi : le maintien de leurs circonscriptions dépend d’eux. Ils auraient pu être une solution de compromis mais ils ont très peu de dirigeants crédibles. Conclusion : les écologistes et les socialistes apparaissent encore fortement attachés à une force, LFI, et à un leader, Jean-Luc Mélenchon, très disqualifiés dans l’opinion.
Si la gauche tient à son unité, elle ne peut pas gouverner. Mais cette unité est-elle une fin en soi ? Plus la gauche tarde à se mettre d’accord sur un dispositif gouvernemental, plus la victoire symbolique fragile du second tour va s’émousser. Et il faudra justifier cet échec.
Si on dézoome, on voit que l’alliance à gauche ne fonctionne que quand elle est défensive. La Nouvelle Union populaire, écologique et sociale et le NFP ont été conclus très rapidement, pour lutter contre le Rassemblement national et, surtout, sauver les circonscriptions et les groupes parlementaires. Parce qu’il ne faut jamais oublier que les quatre partis de l’alliance à gauche sont des organisations de professionnels de la politique. Au-delà, l’union achoppe, car ses contradictions deviennent insolubles.
L’élection de Yaël Braun-Pivet à la présidence de l’Assemblée nationale, jeudi, est un mauvais signe pour la gauche. Son incapacité à produire un premier ministre va alimenter le narratif du pouvoir sur « la gauche n’est pas majoritaire ».