Il a fait renaître, à gauche, un espoir qui semblait enseveli pour de longues décennies : celui de la voir gouverner pour changer, si peu que ce soit, la qualité de la vie des gens et celle des plus défavorisés. Et, toutes proportions gardées, il a rassuré celles et ceux qui, dans le camp des «centristes» et de la droite, pensaient que les «raisonnables» avaient définitivement perdu la main.
Au terme du suspense, l’élection a fait émerger trois blocs de force à peu près égale dont tout laisse à penser qu’ils n’accepteront jamais de s’associer (en totalité ou par fractions) ou de se sacrifier afin de «servir les intérêts supérieurs de la nation». En somme, le regain de civisme des citoyens a rendu son verdict, véridique : le pays est ingouvernable dans les structures de pouvoir héritées de la Ve République. Et au lieu de le déplorer, pourquoi pas nous s’en réjouir.
Le résultat a immédiatement fait émerger une idée largement partagée ces derniers jours : le Parlement est redevenu le centre de la vie politique française. Certains le voient déjà comme l’arène au sein de laquelle la confrontation entre plusieurs manières d’envisager l’organisation de la société, la production et la distribution des richesses et la tonalité des relations sociales va enfin se dérouler à l’air libre, sans être phagocytée par l’autorité de partis qui ont trop longtemps cadenassé la parole et continuent à s’agiter comme s’ils étaient encore dans un système majoritaire. Témoin de cet entêtement à croire que ce jeu est encore de saison : la question obsessionnelle, dans tous les partis, de savoir qui sera Premier ministre et dirigera un gouvernement mettant en œuvre un programme qui viendra satisfaire les souhaits de la population.
Fonder les institutions de la démocratie sur de nouvelles bases
Cette quête est irréelle. Chacun sait que les antagonismes qui se sont ossifiés durant les années Macron interdisent toute coalition. En l’entretenant, le personnel politique tous bords confondus manifeste son aversion pour l’inconnu : il lui faut absolument faire rentrer les choses dans l’ordre auquel ils s’étaient accoutumés et qui était censé préserver le pays de l’instabilité et du chaos. Tout à ses petites affaires, il oublie simplement (ou feint d’ignorer) que cet ordre vient de se dérober sous ses pieds.
On peut rêver debout, rester dans le déni ou dresser des plans sur une autre comète, mais un réalisme minimal commande d’admettre que la situation est vouée à rester totalement figée. Le bloc d’extrême droite est, par construction, exclu de toute alliance ou de toute coalition. Le bloc des gauches n’a aucune intention de se disloquer et de négocier des compromis avec les serviteurs d’un pouvoir sortant disqualifié par les innombrables entorses qu’il a commises au droit, à la démocratie et à la justice. Et le bloc qui se dit «central» s’est rendu prisonnier de ses imprécations farfelues contre ce que ses dirigeants se sont obstinés à qualifier d’ «extrême gauche» dangereuse en prononçant des exclusives définitives à son endroit (même s’ils ont très largement accueilli et bénéficié de son soutien avec le «front républicain»).
En l’état actuel des rapports de force, l’ingouvernabilité de la France est avérée (et même la démission du Président n’y fera rien). Ce qu’elle révèle est l’obligation d’en finir avec un régime confectionné pour qu’un pouvoir puisse affronter la fin de la guerre en Algérie et assurer un processus de décolonisation sans être à la merci de ses opposants. Combien de temps va-t-il falloir pour que les politiques admettent que les conditions historiques dans lesquelles la Constitution de la Ve République a été rédigée sont caduques, et de remiser cette architecture obsolète dans les livres d’histoire, afin de fonder les institutions de la démocratie sur de nouvelles bases ?
Et si beaucoup de voix lucides s’élèvent pour prendre acte de cette nécessité ou l’appeler publiquement de leurs vœux (celles de Benoît Payan, de Nicolas Rousselier, de Dominique Rousseau, d’Hugo Boursier, de Marie-Anne Cohendet par exemple), elles ne semblent pas être entendues de celles et ceux qui continuent à jouer dans la cour d’école de la République. Or il faut maintenant entrer dans la cour des grands.
Il lui faut se déprendre d’habitudes et de conduites stéréotypées
Le fait que la France soit devenue ingouvernable n’a rien de grave, surtout quand on pense à la manière dont elle a été dirigée depuis sept ans. Cette situation a une vertu : elle contraint la vie politique à se résigner à entamer une cure de désintoxication. Il lui faut se déprendre d’habitudes et de conduites stéréotypées qui lui ont été inoculées par un demi-siècle de pratiques façonnées par la prééminence absolue du président et les routines d’inféodation et de conformisme qui lui sont associées.
Sortir de cette addiction est, bien sûr, un processus long, périlleux et chaotique, fait de soubresauts et de rechutes. Mais tous les anciens toxicomanes vous le diront : avec une bonne dose de tolérance, de bienveillance et de volonté, on parvient toujours à se défaire des plus mauvais travers. Toute la question est de savoir si ces belles dispositions ont cours dans le domaine de la politique.
Si le Président voulait vraiment se rendre utile dans cette période troublée, et si d’aventure il souhaitait laisser une trace un peu plus glorieuse de son passage à la tête de l’Etat, il pourrait anticiper la crise de régime qui s’annonce en prenant une initiative salvatrice : déclencher un processus référendaire visant à doter la France d’une nouvelle Constitution.
Au lieu de se distraire en campant sur une ligne ouvertement antidémocratique et en rédigeant des missives venues d’une autre galaxie, il se grandirait en invitant le corps politique et les citoyens concernés par les affaires publiques à s’engager dans une tâche plus exigeante : alimenter le débat public de propositions afin d’inventer un système institutionnel qui laisse l’intelligence collective se déployer librement.
Le personnel politique, et le Président le premier, doit tirer la leçon positive de l’ingouvernabilité du pays. Au lieu de s’écharper de façon délirante en se délectant de cette situation toxique, ce petit monde serait mieux avisé d’œuvrer à la transformation durable des règles de la conversation démocratique. Combien d’épreuves et de convulsions lui faudra-t-il endurer pour y consentir ? Il est urgent de se demander comment nous, citoyens ordinaires, pourrions l’aider à accélérer sa désaccoutumance de l’ivresse de son pouvoir.