Nathalie Baye, Carole Bouquet, Jacques Weber, Pierre Richard ou encore Gérard Darmon... Autant d'actrices et d'acteurs qui figurent parmi la cinquantaine d'artistes signataires d'une tribune de soutien intitulée "N'effacez pas Gérard Depardieu", publiée lundi 25 décembre dans Le Figaro. Ils s'expriment quelques jours après qu'Emmanuel Macron a pris la défense de l'acteur, mis en examen pour viols et agressions sexuelles depuis 2020, par des mots qui ont suscité la critique.
Le comédien est de nouveau au cœur de la polémique depuis la diffusion, le 7 décembre sur France 2, d'un numéro du magazine "Complément d'enquête", dans lequel on voit et on entend l'acteur tenir des propos obscènes à l'égard des femmes, ainsi que d'une fillette dans un haras, en Corée du Nord, en 2018. "Gérard Depardieu est probablement le plus grand des acteurs. Le dernier monstre sacré du cinéma", écrivent notamment les signataires de la tribune, qui dénoncent un "lynchage qui s'abat sur lui".
Comment expliquer un tel soutien d'une partie du milieu culturel français, malgré le retentissement causé par le mouvement #MeToo ? Franceinfo a interrogé Bérénice Hamidi, enseignante-chercheuse et professeure en esthétiques et politiques des arts vivants à l'université Lumière Lyon 2, pour comprendre la lente prise de conscience, voire son absence, dans le septième art en France.
Franceinfo : La vague #MeToo, qui a donné lieu à un mouvement de prise de parole publique des victimes de violences sexistes et sexuelles, est venue du monde du cinéma américain. Mais en France, ce milieu semble montrer des signes de surdité. Est-ce une spécificité de notre pays ?
Bérénice Hamidi : Oui, il y a une volonté de couvrir les voix des victimes par d'autres, dotées d'un fort écho médiatique, qui démentent et discréditent ces paroles. Que le mouvement #MeToo vienne du cinéma n'est pas anodin. C'est un milieu exposé aux violences sexistes et sexuelles, parce que ce sont des métiers précaires, parce que tout au long de la carrière la sélection repose sur des logiques de séduction, parce que la frontière entre vie privée et vie professionnelle est floue, tout comme la frontière entre réalité et fiction.
Mais il y a une véritable exception culturelle du cinéma français, qui refuse de considérer les actes commis par des artistes comme des violences et de les condamner. C'est dit explicitement dans la tribune ou dans le discours du président de la République : Gérard Depardieu ne saurait être traité comme un homme ordinaire parce qu'il a du talent.
"L'échelle de valeur est claire : la vie des femmes qui se disent victimes de l'homme Depardieu ne vaut rien en comparaison de ce que vaut Depardieu l'artiste, et dénoncer les actes de cette personne, c'est attaquer l'art."
Bérénice Hamidi, enseignante-chercheuse à l'université Lumière Lyon 2à franceinfo
Selon cette conception, les lois ordinaires ne s'appliquent pas aux artistes. Notre conception de l'art est encore très marquée par la figure de l'artiste maudit héritée du XIXe siècle et par l'idée que créer supposerait de transgresser les lois ordinaires auxquelles est soumis le commun des mortels, de se connecter aux forces obscures, et donc impliquerait forcément souffrance et violence. D'où ce régime d'exception : cette impunité n'existe qu'en France. Cette croyance naïve qu'il faudrait détruire ou se détruire pour faire un chef-d'œuvre ou être un génie est un des socles de la culture du viol à la française.
Que révèlent, selon vous, ces soutiens apportés à Gérard Depardieu ?
Cette tribune peut se lire comme un mécanisme de défense collectif qui part d'un sentiment de culpabilité. Toutes les personnes témoins du comportement de Gérard Depardieu savent, au fond d'elles-mêmes, qu'elles ont été complices. L'actrice Anouk Grinberg a récemment déclaré que Gérard Depardieu était "un des monstres sacrés du cinéma", ce qui "l'a autorisé à devenir monstre tout court". Mais il ne s'est pas autorisé tout seul. La responsabilité des personnes qui ont laissé proliférer son sentiment de toute-puissance est immense : ce sont elles qui ont créé le monstre. Certains ont laissé faire par lâcheté, d'autres se défendent ou défendent à travers Depardieu des proches qui se sont comportés de façon similaire.
N'est-ce pas également l'expression d'une lutte de classes ?
Effectivement, on sent des mécanismes d'alliance de classe. C'était déjà le cas pour l'affaire Roman Polanski. Quand, il y a quelques années, Fanny Ardant avait dit qu'elle suivrait le cinéaste jusqu'à l'échafaud, on a un peu l'impression de voir un inconscient à ciel ouvert ! Elle ne se vit pas comme une femme mais comme Marie-Antoinette, d'où son absence d'empathie pour des femmes dominées socialement.
Quant à l'actrice Carole Bouquet, elle affirme qu'il est "incapable de faire du mal à une femme", car elle a vécu dix ans avec lui. Mais ce n'est pas parce qu'elle n'a pas vu une face de sa personnalité qu'il ne l'a pas. Quand elle ou d'autres disent : "C'est Gérard", cette formule désigne aussi un être de fiction. "Gérard", ce n'est pas une personne, c'est le colonel Chabert, Cyrano de Bergerac...
Dans l'expression "ça va, c'est Gérard", on retrouve l'argument classique de la "séduction à la française" qui confond tristement séduction et agression. On entend aussi une piètre façon de maquiller en défense d'un humour graveleux la peur de déplaire à un homme de pouvoir. Mais on entend surtout l'impunité et même l'immunité spécifique dont jouissent les artistes qui commettent des violences sexuelles. Cela s'explique par le fait qu'ils ne sont pas considérés comme des personnes mais comme des êtres plus grands que nature, presque des personnages de fiction. On ne peut pas lui appliquer la loi ordinaire des hommes, il a en quelque sorte une immunité absolue. Il bénéficie de la peur, dont bénéficient tous les hommes de pouvoir.
Les signataires de la tribune écrivent : "Se priver de cet immense acteur serait un drame, une défaite. La mort de l'art. La nôtre." Y voyez-vous une volonté de "séparer l'homme de l'artiste" ?
Après la diffusion de "Complément d'enquête", certains ont voulu croire que les images étaient fausses, parce qu'il leur était tout de même insupportable que Gérard Depardieu ait bel et bien sexualisé une fillette de 11 ans. Il a été prouvé que les images sont authentiques, alors ils passent à l'argument infondé de la présomption d'innocence, de l'art et de la séduction, quand ce qu'ils défendent, c'est la liberté des puissants d'écraser les plus faibles et la liberté des hommes d'humilier verbalement et de détruire psychologiquement, voire physiquement les femmes, sur les plateaux, en coulisses, dans les œuvres.
Heureusement, des voix s'élèvent, comme celles des actrices Adèle Haenel, Judith Godrèche, Anouk Grinberg ou, à sa manière, Isabelle Adjani. Ecoutons-les. Le monde qu'elles portent est bien plus lumineux et désirable.