27 Novembre 2023
Barbara Cassin " Hier, c'était mieux demain"
Extrait《Pourtant, en parlant avec Jean Birnbaum, ce qui m’est venu pour dire la nostalgie aujourd’hui, c’est cette drôle de phrase, qui vient bousculer le temps encore davantage : « Hier, c’était mieux demain. » Hier, on pouvait encore croire à demain. Et c’est de cela, précisément, que j’ai aujourd’hui la nostalgie. L’avenir hier, l’avenir d’hier, on croyait, je croyais, que ce serait mieux, que ça ne pourrait être que mieux, plus libre, plus intelligent, plus partageable que l’aujourd’hui d’hier. On croyait peut-être au progrès, par exemple celui de la science, des arts, de la sagesse, de l’humanité. Mais, surtout, on croyait au « plus jamais ça ». Hier, ce serait, ce sera mieux, puisque plus jamais ça, plus jamais l’horreur, de la Shoah, d’Hiroshima, des guerres coloniales, etc. Et nous-qui-nous ? (ces tirets interrogatifs sont encore une expression de désarroi), nous pouvions croire désarmer les et cetera grâce au lent mais irréversible mouvement d’émancipation des peuples et des femmes. L’avenir souriait, on y croyait, j’y croyais comme tout le monde, soixante-huitarde heureuse, maîtresse de mon corps et capable de gagner à peu près librement ma vie ici et maintenant tout en allant voir ailleurs.
Entre Mallarmé et Char
J’ai la nostalgie de cet hier où je pouvais croire que ce serait mieux demain. Elle n’a pas grand-chose à voir avec la nostalgie de tous ceux qui pensent que c’était mieux avant. Toute ma vie, j’ai cru en demain parce que tous les matins, même les pires, j’ai pensé qu’aujourd’hui était « vierge, vivace et bel », et que le soleil se lève toujours glorieux et inattendu. Mais voilà qu’aujourd’hui, cet aujourd’hui d’aujourd’hui (est-ce l’âge que j’ai ou l’époque qu’on vit, ou les deux ?), c’est une autre phrase qui se lève en moi le matin : « Des yeux purs dans les bois cherchent en pleurant la tête habitable. » C’est entre ces deux phrases, de Mallarmé et de Char, que j’étouffe d’écrire la nostalgie. Parce qu’il y a des milliers d’Ulysse morts en Méditerranée, parce que personne ne sait plus qui peut accueillir ni comment, parce que la guerre et ses morts indistinctes, ou distinctes seulement par leur atrocité, sont partout, et même parce que l’écoanxiété, avec son aura de dépendance capitalistique, nous gagne pour de bon. On va dans le mur, mais on a allumé les phares, disait il y a plus de vingt ans, donc hier déjà, un directeur du CNRS.
Aujourd’hui, on est moins sûr que ce sera mieux demain. C’est hier que c’était mieux demain, et c’est de cet hier d’espoir que j’ai la nostalgie. Voilà qu’hier c’était mieux demain. Mais alors, qu’est-ce qui reste « en avant » ? La poésie, qui ne rythmera plus l’action ? Vous y croyez, vous ?》