25 Mars 2023
Dans Libération
Myriam Revault d’Allonnes, philosophe «Après avoir voté, Les citoyens ne cessent pas pour autant d’exercer leur capacité politique»
«Selon Emmanuel Macron, "l’émeute ne l’emporte pas sur les représentants du peuple, et la foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime souverain à travers ses élus". Car la capacité politique ne procède pas d’une multitude en proie à la violence de ses passions aveugles : elle revient à ceux à qui le peuple a choisi de déléguer son pouvoir, autrement dit d’agir à sa place. Ces propos reprennent un leitmotiv classique : celui qui oppose la légitimité procédurale, issue du verdict des urnes à sa contestation (illégitime) par la rue. "Ce n’est pas la rue qui gouverne", disait déjà Jean-Pierre Raffarin.
«Ce face-à-face schématique est en réalité le reflet d’une conception appauvrie de la représentation et de la démocratie. La représentation électorale n’est pas un simple transfert qui remet la volonté des citoyens entre les mains de leurs élus. Une fois que les citoyens ont voté, ils ne cessent pas pour autant d’exercer leur capacité politique. C’est la caractéristique des régimes dits "illibéraux" que de mettre la puissance d’agir des citoyens à la disposition des chefs qu’ils ont désignés. Dans une démocratie digne de ce nom, la liberté de l’opinion publique implique le droit des gouvernés à exprimer à tout moment leurs opinions politiques et leurs protestations : ils disposent ainsi d’un moyen d’action et de pression sur les gouvernants. Benjamin Constant, qu’on ne saurait soupçonner d’être tenté par le chaos politique et le désordre social, insistait sur la nécessité d’une "surveillance active et constante" exercée par le peuple sur ses représentants en dehors du suffrage (De la liberté des anciens comparée à celle des modernes). Mais tout n’est pas qu’affaire de procédure : la démocratie, au sens plein du terme, implique aussi que les citoyens se représentent et s’éprouvent comme des sujets politiques afin de disposer véritablement de cette force alternative. A cet égard, le mouvement social actuel lui redonne une épaisseur, une chair qu’on croyait perdue depuis bien longtemps.
«A travers cette dichotomie entre la foule émeutière et la représentation électorale policée, s’énonce aussi le refus délibéré de prendre en compte la dimension de la citoyenneté sociale inséparable de la citoyenneté politique : à savoir "le fait de pouvoir disposer d’un minimum de ressources et de droits indispensables pour s’assurer une certaine indépendance sociale" (Robert Castel). C’est à cette dimension que sont attachés la liberté syndicale, le droit de grève, la détermination collective des conditions de travail, l’accès de tous à la santé et à l’éducation. Et c’est sa préservation qui se joue, tout autant que celle de la démocratie politique, dans la contestation actuelle de la réforme des retraites. En témoignent le retour en force et la cohésion du mouvement syndical.
«On voit bien que, face à la vision comptable, appauvrie et décharnée d’un monde réduit à un ensemble d’égoïsmes concurrentiels, se développe de tous côtés une véritable prise de conscience des enjeux et de la valeur de l’existence démocratique. La défense des corporatismes et le maintien des avantages acquis tiennent peu de place dans les mobilisations actuelles : elles mettent l’exigence de "justice" au cœur de leurs préoccupations, elles font droit à des interrogations fondamentales sur la possibilité de travailler autrement, le sens du travail, la place qu’il prend dans une vie. Elles laissent entrevoir une sortie hors de l’apathie politique et c’est une raison suffisante pour ne pas désespérer, même si, à court terme, nous ne voyons pas encore d’issue.»