25 Juillet 2022
💥Des travaux sur la montagne Sainte-Geneviève ? Un gigantesque projet immobilier à Paris passé sous silence »
Financée par LVMH, la rénovation de l’ancienne Ecole polytechnique, au cœur de la capitale, illustre la marchandisation croissante du domaine public, dénonce dans une tribune au « Monde » l’ingénieur en chef des Mines, Alexandre Moatti.
AParis, au cœur du Quartier latin, sur la montagne Sainte-Geneviève, s’engage en silence un gigantesque projet immobilier, qui pose des questions fort intéressantes sur la dévolution du domaine public (ici, l’ancienne Ecole polytechnique) à des sociétés privées (ici, LVMH), et sur les nouveaux modes de « gouvernance » des établissements publics. Il s’agit de rénover le célèbre fronton (classé monument historique), et les bâtiments attenants, de l’entrée rue Descartes de l’ancienne Ecole polytechnique (1805-1975).
Ces travaux, nécessaires et initialement prévus sur des fonds publics pour un montant raisonnable de 1,5 million d’euros, se sont transformés, chemin faisant, et appétence immobilière aidant, avec l’apparition d’un « mécène » privé : c’est devenu à présent un projet pharaonique de 30 millions d’euros, avec excavation de trois niveaux de sous-sol et couverture d’une cour arborée, entièrement financé par LVMH, groupe dirigé par l’ancien polytechnicien Bernard Arnault.
Depuis le changement de gouvernance à Polytechnique, en mars 2013, avec la nomination d’un président exécutif issu du privé, Jacques Biot (2013-2018), consultant indépendant, puis d’Eric Labaye, issu de McKinsey, et l’injonction faite par les pouvoirs publics à la recherche tous azimuts de fonds privés pour le fonctionnement des institutions, un certain nombre de projets immobiliers ont fleuri.
Domaine public académique et emprise privée
A Palaiseau (lieu d’implantation de Polytechnique depuis 1976), le projet de construction d’un bâtiment de TotalEnergies en plein cœur du campus académique a été abandonné, à la suite de la mobilisation des jeunes élèves et d’anciens élèves : loin de s’opposer aux entreprises en général, ni à celle-ci en particulier, ceux-ci défendaient simplement le maintien d’une d’une frontière nette entre domaine public académique et emprise privée.
Le projet LVMH-Descartes est plus étonnant encore quand on l’analyse. Tout semble en apparence légal, mais est facilité par de nombreux changements dans les mentalités et les pratiques, qui vont tous dans le sens d’une dévolution de plus en plus lâche du domaine public aux entreprises privées.
Par exemple, le permis de construire, accordé à l’Ecole polytechnique fin 2019 a été transféré à LVMH : l’Etat et ses établissements publics vont même jusqu’à abandonner ainsi leur maîtrise d’ouvrage au privé. De quoi faciliter néanmoins le dialogue avec les commerçants (cafés-restaurants) possiblement impactés par le chantier. La Ville de Paris n’est pas en reste.
Une cour arborée EPV rasée puis… retrouvée
Sur le fond, personne ne semble étonné, du point de vue économique et du bilan carbone global, par l’idée d’excaver trois niveaux de sous-sol sous 1 000 m² de surface, au droit d’un bâtiment classé et d’une des placettes les plus exiguës de Paris, avec accès en forte pente (soit 10 000 m3 de terre, belle noria de camions en perspective : trois par jour pendant un an).
Par ailleurs, que la cour arborée (classée « Espace vert prioritaire », EVP) soit rasée et recouverte d’une verrière ne choque pas la direction des espaces verts de la Ville, car un autre jardin derrière (qui n’a rien à voir avec le projet) sera requalifié en EVP. On rase des arbres et on perd en espace vert effectif, mais on gagne en EVP, donc tout est dans l’ordre : merveille bureaucratique.
A moins que cela n’en dise long sur les liens très étroits existant depuis quelques années entre la municipalité parisienne et le groupe LVMH. Quartier latin : silence, on creuse. A ce propos, on peut se demander, plus fondamentalement : pourquoi LVMH ? Ce mécénat serait-il totalement désintéressé ? On ne peut exclure que, si le projet est mené à son terme, des défilés de mode et autres manifestations commerciales aient lieu dans cet univers académique en plein Quartier latin (imaginez la même chose à l’ENS, rue d’Ulm, un peu plus haut !).
Une tactique de noyautage des structures publiques
Pour qui s’intéresse à l’histoire de cesite, c’est bis repetita : en 1974, Valéry Giscard d’Estaing, polytechnicien, met fin à un projet de promotion immobilière sur le site (qui était en train de se libérer, l’X partant à Palaiseau), envisagé par le pompidolisme bâtisseur, et mené là aussi par d’anciens polytechniciens fort intéressés, comme Ambroise Roux (groupe CGE). Amusant retour des choses.
A l’époque, l’association des anciens élèves de l’X (AX) s’était elle aussi mobilisée contre ces projets immobiliers. Aucun risque de ce côté-là de nos jours, puisque le secrétaire général de l’AX depuis cinq ans est lui-même… directeur de la stratégie de LVMH. Ce n’est peut-être pas une tactique de noyautage des structures publiques ou associatives qu’ont ces très grosses entreprises (Total, LVMH…), mais ces doubles casquettes facilitent elles aussi les choses.
Au-delà de Polytechnique (et ses projets Total-Palaiseau ou LVMH-Paris), ces deux exemples montrent comment, en sept-huit ans, la « gouvernance » des établissements publics a profondément dérivé dans le sens d’une plus grande perméabilité aux intérêts de telles entreprises privées.
Reconsidérer la gestion des partenariats privé-public
Comment des administrateurs, représentant l’Etat, peuvent-ils se contenter d’« accepter le très généreux mécénat, sous forme de don » (CA de Polytechnique, le 15 mars 2018) ? Comment une entreprise donnée, et pas une autre, obtient-elle ainsi la possibilité de s’ingérer dans la politique académique, voire de mener la politique immobilière d’un établissement public ?
Et bien évidemment, l’opacité est entretenue autour de ces projets immobiliers exclusifs à une entreprise : ainsi un certain nombre d’élèves et d’anciens élèves sont-ils forcés, après avoir obtenu une décision favorable de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), d’aller au tribunal administratif pour la faire exécuter, puisqu’elle ne l’est pas spontanément par l’établissement public. On est loin d’une forme d’éthique à laquelle nous a formés, pourtant, cette école qui est supposée – encore ? – porter les valeurs du service public et des corps d’Etat.
La place prise par de telles entreprises mastodontes dans l’économie, leurs liens très étroits avec le monde politique et de la haute fonction publique, et, côté Etat, la nomination de dirigeants fort éloignés de l’éthique publique par leur carrière, ainsi que le non-maintien d’une ligne de frontière privé-public claire provoquent un glissement toujours plus prononcé, voire encouragé vers ces « partenariats privé-public » tous azimuts.
A cela s’ajoutent, pour LVMH, la rareté et la rente que représente l’immobilier parisien, surtout quand il est patrimonial et historique – un vrai « luxe » ! Bien d’autres exemples pourraient être donnés d’une marchandisation toujours plus grande du domaine public : cependant ces entreprises ayant une telle connexion avec l’Etat, au plus haut niveau, ne se comptent que sur les doigts d’une main. Il nous appartient à tous, citoyens et citoyennes, de reconsidérer de manière bien plus rigoureuse la gestion de tels partenariats et « mécénats ».
Alexandre Moatti est ingénieur en chef des Mines, chercheur associé à l’université Paris Cité.