8 Avril 2022
TRIBUNE
Que ce soit pour les disparus algériens ou pour les anciens combattants intoxiqués, algériens et français, les historiens devraient pouvoir enfin accéder aux archives sur les événements qui se sont déroulés il y a plus de soixante ans.
par Christophe Lafaye, docteur en histoire, archiviste et chercheur associé au laboratoire LIR3S de l’université de Bourgogne et Pierre Mansat, président de l’association Josette et Maurice Audin, militant de la préfiguration de Citoyenneté et Archives
Soixante ans après la fin de la guerre d’indépendance algérienne, les opérations menées par les «sections de grottes» pour déloger les combattants algériens de leurs caches souterraines demeurent un secret cadenassé. La raison ? L’utilisation de l’arme chimique.
Les indépendantistes algériens posaient alors un certain nombre de problèmes tactiques à l’armée française sur le terrain, dont celui de l’utilisation des nombreuses caches, réduits et grottes souterraines naturelles pour se dissimuler. Pour remporter la victoire, le ministère des Armées de la IVe République (Maurice Bourgès-Maunoury) et le haut commandement militaire (les généraux Ailleret, Lorillot puis Salan) croient à l’utilisation de la chimie à des fins militaires.
Lors de la conquête du pays par la France au début du XIXe siècle déjà, des procédés «spéciaux» avaient été utilisés pour réduire les résistances des autochtones. La conquête de l’Algérie est le théâtre des «enfumades», une forme primitive d’emploi de l’arme chimique en vue de réduire des tribus réfractaires à la domination coloniale. Dès le départ, les autochtones sont déshumanisés et réduits à l’état de bêtes que l’on peut enfumer, de nuisibles dont il faudrait se débarrasser pour «pacifier» le pays. Ces «enfumades» ressurgissent avec force quelques décennies plus tard. Elles sont consubstantielles de l’expérience de la colonisation et de la guerre en Algérie.
Mais de quoi parlons-nous ? Une arme chimique est une arme utilisant au moins un produit chimique toxique pour les êtres humains. Les agents de guerre chimique peuvent être des incapacitants (lacrymogènes ou irritants), des neutralisants psychiques ou physiques ou des substances létales.
En 1956, la République choisit donc d’utiliser l’arme chimique via le développement de multiples vecteurs de diffusion (grenades, chandelles, roquettes, bombes etc.), pour lutter contre les réduits souterrains. Une unité spécialisée est créée au 1er décembre 1956 : la batterie armes spéciales (BAS) du 411e régiment d’artillerie antiaérienne (411e RAA). Des appelés du contingent gagnent l’Algérie pour mener cette guerre «spéciale». Les attributions de cette unité sont de mener des expérimentations opérationnelles, de mettre en œuvre des procédés testés et de procéder à l’instruction des autres unités pour généraliser l’emploi des armes dites «spéciales». Devant la faible persistance des agents chimiques lacrymogènes classiques pour neutraliser les grottes, le CN2D – contenant de la DM (diphénylaminechlorarsine), un gaz de combat – est utilisé.
Dès le départ, la BAS est appelée à faire école au sein de l’ensemble des formations de l’armée de Terre dont celles du génie. Les sections de grottes connaissent un développement impressionnant couvrant toute l’Algérie. Le total des opérations souterraines est encore aujourd’hui inconnu.
Les anciens de ces sections affirment qu’ils ont laissé les cadavres des combattants algériens dans les grottes. Les entrées étaient détruites lorsque cela était possible. Le nombre de disparus de cette guerre souterraine est inconnu. Leurs familles n’ont pas su s’ils étaient morts ni dans quelles conditions. En Algérie, certains proches voudraient retrouver les corps des anciens résistants, quand d’autres leur rendent hommage devant les entrées des grottes répertoriées. En France, des anciens combattants ont poursuivi le ministère des Armées pour obtenir une revalorisation de leurs pensions suite aux pathologies développées en Algérie à cause de l’usage des gaz.
Que ce soit pour les portés disparus algériens, pour certains prisonniers français, pour les anciens combattants intoxiqués (Algériens et Français) qui vivent encore avec les séquelles de ces opérations, comme pour les populations civiles habitant à proximité de ces sites et dont les aïeux sont des possibles victimes de ces combats, les historiens doivent pouvoir faire la lumière sur ces événements, qui se sont déroulés il y a plus de soixante ans.
La question est sensible. Lorsque nous avons demandé en septembre, la communication sur l’usage des armes spéciales en Algérie, nous nous sommes vus opposer par le Service historique de la Défense, la loi de 2008 et son article sur les archives incommunicables mais aussi la loi de prévention contre les actes de terrorisme du 30 juillet 2021 dont l’article 25 définit un régime de communicabilité non spécifiée pour certaines archives.
Récit
Un vrai travail d’identification des sites en Algérie serait possible grâce aux archives. Une collecte des archives personnelles des anciens combattants français, un recueil de témoignages mené en France et en Algérie à grande échelle etc. permettraient de mettre à jour la thématique de la guerre souterraine et de l’emploi de l’arme chimique, qui demeure un impensé de la guerre d’Algérie.
Nous faisons appel au président de la République afin qu’il puisse immédiatement, comme il a déjà fait par ailleurs, ouvrir toutes les archives sur l’utilisation des armes chimiques en Algérie