15 Janvier 2022
En matière de décentralisation, le «chacun pour soi, chacun chez soi» est inopérant
Jean-Marc Offner
Plutôt que de chercher à préserver leur pré carré, les différentes structures territoriales gagneraient à coopérer et à combiner leurs ressources, au bénéfice de l’intérêt général, analyse l’urbaniste, président du conseil stratégique de l’École urbaine de Sciences Po
Une vraie République décentralisée, ce sont des compétences claires que l’on transfère totalement en supprimant les doublons. » Ce point de vue tranché, exprimé par Emmanuel Macron en 2019, est partagé par la plupart des gouvernants comme des élus locaux. Dès lors, les débats accompagnant les phases successives de décentralisation se structurent autour de deux interpellations : quelles compétences l’État va-t-il lâcher ? Au profit de quel niveau de collectivité ? L’actualité de la loi dite « 3DS » (pour « différenciation, décentralisation, déconcentration et simplification »), en cours d’examen au Parlement, fournit l’exemple des routes nationales : doivent-elles être attribuées aux régions ou aux départements ?
Ce modèle d’une relation exclusive entre une autorité, un périmètre et une attribution encourage chaque strate de l’administration territoriale à considérer que le gain de compétences supplémentaires renforce sa souveraineté. D’où cette défense quasi consensuelle du paysage institutionnel à la française : chacun dans son pré carré, maître dans ses murs !
Ainsi, les collectivités territoriales croient ou font semblant de croire qu’elles ont de plus en plus de cartes en main pour décider, avec efficacité et légitimité. Or, il n’en est rien. La plupart des politiques publiques locales ne sauraient se concevoir ni se mettre en œuvre sans l’engagement de plusieurs collectivités territoriales, y compris de celles qui n’ont pas juridiquement compétence sur les dossiers afférents. Histoires de flux et d’interactions à appréhender, d’échelles géographiques à articuler, plus encore aujourd’hui pour se préoccuper de la préservation des ressources naturelles, des dérèglements climatiques et de la lutte contre les inégalités sociospatiales.
Comportements insulaires
Les questions de déplacement, d’habitat, de foncier, d’environnement, se posent au niveau des grandes régions urbaines, et non dans le périmètre restreint des institutions métropolitaines. L’enjeu est tout aussi patent pour l’économie, la santé, l’enseignement supérieur, qui invitent à des coopérations aux échelles régionales.
Neutralité carbone, programme alimentaire territorial… Chacun, de la plus petite commune jusqu’aux plus grandes régions, y va de ses engagements propres, pour « prendre sa part ». Mais sans dialogues entre collectivités, les ambitions de transition écologique vaudront celles du colibri qui tente d’éteindre l’incendie. Le « chacun pour soi, chacun chez soi » est inopérant. C’est en combinant leurs ressources que les territoires sont forts. Mais les collectivités territoriales, à l’introversion routinière, peinent à passer aux actes. Marcher sur les plates-bandes du collègue d’à côté ou d’au-dessus ne leur semble pas raisonnable. En courant après une impossible spécialisation territoriale des compétences, l’Etat conforte ces comportements insulaires.
Coopérer n’est pas d’évidence. Il faut d’abord se débarrasser de débarrasser de quelques préjugés, considérer que les interdépendances entre les territoires sont des liens porteurs de solidarité et non d’asservissement, si l’on prend la peine de les documenter et de les contrôler. Oublier la quête vaine de périmètres « pertinents » qui, par miracle, engloberaient l’ensemble des problématiques territoriales. Se délivrer du mythe non opératoire de l’égalité des territoires pour penser leurs complémentarités, conséquence logique de leur diversité.
Alliances et réciprocités
Bien que balbutiante, la réflexion interterritoriale a déjà développé un riche lexique relationnel, entre alliances et réciprocités. Quatre types de coopérations, caractérisées par leurs objectifs spécifiques, permettent de progresser dans ces exercices originaux.
Il y a d’abord les collaborations fonctionnelles, à l’instar des vieux syndicats intercommunaux à vocation unique. Il s’agira, par exemple, d’élaborer un schéma de cohérence des aires de covoiturage, avec une métropole et ses intercommunalités voisines, le département et la région.
Les solidarités écosystémiques, ensuite, sont à diagnostiquer pour être organisées : la connaissance des métabolismes territoriaux autorise l’agencement de la Trame verte et bleue [dispositif de protection de la biodiversité], l’installation des économies circulaires.
Les coopérations du troisième type impliquent des choix d’ambitions communes, entre voisins proches ou lointains, comme cela se fait déjà entre Niort et La Rochelle, avec la charte métropolitaine signée en 2016, et comme cela se fera un jour, peut-être, entre Bordeaux et Toulouse. Pour créer des synergies, atteindre des tailles critiques, et oublier les concurrences.
Enfin, des dialogues régulateurs permettent d’éviter des conflits d’échelle en trouvant les bons compromis, particulièrement en matière de sobriété foncière et d’usage des sols, de production de logements et de qualité d’habitat, de dispersion et de concentration d’emplois.
Ce n’est pas dans une quête d’autonomie décisionnelle que les pouvoirs locaux assumeront le mieux leurs responsabilités. L’impuissance publique tient beaucoup dans cette difficulté à développer les coopérations, conditions sine qua non pour construire des trajectoires territoriales inédites. A ne compter que sur ses seules capacités, chaque acteur public local se prive de marges de manœuvre essentielles. Décider n’a de sens qu’au pluriel.
Jean-Marc Offner est directeur général de l’a-urba (agence d’urbanisme Bordeaux Aquitaine) et président du conseil stratégique de l’Ecole urbaine de Sciences Po