10 Janvier 2022
Michel Guerrin, Rédacteur en chef le 07 janvier 2022
Chronique. Tout porte à croire que l’année 2022 sera encore freinée par le Covid, mais également empestée par les questions identitaires, foyer infectieux que les humains savent attiser. Races, sexes, religions, minorités… ce champ agite la culture et l’université. Sauf qu’entre les deux secteurs, le décalage est vertigineux. Le débat est réel, mais feutré, tamisé, voire tabou dans l’art et la création ; à ciel ouvert et rude dans le champ académique.
Il y a pourtant de quoi débattre dans la culture. C’est là que des expressions ont vu le jour, comme « appropriation culturelle ». C’est en 2008 que la chanteuse noire américaine Erykah Badu prononce les mots « I stay woke » (« je reste vigilante »), devenus depuis un leitmotiv des minorités.
Mais la culture, par la notoriété de ses acteurs, n’est souvent que le détonateur de polémiques politiques qui lui échappent. Dernier exemple, lors du Nouvel An, sur Instagram, le rappeur à succès Gims implore ses « frères » musulmans d’arrêter de lui souhaiter une bonne année. « Je souffre avec ça », concentrez-vous plutôt sur « nos valeurs ». Les réseaux sociaux s’enflamment. Valérie Pécresse, que le rappeur soutient, lui demande même une explication.
Chacun pense ce qu’il veut des propos de Gims. Mais, une fois de plus, le débat de fond, entre culture et identité, est gommé : comment concilier la liberté de création et la visibilité des minorités ? Des centaines d’incidents de par le monde depuis sept ans portent cette question : responsables culturels écartés pour un mot de travers ; artistes blancs accusés de s’approprier dans leurs œuvres la culture d’une autre race ou ethnie ; empêchement par des manifestants des Suppliantes, d’Eschyle, à la Sorbonne, à cause de masques sombres portés par les acteurs ; musées qui rechignent à exposer Paul Gauguin, le « pédophile » ; lieux culturels qui privilégient les minorités dans le recrutement ; opéras « rectifiés » pour coller à l’époque ; actrice hétéro ne pouvant jouer une homosexuelle…
Ces crispations pullulent, mais elles n’ont fait l’objet, pour l’instant, d’aucun colloque ou ouvrage scientifique visant à se demander, entre autres, si la liberté de création est négociable, si l’universalisme et l’excellence sont des dogmes visant à bétonner le pouvoir blanc ou si la diversité dans les écoles de création doit être interrogée. A mots couverts, nombre d’acteurs culturels sont intarissables sur ces sujets, certains faisant bouger les lignes dans leur coin, mais sur la place publique, non – trop de coups à prendre. D’où l’impression que seuls les médias ou les réseaux sociaux s’en emparent.
Le respecté historien de l’art Neil MacGregor ouvre tout de même une porte avec son livre A monde nouveau, nouveaux musées (Louvre/Hazan, 2021). L’ancien patron de la National Gallery et du British Museum, à Londres, se demande, exemples à l’appui, avec érudition mais en termes très diplomatiques, comment les grands musées du monde peuvent se réinventer à l’aune des bouleversements identitaires.
Tout le contraire de ce qui se passe à l’université. Là, c’est la guerre ouverte. Les livres, tribunes, textes, pullulent au grand jour. Au point de voir s’affronter, bien plus que dans la culture, deux profils, devenus péjoratifs tant ils sont caricaturés. D’un côté, le chercheur « wokiste », guidé par les injustices subies par les minorités, est souvent brossé en gauchiste militant prenant des libertés avec les faits ; de l’autre, l’« antiwokiste », qui revendique une recherche fondée sur des données tangibles, est souvent ramené à un agent de l’ordre établi dominé par l’homme blanc, voire au réactionnaire, puisque Trump ou Zemmour sont les champions de ce camp.
Le meilleur exemple du dialogue impossible est le colloque, les 7 et 8 janvier, à la Sorbonne, dont l’intitulé, « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture », vise à dénoncer clairement le « wokisme », sans point de vue contradictoire parmi les intervenants.
Les deux camps académiques s’opposent sur un autre point. Les « antiwokistes » parlent souvent de culture, citant nombre de controverses pour dénoncer une censure. Leurs opposants souvent n’en disent pas un mot, préférant camper sur les discriminations subies par les minorités.
Ce silence résonne avec le numéro de Charlie Hebdo du 5 janvier. En textes et en dessins, sur 16 pages, le journal fait tourner à plein régime sa liberté de parole pour écharper l’islamisme et même l’islam, mais aussi pour dénoncer les intellectuels accusés de complicité avec une religion jugée totalitaire et réactionnaire.
Il est probable qu’en retour, suivant une ritournelle en vogue, ces derniers classeront les animateurs de Charlie, par exemple l’écrivain Philippe Lançon, auteur du Lambeau (Gallimard, 2018), parmi les réactionnaires complices de l’extrême droite. Voyons-y plutôt un énième épisode d’une fracture à gauche sur les questions identitaires. A se demander si cette fracture n’explique pas en partie la très faible audience, pour l’instant, des candidats « progressistes » à la présidentielle.
Car le raisonnement binaire est peu goûté par une grande partie du monde culturel de gauche – quasiment un pléonasme –, qui préfère camper sur une ligne de crête : dénoncer non pas le « wokisme », mais ses excès, assimilés à des censures ou à des freins à la création, tout en luttant contre les discriminations subies par les minorités.
Cette « troisième voie » est incarnée par Simon Kuper, dans un long article du Financial Times, opportunément traduit dans Courrier international du 9-15 décembre 2021. Ce dernier dit oui au « wokisme » quand il s’agit de lutter contre les structures discriminatoires, mais non quand un chanteur blanc s’inspirant de la musique africaine ou un homme écrivant sur une femme sont vilipendés. Oui pour déboulonner des statues, mais alors par des instances élues. Kuper multiplie ainsi les exemples. Lumineux.
Michel Guerrin (Rédacteur en chef)