11 Février 2021
Les liens qui unissent nos deux peuples de part et d’autre de la Méditerranée sont innombrables. Chaque jour, les échos de l’Algérie résonnent en France et réciproquement. C’est le fruit de siècles d’histoire, dont 132 ans dramatiquement marqués par la colonisation ; c’est aussi, pour une part, le fruit de migrations et d’amours. Pour autant, aucune amitié véritable ne pourra s’épanouir entre nos deux peuples sans qu’un discours de vérité soit fermement tenu, sans que des actes forts soient posés par la République française. Dans la lettre de mission qu’il a adressée à Benjamin Stora en juillet dernier, Emmanuel Macron évoque une « volonté nouvelle de réconciliation » : cela implique de regarder en face l’abjection du colonialisme et de ses crimes. Cela implique de considérer toutes les plaies, toutes les souffrances, sans toutefois oublier qu’elles ont été provoquées par l’acharnement d’un État à perpétuer sa domination en réprimant dans le sang la lutte d’un peuple pour sa libération nationale. Cela appelle un « esprit de concorde » mais sans la moindre complaisance envers une hiérarchie militaire qui n’aura pas hésité à pratiquer la torture à grande échelle et à recourir aux crimes de masse, ainsi qu’avec les terroristes de l’OAS (dont le sinistre sigle ressurgit en notre période troublée) et de leurs complices. Le seul chemin de paix réside dans la considération lucide et franche de la plus longue expérience de domination coloniale française.
De ce point de vue, si le cadre de la mission proposée par le président de la République souffre de dommageables ambiguïtés semblant faire primer le souci de concorde unanimiste sur celui de vérité, nous nous réjouissons que le rapport ait été confié à un historien à l’érudition et à la droiture indiscutables.
Le rapport de Benjamin Stora constitue sans nul doute un pas important vers le rapprochement des peuples algérien et français. Nombre des préconisations qu’il avance doivent être soutenues et promptement mises en œuvre, qu’il s’agisse de la levée des entraves récemment instaurées dans l’accès aux archives classées « secret défense » (en violation de l’article L. 213-2 du code du patrimoine), du soutien actif à la recherche sur cette histoire partagée de part et d’autre de la Méditerranée, de la restitution aux Algériens du canon « Bab Merzoug » (retenu en France depuis l’été 1830), pour ne prendre que quelques exemples.
Plus globalement, en évoquant synthétiquement l’histoire des liens entre Algérie et France depuis le XIXe siècle, Benjamin Stora contribue utilement à faire reculer ce voile d’ignorance qui continue d’exister pour le plus grand nombre sur ce passé colonial, entreprise mal connue quand elle n’est pas outrageusement maquillée pour lui donner les allures d’une œuvre positive. Par-delà la question coloniale, c’est aussi plus simplement la connaissance de ces territoires si proches et pourtant si largement ignorés dans un enseignement qui reste étroitement centré sur le cap occidental de l’Eurasie. Les propos d’Aragon tenus en 1963 ont-ils tant vieilli quand, expliquant la genèse du Fou d’Elsa, il indiquait : « Qu’est-ce qu’un Français sait de l’histoire de l’Égypte, de la Tunisie, de l’Algérie, du Maroc, du Mali, du Soudan ou de l’Espagne musulmane ? » Ne faut-il pas dire avec le poète, eu égard à l’importance de ces civilisations, des liens qu’elles ont entretenues avec la France, de la persistance des préjugés racistes visant ceux qui sont issus – plus ou moins directement – de ces pays, à commencer par les immigrés algériens et leurs descendants : « D’avoir touché mon manque de connaissances me rendait intolérable d’en demeurer là. » C’est un enjeu dans les relations entre France et Algérie ; c’est aussi un enjeu en soi pour le peuple de France. En ce sens, les préconisations visant à renforcer l’enseignement de l’histoire de l’Algérie, à tous les niveaux, sont particulièrement bienvenues.
Pour autant, disons-le nettement : au vu du retard accumulé en France depuis bien des décennies, il faut aller plus loin.
Ainsi, si l’assassinat de l’avocat Ali Boumendjel doit effectivement être reconnu, il ne faut pas en écarter son confrère Amokrane Ould-Aoudia, dont la mort est imputable à de hauts responsables français (le gouvernement étant alors dirigé par Michel Debré, qui ne pouvait évidemment agir sans en référer au président de Gaulle). Au-delà, si des démarches positives ont été menées en direction du mathématicien communiste Maurice Audin à la suite de combats et campagnes majeurs, n’est-il pas grand temps de mener un travail systématique de recensement de toutes les personnes enlevées par l’armée française et officiellement portées « disparues » pendant la guerre (une première liste figure sur le site « 1 000 autres ») ?
Au plan symbolique, il est très positif que le rapport envisage l’installation d’une plaque dédiée à Abd el Kader à Amboise – commune dans laquelle cette haute figure algérienne de combat contre la colonisation fut illégalement retenu prisonnier après sa défaite. Pour autant, alors que la capitale de la France compte encore une longue avenue portant le nom du maréchal Bugeaud (qui, dans la conquête de l’Algérie, s’illustra par les procédés les plus ignobles, non sans massacrer républicains et révolutionnaires dans le reste de sa carrière française), le minimum ne serait-il pas d’inscrire dans l’espace parisien cette volonté d’amitié ? L’idée d’une statue pour Abd el Kader a été avancée ; elle n’est pas retenue par le rapport. Pour notre part, nous la soutenons vivement. Dans le même sens, ne conviendrait-il pas de débaptiser enfin la station de métro Gallieni pour lui donner le nom de Maurice et Josette Audin ?
Afin que les générations nouvelles et celles à venir puissent conserver une trace des nombreuses expériences vécues, ne pourrait-on pas également mettre en place un large dispositif de recueil de témoignages, stimuler activement le réveil et l’enregistrement d’une mémoire populaire irréductible aux archives de l’administration ?
Le travail de Benjamin Stora doit être assurément salué. Pour autant, nous ne pouvons taire certains désaccords. Le peuple de France n’avait pas tout entier le visage de Massu, Aussaresses ou Salan. Construire la paix et l’amitié sur le sol ferme de la vérité passe d’abord par la fin des cérémonies officielles ou poses de plaques organisées ici ou là à la mémoire de militaires ayant, au nom de l’Algérie française, tenté de renverser la République. Elle exige la reconnaissance du mouvement populaire pour la paix en Algérie, par la mise en avant de ces figures qui, en France, se sont opposées à cet ordre criminel et inique : qu’il s’agisse des « soldats du refus » ou, plus largement, de ces appelés, maintenus ou rappelés manifestant dès 1955 ou refusant de suivre les putschistes en 1961, de ces travailleuses et travailleurs multipliant grèves et débrayages, de ces militants, nombreux, distribuant tracts et collant affiches malgré les risques encourus – que ceux-ci émanent des ultras de l’Algérie française ou de la police nationale.
De ce point de vue, s’il est très positif que le rapport propose de commémorer enfin comme il se doit la si terrible manifestation du 17 Octobre 1961, le silence total fait sur celle de Charonne est absolument incompréhensible. Toutes deux doivent être clairement reconnues comme des massacres d’État. Des massacres perpétrés, avec la complicité des plus hautes autorités du pays, par un préfet de police qui s’était auparavant illustré dans l’organisation de la déportation des Juifs de France mais qui avait pu poursuivre sa sinistre carrière faute d’une épuration suffisante de la haute administration.
De même, comment séparer Gisèle Halimi – dont la panthéonisation, à plus d’un titre, serait un geste souhaitable –, de ces collectifs d’avocats si précocement et durablement engagés dans la défense des nationalistes algériens – et parmi eux, le si décisif collectif d’avocats communistes ? S’il faut organiser un colloque sur « certaines grandes personnalités » ayant refusé la guerre d’Algérie, on ne parvient pas à comprendre que d’indubitables « grandes personnalités » soient exclues du rapport comme Madeleine Rebérioux, Henri Alleg, Pierre Vidal-Naquet, Francis Jeanson, Aragon ou Henri Curiel. Ces silences et ces contournements nourrissent une inquiétude quant à la composition de la commission « Mémoires et vérité » dont le rapport souhaite la création. On espère ainsi que des associations (non citées dans les remerciements et sans doute non consultées) comme Agir contre le colonialisme aujourd’hui, Les amis de Max Marchand et Mouloud Feraoun, le Comité Vérité et Justice pour Charonne ou l’Association républicaine des anciens combattants, notamment, y trouveront toute leur place, aux côtés des autres structures qu’il convient d’associer.
Au total, le rapport proposé par Benjamin Stora n’en est pas moins, indubitablement, un événement d’importance, susceptible d’œuvrer à cette si nécessaire politique d’amitié entre les peuples algérien et français. Si ses préconisations sont suivies, c’est un grand pas en ce sens que la République aura fait. Communistes, nous avons de longues traditions de solidarité avec le peuple algérien et, de ce fait, nous soutenons cette démarche et appelons à la pousser plus avant. Hier comme aujourd’hui, nous pensons que l’amitié se mérite : elle appelle des mots de vérité et des gestes forts. Il est grand temps
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