L’Elysée n’a toujours pas fait connaître ses intentions sur les recommandations avancées par l’historien, qui a proposé le 20 janvier une « politique des petits pas » sous la forme de « passerelles » à dresser entre la France et l’Algérie « sur des sujets toujours sensibles » (disparus de la guerre, séquelles des essais nucléaires, partage des archives, coopération éditoriale, réhabilitation de figures historiques…).
Le silence de M. Macron pèse d’autant plus sur le climat de scepticisme qui a entouré la réception du rapport que, de l’autre côté de la Méditerranée, les réactions algériennes ont été globalement négatives. Alors que le ton semblait s’être adouci dans la presse au lendemain du retour, le 12 février, du président Abdelmadjid Tebboune à Alger après son hospitalisation en Allemagne, la crispation était de nouveau de mise mercredi 17 février avec la fin de non-recevoir officielle opposée au rapport Stora par le porte-parole du gouvernement, Amar Belhimer. Ce dernier a estimé que le rapport était « non objectif » et « en deçà des attentes » [d’Alger] car plaçant « sur un pied d’égalité la victime et le bourreau ».
Face à cette double hypothèque politique, Benjamin Stora, qui était pressenti pour présider la « commission Mémoire et vérité » – chargée de la mise en œuvre pratique des recommandations du rapport –, a décidé de « se mettre en retrait » et d’« attendre » que le pouvoir politique prenne des initiatives, a-t-il confié au Monde. « La balle est maintenant dans le camp de l’Elysée, précise-t-il. Je ne peux pas continuer à prendre des coups, seul, en première ligne. »
La question des « excuses »
En France, le rapport a suscité peu de réactions à droite – hormis un tweet du maire de Perpignan Louis Aliot (Rassemblement national) qualifiant le texte de « honteux » –, tandis que La République en marche (LRM) était aux abonnés absents. A gauche, les Verts, le Parti communiste (PCF), La France insoumise (LFI) et des élus socialistes ont exprimé leur soutien aux propositions de M. Stora. Du côté des « groupes de mémoire » directement intéressés, seuls les harkis ont manifesté leur déception, les autres (pieds-noirs, anciens appelés, enfants issus de l’immigration algérienne) s’étant peu exprimés.
Les passions se sont en revanche enflammées en Algérie. La presse a publié nombre de points de vue hostiles, dépités par la tiédeur manifestée par M. Stora sur la question des « excuses » réclamées à la France pour les « crimes de la colonisation ».
Dans le rapport, l’historien ne recommande pas expressément un tel acte de contrition. Il ne l’écarte pas (« ce geste symbolique [des excuses] peut être accompli par un nouveau discours »), mais il estime qu’il ne saurait « suffire à apaiser les mémoires blessées ».
La lecture publique qu’a faite l’Elysée de cette position ouverte a grandement contribué à miner la réception du rapport en Algérie. « La reconnaissance des faits, oui. Des excuses, non », avait assuré le 20 janvier – jour de la remise du rapport – une source élyséenne aux médias français qui ont aussitôt mis en exergue ce « refus de la repentance » de la présidence de la République, créant de facto une confusion entre une posture officielle et un rapport académique.
Salve de condamnations
Dans ce contexte, l’animosité a été immédiate en Algérie. La presse a publié nombre de tribunes accusant M. Stora d’« euphémiser » la violence de la conquête coloniale ou d’établir un « équilibre des traumatismes » où « la peine de chacun vaut celle de l’autre », selon les formules de l’historien Noureddine Amara.
Prenant ensuite le relais des commentateurs, les organisations satellites du Front de libération nationale (FLN) ont tiré à boulets rouges sur le rapport. L’Organisation nationale des moudjahidine a estimé que « le fait d’écarter toute possibilité d’excuses de la part de la France officielle pour ses crimes coloniaux est de nature à torpiller les tentatives de réconciliation des mémoires ». La Fondation du 8 mai 1945 – date des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata – a déploré que « la France continue à ignorer les massacres perpétrés en Algérie, qui doivent être considérés comme des crimes d’Etat ».
Quant à l’Organisation nationale des enfants de chouhada (martyrs), elle a fustigé M. Stora comme s’inscrivant dans le « prolongement » de la loi du 23 février 2005 « glorifiant la colonisation ». Du côté français, l’étonnement était palpable face à de telles charges. « Nous avons été surpris par la virulence de toutes ces réactions », commente Karim Amellal, ambassadeur, délégué interministériel à la Méditerranée.
Si la salve de condamnations ne tenait pas lieu de réaction officielle d’Alger, le rejet exprimé mercredi par le porte-parole Amar Belhimer lève désormais toute ambiguïté. Il confirme l’impression de maints observateurs selon laquelle les tensions internes à l’appareil n’ont pas joué en faveur des partisans de l’ouverture.
La longue absence du président Tebboune avait en effet créé un vide du pouvoir dans lequel se sont engouffrés les segments les plus durs de l’establishment. « Durant l’effacement du chef d’Etat, toute une série de seconds couteaux et de représentants d’officines est montée au créneau, commente une source française proche de l’Elysée. Le rapport Stora a été une aubaine saisie par toute une périphérie du système pour revenir au centre du jeu. »
« Confusion entre l’histoire et la mémoire »
Le contexte géopolitique régional, avec notamment les percées diplomatiques du Maroc sur le dossier du Sahara occidental, a aussi joué dans le sens d’un réveil des durs du régime, certains articles de la presse algérienne véhiculant même un antisémitisme ouvert. « Avant la controverse sur Stora, il y avait déjà une contraction du système face aux défis intérieur, le Hirak, et extérieur, le Maroc qui normalise ses relations avec Israël, poursuit cette source. Et dans ces conditions, la France est le commode bouc émissaire, notamment sur le dossier mémoriel qui se trouve pris en otage par tout un courant néonationaliste. »
Le retour de M. Tebboune à Alger avait semblé changé la donne politique autour du rapport. Fallait-il voir dans la nouvelle tonalité de la presse algérienne l’indice d’une baisse de la tension ? Le quotidien L’Expression a en tout cas publié mercredi une tribune de Nacer Kettane, président et fondateur de Beur FM, dans laquelle ce dernier estime que le rapport Stora « peut contribuer à ouvrir le chemin ». La réaction du porte-parole Belhimer a plutôt verrouillé ce chemin-là.
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Au-delà du contexte politique algérien, la confusion autour de la réception du rapport Stora tient aussi à la méthodologie empruntée par l’historien. « La question de fond, c’est la confusion entre l’histoire et la mémoire », décode Mohammed Harbi, historien pionnier sur la guerre d’Algérie. Et le malentendu s’approfondit dans un environnement algérien où, selon M. Harbi, les esprits ne sont pas encore mûrs.
« Les Algériens ne sont pas encore préparés à une vraie discussion, poursuit-il. L’Etat algérien n’est pas préparé car il est fragmenté sur cette question. Que faire ? Il y a toute cette histoire entre la France et l’Algérie. Les deux pays se tiennent par les pattes comme les crabes. On ne peut pas avancer seul. Ce n’est pas seulement une affaire de mémoire. La mémoire, les gens racontent ce qu’ils veulent. La vraie question est politique. Il faut tout remettre sur le tapis. Il faut de nouveaux accords d’Evian. »