Peut-être aurais-je dû être plus clair, même si j’estime toujours que cette question des excuses est un piège politique, une formulation instrumentalisée par l’extrême droite. Il aurait fallu que j’écrive : « Oui, sur certaines pratiques terribles comme la conquête coloniale, il faudrait présenter des excuses pour les massacres commis. » Dans la mesure où ce rapport demandé par le président de la République était avant tout destiné à la société française, je suis passé trop vite sur l’analyse des mémoires algériennes et le traumatisme colonial, même si ces sujets sont bien présents.
En France, il y a eu une grande production scientifique sur ces questions. De 1974 à 1990, j’ai travaillé sur les archives, établi des faits, écrit des livres classiques d’histoire de l’Algérie coloniale, de la guerre d’Algérie, de l’immigration (qui est le sujet de ma thèse d’Etat, soutenue en 1991). Et, à un moment de mon activité universitaire, je me suis dit : « Pourquoi la mémoire des différents groupes saigne-t-elle toujours en dépit de cette masse de savoir académique ? »
Il y avait un problème dans les représentations, dans les imaginaires. C’est ainsi que je me suis mis à basculer, dans les années 1990-2000, sur le travail de mémoire. Des historiens me l’ont d’ailleurs reproché à l’époque, mais c’est un peu le parcours de Pierre Nora, avec ses Lieux de mémoire (1984), et d’Henry Rousso, dont l’ouvrage Le Syndrome de Vichy (1987) m’a ouvert la voie.
En Algérie, l’accumulation du savoir académique et des récits historiques reste encore problématique. Les travaux de l’historien Mohammed Harbi, par exemple, n’ont été diffusés en Algérie qu’il y a une quinzaine d’années. Quant à ma biographie de Messali Hadj, écrite en 1978, elle n’a été traduite en arabe qu’en 2001.
Aujourd’hui encore, les Algériens attendent la production d’un savoir historique. Ils veulent connaître la vérité sur cette histoire qui leur appartient en propre. D’où, en effet, le malentendu sur mon rapport. A la demande d’Emmanuel Macron, je me suis engagé dans un travail de restitution des mémoires – françaises essentiellement – pour pouvoir les comprendre et pour qu’elles se décloisonnent. Mais le problème en Algérie n’est pas seulement celui de la restitution des mémoires, c’est aussi celui de la construction d’un savoir historique qui soit autonome par rapport à l’Etat.
On se trouve là face à un autre problème : comment les Algériens peuvent-ils affronter leur histoire ? Il est difficile d’aller vers une réconciliation mémorielle quand on a le sentiment profond que l’histoire a été dissimulée ou confisquée. On l’a bien vu avec les slogans dans les manifestations du Hirak. D’une rive à l’autre, le malentendu existe. Et cela complique encore plus les efforts de réconciliation.
C’est la difficulté de la démarche, et aussi de sa perception. Est-ce qu’on veut faire une réconciliation qui soit exclusivement franco-française ? Ou une réconciliation franco-algérienne ? Ou pousser les Algériens à se réconcilier avec leur propre histoire ? Il y a là trois notions qui se chevauchent. J’ai essayé d’avancer, de concilier cela. J’étais sur une ligne de crête.
Ce qui m’a étonné, c’est une sorte de lassitude chez les pieds-noirs et les appelés du contingent par rapport à la guerre d’Algérie. Cette histoire commence à vieillir. Le temps a passé. Il y a toujours de la rumination, de la « nostalgérie » dans certains cercles, bien sûr. Mais c’est plus dans le transfert de mémoire aux petits-enfants que les choses se jouent désormais. Ce sont eux qui sont concernés par la fabrication d’identités liées à ces questions. Les enfants de harkis, par exemple, ont regretté que je ne parle pas suffisamment de leur histoire dans le rapport. Il faut en effet poursuivre cette investigation, comme je l’avais entrepris dans un article paru dans Les Temps modernes en 2011.
Elle a plutôt changé de nature. A partir de 2005, année de la controverse autour de la loi relative aux « bienfaits de la colonisation » et des émeutes de banlieue, on est entré dans un nouveau cycle : celui de la question des identités et de la « racialisation » du débat. Il ne s’agit plus de s’opposer à un groupe homogène constitué et qui porte une vision coloniale ou non coloniale, comme j’avais pu le constater dans mon ouvrage La Gangrène et l’Oubli (1991).
Longtemps, les pieds-noirs ont été en conflit avec les fils d’immigrés, qui eux-mêmes s’affrontaient aux fils de harkis, etc. De cette « guerre des mémoires » on a basculé dans la fabrication d’identités qui ne se définissent plus exclusivement par rapport à la guerre d’Algérie. Elles renvoient à d’autres types de notions comme celles de race, d’inégalité sociale ou de religion. Et se pose, en filigrane, le rapport à la République.
Depuis les années 2000, nous sommes sortis de l’oubli de la guerre d’Algérie pour entrer dans une phase de « mémoires dangereuses », avec des affrontements mémoriels. Puis, des affrontements mémoriels on est passé à des affrontements identitaires. Si on en reste à une perception de mémoires homogènes s’opposant entre elles, on parle en réalité de vieux groupes qui sont plutôt dans la lassitude que dans le combat.
C’est plutôt avec leurs petits-enfants – des gens qui ont 30 ans – qu’arrivent les difficultés, incompréhensions, fragmentations, désirs d’histoire et d’identité. On a déjà pris trop de retard dans l’examen de ce qu’ont été l’histoire coloniale et la guerre d’Algérie. Mais il n’est pas trop tard pour affronter ensemble ce nouveau défi, en s’appuyant sur les messages d’encouragement que j’ai aussi reçus.