Le dramatique problème posé par les attentats islamiques aujourd’hui soulève, plus largement, la question du type de respect public que l’on doit aux religions – sous-entendu dans une République laïque comme la nôtre. Car si la loi de 1905 est claire sur la liberté religieuse et sur la séparation de l’État et des Églises (articles 1 et 2), elle ne dit rien sur la manière dont on a le droit, ou pas, de critiquer les religions, et donc sur le respect qu’elles méritent. Or il faut expliciter ce point important pour éviter les injures malhonnêtes et insupportables qui font passer les esprits laïques à gauche pour des "préfascistes" versant, quand il s’agit de l’islam, dans le "racisme" anti-arabe (C. Autain) et, tout autant, pour éviter d’aggraver les tensions idéologiques au sein du corps social, y compris à gauche.
Le devoir de critiquer les croyances
Il faut partir de l’idée évidente que les religions ont droit à l’existence et que c’est ce droit très précis qui doit être respecté : c’est ce qu’on appelle aussi la tolérance que J. Locke, dans sa Lettre sur la tolérance, avait préconisée dans une société anglaise déchirée par des conflits religieux (tout en excluant le droit d’être athée !). Cet impératif se traduit aussitôt en devoir absolu de respecter les personnes croyantes et leurs lieux de culte ; sauf que ce respect, précisément parce qu’il est une norme morale incontestable et universelle, implique nécessairement à la fois une limite et un droit essentiel que les partisans du communautarisme religieux refusent d’admettre.
La limite tient à cette autre norme républicaine qui veut que la vie religieuse ou préconisée par une religion ne porte pas atteinte aux lois du vivre-ensemble telles que le progrès politique autant qu’humain les a instaurées depuis 1789 : souveraineté populaire, liberté d’expression, égalité de la femme et de l’homme, respect des enfants, refus de la haine envers l’autre (fraternité), etc. On voit tout de suite que les religions, y compris la catholique, n’ont pas respecté pendant longtemps ce pacte républicain et qu'une partie de l'islam (et non le seul islamisme) ne comporte pas ces valeurs et ne les met pas en pratique dans les pays du Maghreb ou du Moyen-Orient, bien au contraire.
Refuser de reconnaître ce point c’est soit être ignorant et ne pas avoir lu le Coran (et dans ce cas on ne se prononce pas), soit mentir sur la base d’un obscur et méprisable calcul politicien pour s’assurer l’électorat musulman aux dépens des valeurs dont on dit se réclamer. C’est en ce sens qu’une grande partie de la gauche trahit son identité traditionnelle dans ce domaine, après l’avoir trahie dans le domaine économique et social.
"Ose penser (ou "savoir") par toi-même !"
D’où un droit essentiel que la dite "nouvelle gauche" et, en particulier, cette aberration qu’est "l’islamo-gauchisme", refuse de reconnaître : le droit, et même le devoir souvent, de critiquer non les croyants, à nouveau, mais les croyances religieuses, quelles qu’elles soient, en entendant par là le droit de les examiner à la lumière de la raison, sans a priori, pour faire le tri (c’est le sens originel de "critiquer") entre ce qui lui convient et ce qu’elle doit refuser. Ce droit ou devoir a été formulé magnifiquement par Kant : "Ose penser (ou "savoir") par toi-même !", devise qui définissait l’esprit des Lumières selon lui et il a été mis en pratique dans le domaine religieux, avant lui, par Spinoza dans son courageux et audacieux Traité théologico-politique, puis par Hume, les Encyclopédistes (Rousseau compris, pourtant déiste), et ensuite par les grands penseurs du XIXe siècle que furent Feuerbach, Marx, Nietzsche à sa manière, en y ajoutant ensuite Freud qui voyait dans la religion une illusion d’origine psychologique aliénant l’être humain, l’empêchant d’être autonome.
Cette critique, plus que jamais d’actualité, hélas, est d’inspiration essentiellement émancipatrice ; elle vise à libérer les hommes des préjugés, des dogmes et des pratiques qui les empêchent d’être pleinement eux-mêmes sur cette terre en cherchant une compensation à leur détresse dans l’imaginaire et l’irrationnel.
Deux domaines sont en jeu ici. Le domaine théorique, d’abord, avec sa prétention à une connaissance absolue de l’absolu là où il ne saurait y avoir de connaissance, et qui nourrit le fanatisme, chrétien autrefois, islamique aujourd’hui. D’où une opposition constante aux sciences, dont le dernier avatar aura été le refus du darwinisme, reconnu partiellement par l’Église catholique en 1996, mais toujours récusé par l’islam, y compris dans l’enseignement (j’en ai fait l’expérience dans une classe préparatoire).
Droit à la critique
Mais aussi le domaine pratique des valeurs et des mœurs : la dévalorisation du corps et de ses plaisirs, la dépréciation de la sexualité avec, en plus, le mépris inadmissible de l’homosexualité (dans les discours tout au moins), l’importance morale démesurée donnée au culte (que Kant, pourtant chrétien, a dénoncé) et enfin, last but not least, le combat par chaque religion des autres religions, dont l’actualité nous offre un terrible spectacle. On doit aussi ajouter, hélas et hors de la vie interne des religions, leur complicité avérée historiquement avec les pires régimes politiques (suivez mon regard), dont je n’ai pas besoin de faire la démonstration, même si elles ont pu aussi avoir quelques élans progressistes comme la critique par le pape actuel du "libéralisme égoïste".
Conclusion : le climat délétère que nous connaissons aujourd’hui devrait pouvoir être pour une part apaisé (mais pour une part seulement car il y a aussi la question sociale) par un retour à une véritable laïcité qui implique le droit à la critique renouvelée des religions dans ce qu’elles ont d’irrationnel et de déraisonnable – la foi subjective n’étant pas impliquée ici. Car c’est bien de la religion objective qu’il s’agit, cette religion dont Russell a dit justement qu’elle est "un facteur de malheur pour l’humanité".
*Critique de la religion. Une imposture morale, intellectuelle et politique, La Ville brûle, 2014, 192 pages, 15 €.