24 Octobre 2020
AF : Association des Archivistes de France, AJMA : Association Josette et Maurice Audin, AHCESR : Association des historiens contemporanéistes de l'enseignement supérieur et de la recherche
Depuis le début de l’année, par décision administrative, l’accès aux archives classées « secret défense » pour la période qui court de la Seconde guerre mondiale aux années 1970 est devenue plus que difficile. En quoi cela constitue-t-il un obstacle pour le travail des historiens ?
Céline Guyon - AAF : Depuis le début de l’année, les services publics d’archives sont contraints d’appliquer de manière systématique une instruction générale interministérielle (l’IGI n° 1300 sur la protection du secret de la défense nationale) : les archives portant un tampon “secret-défense” doivent être déclassifiée physiquement pièce à pièce avant toute communication, même lorsqu’elles sont communicables de ”plein droit’ au titre de la loi sur les archives. La mise en oeuvre physique de la déclassification est une opération extrêmement lourde et chronophage et sans assise légale. Ces nouvelles conditions de communication des archives portant un tampon “secret-défense”ont pour impact d’allonger les délais de mise à disposition des archives.Concrètement, cela conduit à bloquer pendant des mois, voire des années, l’accès aux documents concernant les épisodes les plus controversés de notre passé récent et donc à la fermeture temporaire de certains fonds d’archives. Le travail critique et le développement d’études scientifiques rigoureuses et objectives sur les événements des années 1950-1960 s’en trouvent paralysés alors même que le président de la République appelle à un débat sur le passé colonial de notre pays. Cette situation contribue par ailleurs à affecter la relation de confiance qui s’est construite entre chercheurs, historiens, citoyens et archivistes dont la fonction originelle, outre la préservation et la conservation des archives de la Nation, est d’en favoriser la consultation et la valorisation dans le respect du cadre légal fixé par le Code du patrimoine.
Clément Thibaud - AHCESR L’histoire est un savoir critique en renouvellement permanent. Sa méthodologie est clairement définie : elle mobilise des sources nombreuses et diverses, qui doivent être croisées et critiquées. Celles-ci sont loin d’avoir été toutes vues, notamment pour le XXe siècle. L’accès aux archives est donc le premier impératif de tous ceux - pas seulement les historiens professionnels - qui contribuent à produire un savoir objectivé qui ne dépende pas de l’opinion de ses auteurs. Or, en faisant obstacle à la consultation de certaines archives du fait de leur classification “secret de la défense nationale”, l’application de l’IGI 1300 rend très difficile, et parfois impossible, le traitement scientifique de certains thèmes sensibles relatifs aux guerres coloniales, au processus de décolonisation, et, plus généralement, aux dossiers controversés de la Quatrième et de la Cinquième République jusqu’en 1970. Du fait du manque de moyens ou des non-réponses des administrations émettrices des documents, le processus de déclassification rend en pratique indisponibles de très nombreuses archives. Certaines ne sont consultables qu’après plusieurs mois d’attente, quand ce n’est pas un an ou deux. D’autres fois, elles ne sont jamais communiqués. Une thèse sur le Service d’Action Civique pâtit actuellement de la nouvelle réglementation. L’administration n’a pas mesuré les effets concrets de sa décision et la situation de blocage qui en découle. Si rien n’est fait pour y remédier, il ne sera plus possible d’invoquer des problèmes techniques pour expliquer cette fermeture des archives sensibles. L’enjeu deviendra directement politique. Il l’est d’ores et déjà, en réalité. Sans un accès ouvert et rapide à la documentation, le débat public ne peut pas être éclairé par le renouvellement des connaissances issu du travail patient des historiens. Il ne s’agit pas seulement d’un enjeu de transparence concernant des crimes éventuellement commis au nom de la France. La dénonciation de ces faits n’est pas l’objectif premier des historiens de métier ; elle ne survient qu’en supplément à des enquêtes plus vastes. C’est plus généralement l’ensemble du travail de recherche et d’interprétation portant sur l’histoire militaire, politique, diplomatique et coloniale de la France contemporaine qui est entravé. Tout cela est tout à fait contradictoire avec les déclarations récentes du président de la république sur le travail collectif à accomplir sur la guerre d’Algérie et l’histoire coloniale de notre pays. Un travail qui n’a pas attendu son aval pour être mené à bien depuis longtemps, d’ailleurs.
Pierre Mansat - AJMA : C’est parce que l’association Josette et Maurice Audin se situe dans un long combat contre la raison d’État, c’est parce qu’elle poursuit l’engagement du Comité Audin fondé pendant la guerre d’Algérie par Pierre Vidal-Naquet et Laurent Schwartz pour établir la vérité, contre des mensonges de l’armée et de l’Etat, sur la mort, en juin 1957, de Maurice Audin, jeune mathématicien membre du parti communiste algérien qui participait à la lutte pour l’indépendance algérienne que nous nous sommes associés à l’action des archivistes et des historiens. C’est un engagement « dreyfusard» d’une durée inédite dans l’histoire de France, contre les abus du «secret défense». Nous avons accueilli avec satisfaction le 13 septembre 2018 la déclaration du président de la République, E. Macron, qu’il a remise personnellement à Josette Audin. Reconnaissant la responsabilité de l’État dans l’assassinat de Maurice Audin par des militaires français qui le détenaient, de même que l’existence d’un système ayant produit beaucoup d’autres disparitions forcées il poursuivait : « aussi le travail de mémoire ne s’achève-t-il pas avec cette déclaration. Cette reconnaissance vise notamment à encourager le travail historique sur tous les disparus de la guerre d’Algérie, français et algériens, civils et militaires. Une dérogation générale, dont les contours seront précisés par arrêtés ministériels après identification des sources disponibles, ouvrira à la libre consultation tous les fonds d’archives de l’État qui concernent ce sujet.» Deux années plus tard, ce n’est toujours pas le cas.
Membre d’un collectif d’association d’historiens, d’archivistes et de citoyens, vous avez engagé un recours auprès du Conseil d’Etat pour en contester le principe. Pourquoi une telle démarche ?
CG-AAF : Les archivistes avaient déjà dénoncé en 2011, lors de l’ouverture des fonds relatifs à la Seconde Guerre mondiale, le caractère irréaliste et non opérationnel de l’application de l’IGI 1300. Il s’agit aujourd’hui, avec ce recours collectif devant le Conseil d’Etat, de dénoncer : une atteinte sans précédent au droit d’accès aux archives, un droit constitutionnellement protégé, l’illégalité de la procédure de déclassification, lorsqu’elle concerne des archives communicables de plein droit au titre de la loi sur les archives et une pratique administrative discrétionnaire qui sape les principes fondamentaux d’ouverture et d’accès aux archives de la Nation, depuis la Révolution française.
CT-AHCESR : La nouvelle procédure de déclassification, définie par l’article 63 de l’IGI 1300, entrave la consultation des archives portant une mention quelconque du secret défense ; cette classification “secret défense” est du reste appliquée très largement dans la pratique, aboutissant parfois à des situations ubuesques. Des documents allemands de la Seconde Guerre mondiale, traduits en français, ont pu être considérés comme relevant du secret défense. Un autre effet absurde de la nouvelle réglementation est d’interdire la consultation de documents qui était, depuis 2008, librement communicables. Le recours déposé au conseil d’Etat par les trois associations soutient que la procédure de déclassification contrevient à la loi de 2008. Celle-ci stipule que les archives publiques de plus de 50 ans sont communicables “de plein droit” à toute personne qui en fait la demande. La clarté de la loi est telle que nous nous interrogeons sur les motivations du Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale à instaurer une procédure qui va manifestement à son encontre. C’est de toute manière un recul sans précédent de cette liberté fondamentale, garantie par la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, comme l’a bien souligné une pétition d’historiens signée par plus de 15 000 personnes l’année dernière. Il est impossible de nourrir un débat démocratique constructif sur les moments les plus controversés de notre histoire sans cet accès ouvert et libre à la documentation dans le cadre fixé par la loi de 2008. Le savoir historique doit pouvoir continuer à éclairer la discussion publique. Celle-ci mérite mieux que les opinions à l’emporte-pièce sans base documentaire.
Plus généralement, comment garantir l’accès aux archives pour les périodes concernant la Seconde guerre mondiale et les guerres coloniales françaises ? Quels en sont les enjeux du point de vue de la liberté de la recherche académique et du droit des citoyens ?
CG-AAF : En 2011, l’UNESCO adoptait la Déclaration universelle des archives en affirmant que : « les archives sont rendues accessibles à tous, dans le respect des lois en vigueur et des droits des personnes, des créateurs, des propriétaires et des utilisateurs et sont utilisées afin de contribuer à la promotion de citoyens responsables ».
Seul l’accès aux archives peut garantir un examen informé et contradictoire de notre histoire récente ainsi que des décisions et des actions prises par les gouvernements. Les restrictions graves au droit d’accès aux archives compromettent non seulement la recherche, mais aussi l’exigence de transparence gouvernementale.
CT-AHCESR. Les historiens ont de vives inquiétudes concernant les conséquences désastreuses de la situation sur l’exercice de leurs libertés académiques. Le temps perdu à solliciter la déclassification et le rythme lent, erratique des communications entravent d’ores et déjà la recherche. La nouvelle réglementation donne aux administrations émettrices (défense, affaires étrangères, entre autres) le contrôle sur la communicabilité de leurs archives sensibles, ce qui peut entraîner des refus nuisibles à la transparence démocratique. C’est une façon de restreindre la liberté de la recherche et d’expression, puisque les éditeurs peuvent être intimidés par les conséquences pénales liées à la publication de documents non déclassifiés. La seule solution consisterait à lever les entraves actuelles à la consultation des archives en abrogeant la procédure de déclassification.
PM-AJMA. C’est l’ensemble des archives de la guerre d’Algérie qui doivent être entièrement accessibles dans le cadre des seules limites fixées par la loi. Comme cela a été décidé en 2015 pour l’ensemble des archives françaises de la Seconde Guerre mondiale.
C’est par abus que les notions de « secret défense » et de « vie privée » sont invoquées pour couvrir le secret et la raison d’État. La totalité des archives françaises jusqu’aux lendemains immédiats de l’indépendance de l’Algérie doivent être consultables. En quoi, les informations qu’il y a plus de soixante ans les généraux Salan et Massu voulurent garder «secrètes», parfois pour dissimuler des crimes, peuvent-elles concerner la défense de la France de 2020 ?
C’est au nom du long combat contre la raison d’Etat que nous nous permettons de poser publiquement des questions, au-delà de cette affaire Audin et de la liberté d’accès aux archives, sur le rôle du SGDSN dans l’État. Est-il acceptable qu’un organisme placé auprès du Premier ministre puisse s’arroger un droit exorbitant dérogeant à la loi ?
Nous ne sommes pas « l’anti-France », comme nos prédécesseurs du Comité Maurice Audin ont été accusés de l’être. Tout au contraire. Notre demande de transparence et de vérité est conforme à l’image de la France qui est la nôtre et qui doit prévaloir au XXIe siècle. C’est en reconnaissant les crimes commis en son nom à certains moments de son histoire, en n’ayant pas d’organismes opaques au sein de son État, qu’elle peut être fidèle aux droits de l’homme qu’elle a eu le mérite de proclamer.
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