11 Mai 2020
Dans un pays marqué par une défiance grandissante envers les gouvernants, l’épidémie de Covid-19 a ébranlé encore un peu plus les ressorts du macronisme. A l’inverse de ses homologues européens, la crise sanitaire n’a pas permis au président français de redresser la barre.
Par Gérard Courtois
Analyse. La France est la patrie des autocuiseurs à vapeur. Elle en fut l’inventrice, puisque Denis Papin mit au point, en 1679, le premier appareil de ce type, muni d’une soupape de sécurité et d’un couvercle bloqué par une traverse à vis. Elle en est la championne depuis que, en 1953, sa « Super-Cocotte » a fait de la Société d’emboutissage de Bourgogne, plus connue sous son sigle SEB, le leader mondial de ce secteur. Mieux, depuis des lustres, la France elle-même est une Cocotte-Minute. Régulièrement, sous l’effet de températures excessives ou d’expérimentations hasardeuses, la marmite nationale produit de brusques ébullitions politiques ou sociales voire, si le couvercle est mal ajusté, de brutales révolutions.
Au-delà des précautions imposées par la situation sanitaire, on comprend donc l’extrême prudence avec laquelle le gouvernement amorce la sortie des deux mois de confinement imposés au pays pour enrayer la pandémie de Covid-19. Le ministre de la santé, Olivier Véran, le disait le 3 mai : « Si le confinement est bien respecté jusqu’au bout, le couvercle aura été mis sur la casserole de l’épidémie et nous pourrons déconfiner progressivement dans les meilleures conditions. » Comme chacun sait, il convient de soulever la soupape délicatement pour laisser s’échapper la vapeur emmagasinée, avant de desserrer le couvercle.
Affaire de doigté, donc. Et tout autant de confiance dans le manipulateur. Le premier ministre ne s’y est pas trompé, le 28 avril devant l’Assemblée nationale : « Aucun plan ne permettra d’endiguer l’épidémie si les Français n’y croient pas. » Or, quoi qu’il dise et fasse et parfois même à cause de ce que ministres et président disent et font, les Français n’y croient guère.
C’est la première singularité nationale. Contrairement à ce que l’on constate dans les pays comparables touchés par le virus, une nette majorité de Français – de 60 % à 62 % selon les enquêtes récentes d’Ipsos, d’Elabe ou de l’IFOP – ne sont pas satisfaits de l’action du gouvernement contre l’épidémie et ne lui font pas confiance pour gérer efficacement la sortie du confinement. Pour une raison simple : plus de 70 % pensent qu’il sera incapable de rendre effectives les mesures qu’il a annoncées, qu’il s’agisse de la distribution de masques autant que de besoin ou de la réalisation de centaines de milliers de tests de dépistage.
Cette défiance à l’égard des responsables politiques en général et des gouvernants en particulier n’est pas une découverte. Elle s’est enracinée profondément dans l’esprit des Français depuis deux décennies, au fil des présidences de Jacques Chirac, de Nicolas Sarkozy et de François Hollande. Quelles qu’aient été les circonstances, chacun fut jugé infidèle à ses promesses et impuissant à résoudre les problèmes du pays.
Passé l’élan de sa victoire, Emmanuel Macron n’a pas fait mieux. Au contraire, il a cristallisé contre lui depuis deux ans un rejet puissant, tenace, souvent vindicatif. A l’inverse de ses homologues européens, la crise sanitaire ne lui a pas permis de redresser la barre. Si l’on excepte un bref réflexe légitimiste à la mi-mars, il ne se trouve désormais qu’un Français sur trois ou à peine plus pour lui faire confiance.
C’est un capital d’autant plus maigre que deux erreurs majeures ont, d’emblée, profondément choqué l’opinion publique : chacun a compris que les discours officiels sur l’inefficacité des masques ne servaient qu’à occulter leur pénurie et personne n’a compris pourquoi l’on décrétait brusquement la mise sous cloche de l’économie nationale un samedi soir tout en maintenant, le lendemain, le premier tour des élections municipales. D’où les accusations d’incurie et de mensonge. Et un degré saisissant de suspicion à l’endroit du gouvernement : 51 % des Français pensent qu’il cache des informations aux citoyens sur l’épidémie.
A la défiance s’ajoute la colère, autre singularité nationale dont on a mesuré la violence, à l’automne 2018, avec le mouvement des « gilets jaunes ». Selon le baromètre annuel de Sciences Po, 56 % des Français assurent éprouver de la colère à l’égard de la politique du gouvernement. Certes, cette enquête a été réalisée fin janvier-début février, en pleine bataille sur la réforme des retraites. Or la crise sanitaire n’y a rien changé. Selon une enquête complémentaire menée entre le 2 et le 7 avril, ce sentiment reste partagé par 53 % des personnes interrogées. Confinée depuis deux mois, la colère continue manifestement à bouillonner dans la société française.
La colère continue de bouillonner dans la société française et il est peu probable qu’elle s’apaise dans les mois à venir, au vu de la vertigineuse dépression économique qui s’annonce
Il est tout sauf probable qu’elle s’apaise dans les mois à venir, au vu de la vertigineuse dépression économique qui s’annonce : le produit intérieur brut va chuter d’environ 9 % en 2020, soit une récession trois fois plus sévère qu’en 2009, au plus fort de la crise financière. Dans l’immédiat, pour éviter l’explosion du chômage et des faillites en cascade, le gouvernement a déployé un impressionnant filet de sécurité : il a, en quelque sorte, nationalisé les salaires de 12 millions de Français en chômage technique et les comptes d’exploitation d’un million d’entreprises, commerçants et artisans. Une telle prodigalité ne sera pas tenable très longtemps. Ajouté à l’anxiété sanitaire, le traumatisme social à venir n’est pas de nature à calmer les esprits. C’est un euphémisme.
Défiance, suspicion, ressentiment, colère : la revanche des « passions tristes » est donc cinglante. Ces passions tristes que fustigeait le candidat Macron dans son livre-programme Révolution (XO, 2016) et qu’il se faisait fort de chasser, au bénéfice de « nos grandes passions joyeuses, pour la liberté, l’Europe, le savoir, l’universel ». Ce n’est pas le lieu, ici, d’entrer dans les subtilités de Spinoza, auquel le futur président faisait référence. Mais une évidence s’impose : le mouvement des « gilets jaunes » avait ébranlé les ressorts du macronisme, l’épidémie de Covid-19 les fait voler en éclats.
Il ne s’agit pas seulement de la « transformation profonde » du pays dont Emmanuel Macron avait fait sa grande ambition et le moteur de son action. Après celle des institutions, on peut sans risque prédire que la réforme emblématique des retraites va rejoindre le cimetière des illusions perdues. Au-delà, c’est la philosophie même du chef de l’Etat qui est invalidée par la crise actuelle. « Il faut en finir avec la République inefficace », lançait-il, conquérant, aux parlementaires réunis en congrès à Versailles le 3 juillet 2017.
Ce discours inaugural avait érigé le « devoir d’efficacité » en principe cardinal du quinquennat. Et, plus encore, le principe d’« effectivité, c’est-à-dire l’application concrète, tangible, visible des principes qui nous guident ». Le pouvoir exécutif peut, à juste titre, plaider que la catastrophe sanitaire était aussi imprévisible qu’exceptionnelle. Il n’en est pas moins comptable, selon ses propres termes, des « failles », des « ratés », des « insuffisances » et des « faiblesses de notre logistique » qu’il n’a pas su prévenir.
Champion de l’efficacité, il se voulait aussi le chantre de « l’émancipation » de chacun ; le voilà confronté à une exigence massive de protection collective. Il revendiquait crânement la verticalité du pouvoir central et n’a pas pris de gants, depuis trois ans, pour renvoyer les collectivités locales dans leur pré carré ; le voilà contraint d’appeler à l’aide maires, conseils départementaux et régionaux pour mieux gérer la crise au plus près du terrain.
Quant aux « premiers de cordée », hier portés au pinacle, ils sont aujourd’hui éclipsés par les premiers de corvée, soignants, caissières ou éboueurs, ces nouveaux « héros » de la nation.
Enfin, et c’est peut-être le choc le plus brutal, ce jeune président convaincu que « le destin de la France est d’embrasser la modernité » et qui portait haut son « optimisme volontaire » doit aujourd’hui faire face, avec cette pandémie, à la crise la plus anxiogène et archaïque qui soit. Privatisée, laïcisée et comme aseptisée par la médecine depuis des décennies, la mort s’était effacée de notre imaginaire collectif ; elle resurgit soudain comme une réalité imprévisible, terriblement contagieuse et pour l’instant non maîtrisable par la science.
Bref, le projet sur lequel, bon gré malgré, Emmanuel Macron a été élu il y a trois ans est désormais caduc. Il en est évidemment conscient. Dès le 12 mars, il appelait à « interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour, interroger les faiblesses de nos démocraties ». Le 16 mars, il l’admettait sans détour : « Beaucoup de certitudes, de convictions seront balayées, remises en cause ».
Le 13 avril, enfin, évoquant l’« ébranlement que nous vivons », il concluait son discours par cette apostrophe en forme de mantra pour les semaines et les mois à venir : « Sachons sortir des sentiers battus, des idéologies, nous réinventer – moi le premier ». Saisissante contrition de la part d’un homme qui, trois ans auparavant, voulait redonner sens à la politique, précisément en la réidéologisant.
Se réinventer, donc. C’est-à-dire espérer que la crise actuelle, comme une ardoise magique, lui permette de s’offrir une page vierge où tracer un nouveau dessein. Lequel préfigurerait, peut-on penser, l’architecture d’une candidature en 2022 et la perspective d’un second mandat. Le pari est énorme.
Six mois après leur entrée à l’Elysée, Jacques Chirac était le menteur, Nicolas Sarkozy le frimeur, François Hollande l’amateur. Et aujourd’hui, Macron l’arrogant
Réussir pareille mue suppose, là encore, que les Français y croient si peu que ce soit. Or il est une règle toujours vérifiée sous la Ve République : l’image d’un président se cristallise en tout début de mandat – et de façon indélébile. Six mois après leur entrée à l’Elysée, Jacques Chirac était le menteur, Nicolas Sarkozy le frimeur, François Hollande l’amateur. Et aujourd’hui, Macron l’arrogant. Cruel et caricatural, sans aucun doute. Mais c’est ainsi. Un seul, François Mitterrand, réussit à se métamorphoser, devenant le héraut de la « France unie » après avoir été celui de la gauche anticapitaliste.
Nul doute qu’Emmanuel Macron cherche à s’en inspirer. En attestent ses appels répétés, depuis deux mois, à « l’union sacrée » et la « cohésion » du pays ; sans oublier « l’union nationale », ce leurre qui ne fut posé que pour se donner le beau rôle et réserver aux oppositions le mauvais, celui de la division nationale. La référence mitterrandienne est plus explicite encore sur le site Internet de la présidence de la République dont la page d’accueil s’ouvre sur cette injonction : « Découvrez les visages de la France unie face à la crise ». Suit la présentation par de courtes vidéos d’une dizaine de citoyens, médecin, militaire, pharmacien, chef d’entreprise, prestataire, militants associatif ou bénévole du service civique, édifiants symboles de la mobilisation et de la solidarité.
Mais, outre qu’une telle conversion relèverait du « miracle de la foi » comme le notait avec un humour grinçant Régis Debray dans un récent entretien au Journal du dimanche, l’actuel président ne dispose pas des atouts de son lointain prédécesseur. A sa stature, son expérience et ses talents hors norme de prestidigitateur, Mitterrand avait ajouté le bénéfice d’une cohabitation de combat avec Jacques Chirac. Elle lui permit de poser gravement au père de la nation tout en multipliant coups de griffes et embuscades contre le gouvernement de droite. Dans les mois à venir, Emmanuel Macron risque fort de se trouver dans la situation exactement inverse : confronté à l’urgence sanitaire persistante et économique grandissante, harcelé par des oppositions acharnées à l’affaiblir et sommé de tous côtés de rendre des comptes sur sa gestion de la crise.
Il reste que le chef de l’Etat n’a guère d’alternative. Aussi mince soit sa consistance et sa crédibilité, cette stratégie de la France unie est son seul espoir de sortir de cette crise par le haut. Et non par la porte.