25 Mai 2020
[ Dans le cadre du travail lancé par La Ville en Commun et INTA sur l'aménagement du territoire dans l'après crise sanitaire, je publie cette réflexion de Martin Vanier /géographe, professeur à l’École d'Urbanisme de Paris que je partage...Pierre Mansat ]
La « petite ritournelle territoriale »[1] n’a pas tardé à reprendre. Passé le pic de crise, cette petite musique bien française, selon laquelle pour tout problème, enjeu ou défi, il y a avant tout une réponse territoriale, celle du local censé être à la bonne échelle, s’entend à nouveau partout. À peine les perspectives du déconfinement ouvertes, les appels au « bon sens près de chez vous » ont repris de plus belle. Contre cet État centralisateur qui voit tout de trop loin et a montré son incapacité d’anticipation, place aux collectivités territoriales et aux vertus de la décentralisation ! Les prises de parole de maires et de présidents de département ou de région se multiplient pour qu’ils puissent gouverner « chez eux », ces endroits à nul autre pareils qui, de place en place, couvrent la France entière.
Le président du département des Hautes-Alpes a lancé un appel public pour proposer de reprendre sans tarder l’activité touristique dans un territoire faiblement touché par l’épidémie, comme si les touristes du 05 ne venaient pas de Marseille, de Lyon, de Paris et d’Europe. Le président de la collectivité de Corse a invité le gouvernement à mieux écouter les scientifiques corses, qui ont probablement une science corse du coronavirus. Le plan de reprise de la scolarité non encore connu, des maires à la pointe de la demande sociale savaient déjà ce qu’ils ne feraiennt pas dans « leurs » écoles. La France des territoires se rebiffe, les uns pour prétendre alléger les contraintes imposées par l’Etat, les autres pour s’affirmer plus responsables que lui. On se bouscule au portillon de l’autorité et du commandement.
C’est peu dire que la crise de Covid-19 interroge la décentralisation. Doit-on pour autant en revenir au très classique et stérile face-à-face entre un Etat technocratique et parisien, et des territoires seuls dépositaires de la proximité ? Ne serait-il pas temps de travailler à la société de l’efficacité globale[2], celle au sein de laquelle les services publics et les biens communs sont produits par des chaînes d’acteurs, locaux et globaux, publics et privés, en particulier en matière de santé ? Les maires réclament plus de pouvoir, mais de pouvoir quoi ?
L’efficacité globale est ce qui a fait défaut à la France championne du monde de la dépense publique (bientôt 60 % du PIB), à l’intérieur de laquelle le budget de la santé publique, celui des hôpitaux compris, n’a cessé d’augmenter depuis 60 ans. Pourquoi, avec cette croissance continue de moyens, la France a-t-elle fait moins bien dans la crise pandémique que l’Allemagne, la Corée du sud, le Portugal ou Taïwan ?
Les réponses à explorer sont nombreuses. On s’en exonère lorsqu’on préfère dénoncer le mensonge d’État, le complot des masques, ou l’aveuglement gestionnaire des Agences régionales de santé. Au passage, on fait semblant d’ignorer qu’au sein de ces dernières, ce sont les partenaires sociaux de l’Assurance maladie, les représentants des collectivités locales et ceux des usagers, ainsi que les personnalités qualifiées, qui font la majorité, et non les services de l’État.
Il y a beaucoup de leçons à tirer de l’événement, dans la durée. La toute première est le caractère primordial des capacités de coordination d’un pays, en son sein comme autour de lui. En France, on a réagi à juste raison sur l’état des stocks (de masques, de respirateurs, de tests, etc.), mais des stocks sans flux n’ont aucun sens. Pour lutter contre un phénomène qui diffuse par circulation, comme une pandémie, il faut en organiser une autre, faite d’informations, de matériels et de moyens, de décisions, de malades aussi, qu’il s’agit de déplacer. On doit confiner la population, mais non les responsabilités et les capacités d’action. Ce qui sauvent les territoires dont les populations sont massivement affectées, ce sont les réseaux, de tous ordres : les réseaux numériques qui permettent la traçabilité de la maladie, les réseaux de santé qui permettent d’encaisser le choc, les réseaux de services publics qui maintiennent le fonctionnement quotidien, les réseaux productifs et logistiques qui évitent le collapse. Quid des réseaux de territoires ?
Derrière chaque réseau, il y a un opérateur ou plusieurs : des intercommunalités, des entreprises privées ou en mission de service public, des agences publiques, des géants du numérique, des associations et des bénévoles, etc. Se coordonner entre acteurs hétérogènes et inégaux est un immense défi. Quiconque parmi eux prétend sauver les gens par sa seule autorité et responsabilité fait seulement perdre un temps précieux au système à activer.
Malheureusement, la pensée antisystème ne s’est jamais aussi bien portée. Aux interdépendances et aux circulations, elle oppose les frontières et les cloisonnements. De fait, la pensée antisystème rejette le réseau et se replie sur le territoire. Si beaucoup d’élus locaux pensent tant « territoire » sans parvenir à penser « réseau », c’est parce qu’ils représentent des électeurs bien décidés à continuer à en faire autant. Le problème majeur de la société de l’efficacité globale est d’abord sa capacité à se reconnaître comme une société en réseau, et non pas comme un archipel de principautés locales, régulièrement défiées par un État normatif.
Quant à ce dernier, quelles capacités coordinatrices a-t-il montré ces dernières semaines ? On a bien vu son exercice régalien, sa mobilisation préfectorale, son goût pour la « grand plan national » présidentiellement dévoilé au journal de 20 heures, son recours à la parole des sachants. Un peu moins ses pratiques de coopération, d’entente avec la multitude d’acteurs au front de l’urgence, d’appui à leur efficacité globale. Nul doute qu’elles existent, mais l’Etat ne les revendique guère et reste largement prisonnier de l’image de sauveur souverain qu’il pense devoir aux Français.
Entre des élus locaux qui passent en permanence de « au secours l’Etat s’en va » à « au secours l’Etat revient », et un Etat qui fait semblant de maîtriser seul des événements qui le dépassent, la France n’a pas su faire aussi bien face au coronavirus que ce que ses moyens auraient dû lui permettre. C’est une responsabilité collective. Elle interpelle certainement la politique hospitalière, la gestion des stocks d’urgence, l’indépendance industrielle de secteurs stratégiques, la vulnérabilité terrible des poches de pauvreté, et quelques autres gros sujets encore. Mais elle interpelle surtout notre contrat politique, nos rapports collectifs au pouvoir, quel qu’il soit, notre conception de l’efficacité, et la construction mentale de l’espace dans lequel nous nous proposons de la déployer.
[1] Frédéric Tesson, De la spatialité des acteurs politiques locaux : territorialités et réticularités, Presses de l’université de Pau et des pays de l’Adour, 2017.
[2] Pierre Muller, La société de l’efficacité globale, PUF, 2015.