D’autres réflexions cherchent à relier cette diffusion à l’urbanisation planétaire et à ses différentes formes. Les foules denses de lieux typiquement urbains – comme les marchés ou les transports en commun – semblent avoir joué un rôle essentiel dans la diffusion initiale du Covid-19. À l’inverse, les images de villes vides, à l’arrêt, qui ont fait le tour du monde illustrent une suspension extraordinaire de l’urbanité et de ses logiques.
La ville serait-elle alors doublement victime du Covid-19 : d’abord touchée par ses habitants puis dans ses logiques de fonctionnement ?
Certains désignent la métropolisation, cette concentration toujours accrue de richesses et d’habitants dans les plus grandes villes, comme l’une des causes de la crise sanitaire actuelle. Un graphique du Financial Times représentant ce qui ressemble à une course des grandes régions urbaines, semble conforter cette idée.
Au-delà des apparences, souvent amplifiées par les lunettes grossissantes de la médiatisation, cette articulation métropoles-Covid-19 est-elle si évidente ?
Les périphéries urbaines en première ligne
Certaines formes de l’urbain seraient-elles particulièrement propices à la diffusion de la pandémie ? Dans son article, « L’humanité habite le Covid-19 », le géographe Jacques Lévy rappelle qu’« on pourrait s’attendre à ce que les grandes villes soient beaucoup plus touchées que les autres espaces », à cause de la concentration des infrastructures de mobilité et des interactions plus intenses et plus rapprochées qu’ailleurs.
Mais « les plus grandes densités de cas se rencontrent plutôt dans des villes petites et moyennes ou sur des bateaux de croisière et bien sûr, dans les maisons de retraite, dans des situations où ce ne sont pas les liens faibles typiques des grandes villes qui dominent et où les interactions supposant une interconnaissance représentent une grande part de l’ensemble des liens. »
Il propose l’hypothèse selon laquelle les zones plus denses seraient plus protectrices, en favorisant « une immunité particulière liée à une forte exposition permanente à des agents pathogènes multiples ». Inversement, il suggère que les « liens forts » basés sur l’interconnaissance, typiques des espaces d’urbanisation diffuse, pourraient y expliquer le développement précoce du Covid-19, en raison des contacts rapprochés que ces modes de sociabilité impliquent.
Dans un article synthétisant les connaissances acquises depuis la pandémie du SRAS en 2003, les chercheurs nord-américains Roger Keil, Creighton Connoly et S. Harris Ali mettent en avant, eux aussi, la vulnérabilité plus grande des espaces urbains périphériques face aux pandémies.
Ils dégagent trois types de causalités pour éclairer cette situation.
Tout d’abord, le rapprochement des zones urbaines des zones naturelles autrefois éloignées où résident les animaux réservoirs des virus responsables des nouvelles zoonoses. Ensuite, le rôle majeur des infrastructures de mobilité (aéroports, mais aussi routes logistiques globales) dans l’expansion spatiale du virus. Enfin, ils notent l’effet des failles du gouvernement urbain, qui peine souvent à s’adapter aux changements rapides de ces marges urbaines, à la fois pour surveiller les épidémies et pour y apporter les réponses sanitaires.
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Bien entendu, conforter ces diverses hypothèses implique l’accès à des données territoriales fines et des enquêtes adaptées, alors même que de nombreuses incertitudes entourent encore les statistiques sur la pandémie. Notons aussi la nécessité de bien cerner les temporalités et les rythmes qui structurent la diffusion des maladies.
Autrement dit, la spatialité des premières étapes de diffusion du Covid-19 ne sera sans doute pas la même que lorsque le virus aura touché la plus grande partie de la population, dans quelques semaines ou quelques mois.
Des événements locaux accélérateurs
Pour proposer des pistes d’analyse complémentaires, partons des cartes actuelles sur la présence de la maladie en France et en Europe, tout en sachant que le nombre de décès répertoriés ne représente qu’une part, difficile à évaluer à ce stade, des victimes réelles.
Les premières semaines de la diffusion du virus en France font ressortir la situation de la région de Mulhouse, l’un des premiers clusters, qui a joué un rôle majeur dans la diffusion du virus dans la région Grand Est. Un événement particulier, le rassemblement de près de 2250 fidèles de l’église évangélique du 17 au 21 février, peut être considéré comme « super-propagateur » en raison de la concentration des fidèles dans un lieu fermé pendant cinq jours.
D’autres événements comparables, tels que des carnavals ou des matchs, ont joué un rôle similaire dans la diffusion du virus.
Ces événements favorisent l’extension de la pandémie dans une région donnée, et dessinent ainsi les contours d’une géographie singulière, en l’occurrence les villes moyennes de l’Est de la France. Pourtant, cela ne paraît pas dû – du moins pas uniquement – à des caractéristiques spécifiques de ces lieux, à des formes de sociabilité exclusive ancrées dans une logique de proximité.
Ces exemples mettent en évidence une autre composante essentielle du point de vue spatial : l’importance des visiteurs extérieurs qui ont à leur tour transporté la maladie dans d’autres lieux, parfois fort éloignés : Bretagne, Corse, Guyane, etc.
En première analyse, les épisodes de super-propagation du virus soulignent l’intensité des mobilités de nos sociétés. Ces mobilités peuvent se structurer majoritairement à des échelles locales mais très fréquemment elles s’inscrivent dans des échelles plus larges, ce que le géographe Michel Lussault désigne sous le terme d’« hyperspatialité ».
Des espaces tissés de liens
Plus qu’à une analyse en termes de différenciation des territoires, voire d’inégalités entre les différents espaces, ces exemples conduisent à souligner les liens qui les connectent, à travers les échelles.
Ces caractéristiques spatiales sont à rapprocher de celle qu’identifie l’économiste et sociologue Pierre Veltz dans La France des territoires, défis et promesses (2019). Il y met en avant l’idée d’une société des liens choisis, dans un espace tissé de relations et de mobilités intenses qu’il dénomme « Ville France ».
Dans leur étude du système urbain français, les géographes Sandrine Berroir, Nadine Cattan et leurs collègues ont donné une illustration cartographique forte de ces liens intenses structurant l’espace français. Ces représentations du système urbain constituent à notre avis un outil d’analyse utile pour comprendre les logiques spatiales du Covid-19 dans ce moment initial.
L’interdépendance de nos territoires
Gardons-nous du reste de voir dans cette organisation du territoire par des mobilités intenses une tare de notre organisation sociale, même si elle explique la diffusion rapide de la maladie.
C’est ce même maillage, par des TGV reliant de manière relativement efficace nos régions, qui permet un transfert aisé des malades vers des zones aujourd’hui moins touchées par la pandémie pour soulager celles qui ploient sous la première vague ; ce maillage produit de la solidarité et illustre l’interdépendance de nos territoires.
Si les chercheurs en sciences sociales ne peuvent prétendre contribuer directement à la connaissance des mécanismes biologiques de cette pandémie, la diffusion du Covid-19 entremêle toutefois des mécanismes biologiques et sociaux. Les logiques spatiales en sont une dimension essentielle. Les travaux des géographes sur l’urbain et sur la mobilité apportent, on le voit, une contribution utile à la compréhension des dynamiques du Covid-19.
À plus long terme, l’analyse des liens entre urbanisation, mobilité, gouvernance locale et diffusion de la pandémie pourra aussi contribuer à des réflexions visant à identifier les meilleures logiques d’organisation spatiale pour une humanité moins vulnérable.