8 Avril 2020
Une tribune de Fabien Archambault Historien, spécialiste de l’Italie contemporaine
« Les Italiens en font-ils trop ? » Cette question, posée par l’animateur de la Matinale de France Inter au ministre de l’Économie Bruno Le Maire le lundi 9 mars, ne pouvait que faire sursauter ceux des auditeurs qui, pour des raisons familiales ou professionnelles, suivaient avec inquiétude l’évolution de la situation sanitaire de l’autre côté des Alpes depuis la mi-février. La veille en effet, le gouvernement italien avait ordonné le confinement d’une bonne partie du nord du pays, avant, le soir même, d’étendre la mesure au reste de la péninsule, en raison notamment de la fuite de dizaines de milliers de personnes potentiellement contaminées vers le Sud. Une telle mesure, radicale, venait renforcer les premières dispositions prises quinze jours auparavant, qui de toute évidence n’avaient pas été suffisantes pour freiner la propagation de l’épidémie, et notamment la plus importante d’entre elles, la fermeture immédiate et à une large échelle des établissements scolaires et universitaires.
Sur ce plan, les autorités italiennes n’avaient pas fait dans la demi-mesure. Après que les premiers décès dus au coronavirus ont été attestés les vendredi 21 et samedi 22 février dans les communes de Vo et de Codogno, ce sont tous les établissements scolaires et universitaires de la plaine du Pô qui restent clos le lundi 24 février, que ce soit en amont du fleuve, dans le Piémont, sur sa rive droite (l’Émilie-Romagne) ou sa rive gauche (la Lombardie et la Vénétie). En tout, ce sont près de trois millions d’élèves et de 700 000 étudiants, représentant environ 40 % des effectifs nationaux, qui sont priés de rester chez eux. Cette décision, qui avait pour conséquence de ralentir l’activité d’une zone de presque 25 millions d’habitants qui constitue le cœur économique du pays, est prise au nom de motifs sanitaires, l’Organisation mondiale de la Santé estimant que les enfants et les jeunes adultes sont responsables pour 30 à 40 % de la diffusion d’une épidémie au sein de la population.
Lorsque, deux jours plus tard, le mercredi 26 février, un enseignant du collège de Crépy-en-Valois est diagnostiqué, post-mortem, positif au Covid-19, on s’attend donc à ce que les mêmes préoccupations sanitaires conduisent à la fermeture des structures éducatives de la région parisienne : après tout, Crépy-en-Valois est situé à la même distance de Paris (60km) que Codogno de Milan. Et pourtant rien ne se passe. Pendant les quinze jours qui suivent, ceux qui reçoivent des nouvelles d’Italie passent même de l’étonnement à l’incompréhension. Les responsables politiques et sanitaires qui justifient cet attentisme recourent en effet à des arguments surprenants. C’est par exemple Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Éducation nationale, qui répète à l’envi qu’il est hors de question de fermer toutes les écoles, car cela risquerait de « paralyser tout le pays », ce qui serait « contre-productif », et surtout contraire à une « stratégie sanitaire » élaborée par la France en 2011, dont on ne trouve la trace nulle part et qu’apparemment elle est la seule à suivre. C’est aussi Jean-François Delfraissy, l’actuel président du conseil scientifique pour le Covid-19 créé ad hocpar le président de la République, qui le 11 mars, toujours sur France Inter, explique doctement que la France n’est pas l’Italie, que les structures sanitaires sont meilleures ici que là-bas et notamment que « le nombre de lits de réanimation est beaucoup plus important » chez nous que chez eux.
On est pris d’un doute : il doit forcément savoir que la région la plus touchée en Italie est la Lombardie, qu’il s’agit d’une des régions les plus riches d’Europe, avec la Bavière et l’Ile-de-France, ce que reflète d’ailleurs le nombre de lits en réanimation, sensiblement le même qu’en région parisienne (859 pour dix millions d’habitants pour les Lombards, un millier pour douze millions d’habitants pour les Franciliens). Bref, on n’avait pas affaire à la Calabre du XIXe siècle désemparée face au choléra, mais à une région riche aux structures sanitaires solides bien qu’affaiblies, comme les nôtres, par vingt ans de cures d’austérité.
Ces sentiments d’incompréhension cèdent parfois la place à des moments d’effarement. Par exemple quand on apprend que des enseignants exerçant dans un établissement scolaire du « cluster » de l’Oise mais n’y résidant pas, sont priés par leur rectorat d’aller faire des remplacements ailleurs dans le département. Une riche idée destinée sans doute à la réalisation d’un test épidémiologique grandeur nature sur la vitesse de propagation d’un virus dont les résultats nourriront nos futures « stratégies sanitaires » dont pourraient profiter, qui sait, nos amis italiens. Effarement toujours quand, le 10 mars, on lit dans la presse italienne les déclarations d’un conseiller du ministère de la Santé italien, Walter Ricciardi, accusant explicitement la France de baisser artificiellement son nombre de morts en écartant du décompte macabre quotidien des individus atteints du Covid-19 mais aussi d’autres pathologies rendues responsables du décès ; et ceci pour des « raisons de communication politique ».
Effarement enfin quand le nouveau ministre de la Santé, Olivier Véran, déclare à son retour d’une réunion à Rome avec des homologues européens le 25 février que tout est sous contrôle en France et qu’il « n’y a pas d’épidémie en Italie ». De deux choses l’une : soit il est atteint de surdité précoce, soit il faut licencier sur le champ les interprètes qui assuraient la traduction simultanée. La remarque vaut bien sûr pour Emmanuel Macron qui, de retour d’un sommet franco-italien à Naples le 27 février, ne trouve rien de mieux à faire que de s’engouffrer, avec l’armée mexicaine qui l’escorte dans tous ses déplacements, dans un EHPAD du XIIIe arrondissement de Paris… pour annoncer qu’il fallait isoler les EHPAD afin de protéger les personnes âgées.
Quand tout sera derrière nous, il restera à comprendre les raisons de cette arrogance, qu’elle s’enracine dans une vieille condescendance envers l’Italie qui traduit malheureusement une profonde méconnaissance de notre voisin ou qu’elle soit la manifestation des préjugés de la technocratie néolibérale à la sauce macroniste pour laquelle un État endetté du sud de l’Europe ne peut être qu’inefficace et inadapté. Quoi qu’il en soit, la confrontation avec la réalité risque de ne pas tourner à l’avantage des élites françaises et devrait les inciter à l’avenir à plus de modestie.
Car on sait d’ores et déjà que la seule question sensée à poser à Bruno Le Maire était bien de savoir pourquoi les Français ne faisaient pas comme les Italiens.