Diriger la recherche des disparus est l’une des missions les plus ingrates du gouvernement mexicain : impossible, en effet, d’apporter une solution à un drame en perpétuelle aggravation. Nommée par le président Andrés Manuel López Obrador il y a un an, Karla Quintana, avocate spécialiste des droits de l’homme, tente de relever le défi. Elle décrit les petits pas franchis pour «commencer à apporter un début de réponse» à un problème qui s’éternise. Depuis 2007, avec la guerre déclarée par l’ex-président Felipe Calderón au narcotrafic, suivie d’une explosion de rivalités sanglantes entre cartels, le nombre de disparitions augmente à un rythme exponentiel dans le pays. Aujourd’hui, l’ampleur de la tragédie est incommensurable : la commission dirigée par Quintana dénombre plus de 60 000 disparitions entre 2007 et 2019, dont plus de 5 000 survenues sous le nouveau gouvernement, selon des chiffres provisoires. Contrairement à d’autres pays d’Amérique latine, qui cherchent leurs disparus du passé, le Mexique affronte une crise continue. Recenser les disparus, selon Karla Quintana, c’est reconnaître l’ampleur de cette crise.

Début janvier vous avez révélé le chiffre de 60 053 disparitions au Mexique depuis fin 2006. Or, il y a un an, le registre officiel faisait état de 40 180 disparus. Comment expliquer un tel écart ?

Karla Quintana, avocateIl n’y avait pas de méthode homogène et systématique de recensement pour toutes les régions du pays. Le chiffre de 40 000 n’était déjà plus actuel lorsqu’il a été divulgué. Chaque Etat doit réviser ses données. Nous avons mis en place un système de dénonciation des disparitions en temps réel. N’importe qui peut dénoncer une disparition en ligne. Nous croisons ces données avec les enquêtes judiciaires existantes pour obtenir un tableau complet des disparitions d’origine criminelle, donc toutes les disparitions forcées et les enlèvements. (Photo DR)

Le chiffre pourrait-il encore augmenter ?

Oui mais nous ne savons pas encore à quel point car les données sont en cours de révision dans près de 20 Etats (sur les 31 que compte le Mexique), notamment dans certaines régions où la problématique des disparitions est vive.

Qui sont ces disparus ? Aux mains de qui disparaissent-ils ?

Environ 75 % sont des hommes, et la plupart sont jeunes. Parmi les femmes, il y a davantage de disparues dans la tranche d’âge des 15-19 ans. Les mineurs représentent près de 20 % des victimes. C’est la jeunesse qu’on fait disparaître. L’hypothèse privilégiée est la traite d’être humains, qu’il s’agisse de trafic sexuel ou d’esclavage. Plusieurs cas valident cette hypothèse. C’est très inquiétant.

Ces disparitions forcées sont en général le fait des autorités ou du crime organisé ; parfois les deux sont complices. Le contexte de violence des dernières années, et en particulier l’augmentation des homicides, concorde avec la courbe des disparitions : 97 % des disparitions survenues au Mexique depuis soixante ans se concentrent sur les treize dernières années.

Quelles actions peut accomplir la commission que vous dirigez dans un contexte aussi défavorable ?

Les familles de disparus ont longtemps réclamé une institution qui fasse le pont avec des autorités qui leur fermaient les portes. La commission a été créée par la loi générale sur les disparitions de 2018. Au Mexique, ce sont les proches de disparus qui mènent les enquêtes parce que l’Etat fédéral les a abandonnés.

Le premier pas a été d’admettre l’existence de la crise, qui est pire que titanesque, abyssale. Nous devons rompre l’inertie totale du système. Auparavant, beaucoup de disparus n’étaient même pas reconnus comme officiellement disparus. Il y a un problème au niveau des enquêtes. La commission ne peut pas enquêter directement sur une disparition mais elle peut impulser les enquêtes judiciaires et travailler en coordination avec les enquêteurs qui dépendent des procureurs locaux ou fédéraux. Malheureusement, il y a un manque d’effectifs et de moyens. Dans une région que je ne citerai pas, il y a trois enquêteurs pour près de 1 000 dossiers de disparition. Le taux d’impunité reste très élevé : il n’y a eu qu’une cinquantaine de jugements pour disparitions dans toute l’histoire. La loi est insuffisante : il y a des mesures, comme l’octroi de bénéfices aux personnes qui apportent des informations utiles aux enquêtes, qui devraient être envisagées.

Vous accompagnez régulièrement les familles dans leurs recherches de fosses clandestines sur le terrain. C’est l’autre versant de la crise des disparus : 3 600 fosses ont été mises à jour et près de 37 000 corps ne sont pas identifiés, qui correspondent probablement à des personnes déclarées disparues.

Nous privilégions toujours la recherche des disparus en vie. Ceci dit, nous reconnaissons aussi cette crise : le rythme d’identification des corps est trop lent. Nous avons mis en place un mécanisme extraordinaire dans le domaine médico-légal, qui permet l’intervention d’experts légistes étrangers. Mais nous devons aussi renforcer nos propres capacités : un centre d’identification va ouvrir ses portes dans le nord du pays, des unités spécialisées sont en cours d’installation.

Plusieurs scandales ont révélé le manque d’infrastructures mortuaires : à Guadalajara, les corps des victimes d’homicides étaient conservés dans des camions réfrigérants, et à Culiacán, ils étaient entreposés sur un parking, en plein soleil…

A Tijuana aussi il y a des problèmes de saturation. Et, dans certaines régions, à cause du manque de légistes, ce sont des entreprises funéraires qui exhument les restes des fosses clandestines. Les preuves ne sont pas préservées. C’est une crise absolue. La résoudre ramènerait la paix dans un très grand nombre de familles.

L’incertitude reste la pire des situations pour les proches des disparus ?

Oui, c’est pourquoi la disparition d’une personne est la pire violation des droits humains qui puisse être commise. Jusqu’à ce que nous les retrouvions tous, jusqu’à ce que leurs mères sachent où ils sont, aucun résultat ne sera suffisant.