Retraites: à gauche, l’introuvable débouché politique
17 janvier 2020 Par Pauline Graulle
Les opposants à la réforme attendent de la gauche partisane qu’elle offre une voie de sortie à la crise actuelle. Mais dans un paysage politique atomisé et en mal d’incarnation, difficile d’imaginer l’alternative.
Abdel, instrument de musique sur le dos, désigne la foule serpentine d’un mouvement de bras : « Si vous cherchez la gauche, ça ne sert à rien d’aller dans les partis. Elle est là, sous votre nez ! »
Ce jeudi 16 janvier, « la gauche » avance donc sous le soleil, boulevard du Montparnasse. Enseignants, personnel hospitalier, avocats retraités, artistes, cheminots, bobos et prolos, anciens électeurs de Mélenchon, Hamon, voire Macron, encartés ou non, syndiqués ou non… Tous ensemble, joyeux et soudés, contre la réforme des retraites du gouvernement.
Reste qu’en cette sixième semaine de manifestation, la mobilisation marque le pas. Et dans les têtes, ça tourne en rond : qui pour prendre le relais politique ? Qui pour incarner l’opposition à Macron ? Comment faire pour échapper à un mauvais remake de 2017 et s’éviter, en 2022, d’avoir à choisir entre le libéralisme macroniste et l’extrême droite ? Si les manifestants s’accordent à dire que la bataille des retraites est un tournant dans le quinquennat, voire dans l’histoire politique contemporaine, ils sont bien en peine d’imaginer ce que seront les conséquences du mouvement sur le champ politique…
« Depuis le début du mouvement, toutes ces questions reviennent souvent sur le tapis quand on est en AG avec les copains », témoigne Guillaume, jeune égoutier de la Ville de Paris. Pour celui dont le cœur bat à l’extrême gauche, la lutte actuelle a permis de prendre conscience « qu’on est arrivés à un point de rupture avec le capitalisme ». Mais pour l’instant pas grand-chose ne point à l’horizon. « Dans mon secteur, on est désabusés : on veut changer le système, et en même temps, on a l’impression que les dés sont jetés… On en est même à dire qu’on va laisser le FN arriver à l’Élysée, comme ça, tout le monde sera bien obligé de renverser la table. »
Au sein du cortège, tout le monde n’est pas encore rendu à la politique du pire. Même si Muriel, 56 ans, intermittente du spectacle, avoue qu’elle n’est pas sûre de voter, une seconde fois, Macron en cas d’un face-à-face avec Le Pen en 2022. Celle qui a mis un bulletin « Mélenchon » dans l’urne, le 23 avril 2017, est aujourd’hui « paumée ». « L’option Mélenchon, ça semble cuit, dit-elle à regret. Moi, je ne vois que l’union qui pourrait nous sortir de là, mais dans le fond, je ne le sens pas, c’est très étrange. » Raison supplémentaire de sa morosité : ses deux fils, la trentaine, ne votent pas. « Ils disent que la politique, c’est pourri. Même moi qui suis de gauche et qui crois dans la démocratie, je commence à me dire que personne ne me représente. »
Un an après l’épisode des « gilets jaunes », la plus longue mobilisation depuis Mai-68 pourrait-elle à nouveau échouer à trouver un débouché politique ? L’hypothèse n’est pas à exclure. « On a le sentiment que la gauche a disparu du paysage, souligne le politologue Rémi Lefebvre, enseignant à Sciences Po Lille. Comme s’il n’y avait pas de plan B, comme s’il n’y avait personne pour penser autre chose. »
Alors que l’Espagne vient de se doter d’un gouvernement très à gauche, de ce côté-ci des Pyrénées, rien ne semble annoncer un tel scénario. Une spécificité française ? « Le problème de l’alternative au néolibéralisme affleure partout dans le monde, relativise Christophe Ventura, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques, spécialisé dans l’étude des mouvements sociaux. Il y a de plus en plus de radicalité dans la contestation. Mais en même temps, les gens sont en plus dans une remise en cause globale de la politique institutionnelle. Et en outre, ils voient bien que la gauche n’arrive pas à proposer un projet alternatif d’ensemble. »
Contrairement à la mobilisation des gilets jaunes dont l’hétérogénéité avait quelque peu effrayé le landerneau politique, cette fois pourtant, l’ensemble de la gauche partisane n’a pas ménagé ses efforts pour tenter d’imprimer sa marque dans la mobilisation.
Depuis le 5 décembre, tous les responsables politiques, du NPA au PS, courent les plateaux de télévision et les matinales radio pour dire tout le mal qu’ils pensent de la retraite par points. Jean-Luc Mélenchon et ses collègues Insoumis de l’Assemblée nationale ne comptent plus les fois où ils ont dû se lever aux aurores se rendre sur les piquets de grève. Quant au patron des communistes, Fabien Roussel, il s’échine à organiser des grands raouts de rassemblement aux quatre coins de la France…
Même le socialiste Olivier Faure s’adonne désormais à une certaine radicalité. Comme s’il voulait signifier que la mise en quarantaine postquinquennat Hollande n’avait que trop duré, voilà le premier secrétaire du PS de toutes les manifestations. Enchaînant les sorties sur les violences policières ou sur cette réforme qui profitera au grand capital. Et citant même Lénine sur Twitter – « Quand il y a une volonté, il y a un chemin ».
Las, l’intensité médiatique n’a, semble-t-il, pas eu l’effet escompté sur les sympathisants qui sillonnent aujourd’hui les rues parisiennes : « La gauche a mis du temps avant de se positionner, et franchement, on l’entend trop peu », juge ainsi Yannick, conducteur du métro. Comment la rendre plus audible ? « Si elle s’unissait et parlait d’une seule voix, et si elle mettait en avant d’autres options, ça changerait tout », veut-il croire.
Or, de ce côté, les choses semblent, pour l’heure, bouger lentement. S’il se dit que Jean-Luc Mélenchon commencerait à envisager des coalitions pour les régionales de 2021, dans l’immédiat, La France insoumise gèle les perspectives d’union pour des raisons tactiques.
Même topo des écologistes qui ne pensent qu’à se distinguer en vue des élections municipales de mars prochain. D’où cet espace-temps compliqué : « Il faudra que les municipales soient passées pour que l’union se débloque, analyse le politologue Frédéric Sawicki, professeur de sciences politiques à la Sorbonne. On verra alors que les alliances faites entre la gauche et les écologistes donneront de bons résultats dans certaines villes, ce sera un tremplin pour la suite. »
Christophe Ventura se montre plus pessimiste : « Il y a de telles fractures internes au sein de la gauche, et au sein même des partis, que le processus de recomposition est très lent. Quant à l’écologie politique, si on sent bien qu’elle est le creuset de quelque chose, elle n’a pas atteint la maturité nécessaire à s’imposer comme une alternative. »
En attendant, toute la question est de savoir comment la gauche pourrait venir galvaniser le mouvement social. Pour Léa, 20 ans, infirmière psychiatrique à Sainte-Anne, « plus que d’une union de partis, les gens ont besoin d’une figure à laquelle se raccrocher et on ne la trouve pas ». Postée devant la Closerie des Lilas, la jeune femme à la blouse blanche bardée de slogans, explique qu’elle revoterait volontiers pour Jean-Luc Mélenchon en 2022. « Mais mes collègues, ils ne veulent plus en entendre parler. Les perquisitions, ça l’a tué. »
Le leader de La France insoumise : dans les rangs des anti-réforme des retraites, c’est le seul à être spontanément cité comme la figure de l’opposant « progressiste » à Macron. Mais un opposant usé, abimé. Qui a perdu en légitimité et que les manifestants interrogés ce jour sont peu nombreux à juger encore présidentiable.
« J’ai rencontré Mathilde Panot [député La France insoumise – NDLR], et je lui ai dit “Ne mettez pas Mélenchon en 2022, sinon c’est mort !” Elle a souri, elle était un peu gênée », raconte Audrey, prof d’anglais à Neuilly-sur-Marne. Ce n’est pas l’avis de Yann, prof de Lettres, qui s’approche pour mettre son grain de sel : « Par défaut, ça ne peut être que Mélenchon qui incarnera la suite politique. Même s’il n’est pas parfait, c’est un intello et son programme est vraiment de gauche. »
Quoi qu’il en soit, la présidentielle de 2022, Audrey et Yannick la « sent[ent] mal ». L’enseignante a voté Europe Écologie-Les Verts aux européennes « par refus de voter Mélenchon », mais dit s’en mordre les doigts aujourd’hui, « parce que Yannick Jadot est trop à droite ». « Il faudrait qu’il y ait une coalition mais irait-elle jusqu’au PS ? Je ne sais pas, s’interroge-t-elle. Quoi qu’il en soit, il faut que les forces de gauche fassent émerger un candidat neuf, un peu comme Macron était sorti de nulle part en 2017. » « Depuis trente ans et la chute du mur, tous les repères ont explosé, la gauche se retrouve incapable de penser l’alternative. Moi-même, j’ai 40 ans, j’appartiens à une génération très peu politisée. Aujourd’hui, tout le monde paie le prix de cette absence de politisation », ajoute Yannick.
Devant le métro Port-Royal, deux retraitées refont le monde sans trop y croire. Il y a Zela, ancienne directrice financière, qui touche une bonne retraite mais est venue manifester « pour les jeunes ». Et Simone, ancienne cadre de banque encartée au Parti communiste. Entre les médias qui veulent imposer un deuxième tour Le Pen/ Macron et la gauche dont elles n’attendent plus grand-chose depuis « la traîtrise de François Hollande », elles se disent, elles aussi, « désabusées ». « Oui, c’est le mot », dit Zela.
François Ruffin, Adrien Quatennens, « les écolos à qui on ne fait pas vraiment confiance »... Les deux amies, qui se connaissent depuis soixante ans, égrainent les noms, passent en revue ceux qui pourraient porter un espoir. Derrière ses lunettes loupe, Zela aimerait que la politique se résume à des programmes, et qu’il n’y ait pas de campagne électorale « car ce n’est que de la communication ». Simone, elle, se souvient du programme commun, déjà bafoué par Mitterrand. La gauche, la vraie, l’a-t-elle jamais vue victorieuse ? « En mai 68, raconte-t-elle, mes copains disaient “élections, piège à cons”. À l’époque, ça m’agaçait. Aujourd’hui, j’y pense. »