11 Novembre 2019
Marion Rousset Publié le 10/11/2019
Dans son dernier livre, “Les Vertus communes”, le professeur au Collège de France Carlo Ossola remet à l’honneur les “petites vertus”, autrefois cultivées. Car l’affabilité, l’urbanité, la discrétion ou la franchise, aujourd’hui méprisées, pourraient contrecarrer la brutalité des relations humaines.
« L’homme est un loup pour l’homme. » Ce n’est pas le règne actuel de la compétition, de l’émulation et de l’évaluation qui viendra démentir l’adage qui hante la pensée occidentale depuis la nuit des temps. Et si plutôt que de sortir les crocs dans un monde transformé en champ de bataille, on montrait patte blanche ? Si on réussissait enfin à dompter ce canidé sauvage qui empoisonne nos relations sociales pour -réveiller l’agneau blotti en chacun de nous ?
Le dernier ouvrage du professeur au Collège de France Carlo-Ossola, historien de la littérature, est un merveilleux guide pour qui veut être quelqu’un de bien. Les Vertus communes — qui évoque l’affabilité, la loyauté, la franchise, l’urbanité… — redonne vie aux gestes oubliés qui adoucissent le quotidien : contre la violence et la brutalité des rapports humains, une écoute délicate, une manière de parler avec grâce, une bienveillance teintée d’indulgence… De quoi rendre ses lettres de noblesse à la gentillesse, qui a souvent tendance à passer pour un signe de stupidité.
Quelle place les vertus héroïques, autrefois enseignées, occupent-elles dans l’imaginaire d’aujourd’hui ?
Avec le recul de l’enseignement du grec et du latin, on a vu s’éloigner les modèles transmis par la mythologie, proches de la sainteté, qui permettaient aux grandes figures de monter au Ciel ou de s’assurer une renommée éternelle. Même les vertus plus accessibles de la tradition chrétienne qui venaient à l’appui de ces attentes élevées sont tombées dans l’oubli. Qui s’inspire encore des trois vertus théologales que sont la foi, l’espérance et la charité ? Ou des quatre vertus cardinales de tempérance, de justice, de prudence et de force d’âme ?
Aujourd’hui, les conditions ne sont plus réunies pour que l’on puisse tout miser sur la valeur d’un individu. Rien ne reste de cette tradition, ou presque. Seule subsiste peut-être la figure du martyr, prêt à mourir pour ses idées. Elle s’incarne chez certains chrétiens dans des pays qui malheureusement commettent des massacres à titre religieux, mais aussi chez les djihadistes qui se suicident pour tuer d’autres personnes. Exception faite de ce cas particulier, le don de soi appartient au passé. L’héroïsme consistait à se donner un idéal et à le respecter au risque de tout perdre. Désormais, c’est un peu l’inverse : on se donne un objectif et on est capable de tout piétiner pour y arriver.
L’héroïsme n’est donc plus un horizon de pensée pour les générations actuelles ?
Au XXe siècle, ces vertus héroïques que l’individu ne pouvait pas atteindre ont été transférées aux mouvements de masse. La valorisation du collectif au détriment de l’individu a débouché, à mon sens, sur une forme de déresponsabilisation générale. Ce dont souffrent, précisément, les démocraties contemporaines ! C’est avec un regard rétrospectif sur le nazisme que Theodor Adorno écrit les Minima -Moralia. Un livre que j’ai offert, racheté, annoté je ne sais combien de fois. Son titre est magnifique : il renvoie au minimum éthique dont chacun de nous doit faire preuve, dans son comportement de tous les jours.
Le modeste précepte qui anime son propos — « Frapper avant d’entrer » dans la vie d’autrui, plutôt que d’entrer sans frapper — indique la nécessité de respecter l’aura de l’autre. Nous vivons dans une société où la volonté constante d’attaquer a pris le pas sur le détachement, l’abandon, le renoncement. Le travail se transforme de plus en plus en champ de bataille avec en face non pas des collègues avec lesquels collaborer mais des adversaires à écraser. Il est urgent de mettre un terme à cette emprise, à la faveur de la déprise.
Les « vertus communes » sont-elles un antidote à l’esprit de compétition qui anime la société ?
On ne peut plus compter sur les impératifs kantiens non négociables, tels que le devoir moral, pour réguler la vie sociale. Du coup, il faut s’appuyer sur ces gestes ordinaires qui font d’un homme ou d’une femme quelqu’un de bien pour éviter d’être en tension constante avec l’autre. Être heureux en société exige de développer en soi des qualités qu’on peut exercer dans sa vie de tous les jours : l’affabilité, la loyauté, la franchise, la bonhomie, l’urbanité, la discrétion, la générosité, la prévenance, etc.
Autant de vertus très quotidiennes, qui demandent d’abord et avant tout une capacité d’écoute et d’attention. Ne pas se laisser distraire par le bruit du monde, être disponible à l’autre et accepter que certains de nos actes soient gratuits, sans récompense. Voilà l’essentiel. Car ceux dont les vies se résument à une succession de gestes rentables ont toutes les chances de devenir eux-mêmes des machines.
La gratitude fait partie de ces gestes gratuits…
Elle consiste à admettre que ce que l’on a obtenu, on ne le doit pas tant à ses propres mérites qu’à la bienveillance d’autrui. C’est un retour vers celui qui nous a fait du bien. Une manifestation de reconnaissance vis-à-vis de la personne qui nous a aidé. L’orgueil fait qu’on a souvent du mal à le reconnaître. Il est plus agréable de se congratuler soi-même, en particulier dans une société comme la nôtre, qui passe son temps à valoriser les individus méritants. Or, pour le coup, la recherche du mérite n’est pas désintéressée, elle vise une récompense sous forme de paye, de renommée, de carrière, de pouvoir. Du reste, tous les gestes fondamentaux sont gratuits. Ce sont eux qui font la beauté de la vie.
Paradoxalement, on ne peut pas dire qu’ils soient très valorisés…
Ils sont même dévalorisés ! Prenez la « bonhomie » : Goldoni la tournait déjà en ridicule dans une de ses comédies, au point que la gentillesse d’une personne au caractère accommodant est devenue synonyme de bêtise. Elle dénote une indulgence qui confine à la crédulité et une bienveillance qui suggère une faiblesse. Il faut dire que les petites vertus ne forcent pas l’admiration. Mais on a eu tort de tourner le dos aux moralistes dont la tradition se prolonge jusqu’à Roland Barthes.
Son cours sur le « Neutre » insistait sur l’importance de neutraliser les pointes qui pourraient blesser les autres. Il faut apprendre à faire preuve de délicatesse. Un discours tranchant ne laisse aucune place à l’interlocuteur pour intervenir, rectifier le propos, donner son avis. Quand la parole est utilisée comme un couteau, une lame blessante, un instrument d’attaque, elle suscite chez l’autre une réaction de défense. On se resserre en soi-même, on ferme les portes et les fenêtres, on n’est plus ouvert au dialogue. Au contraire, l’affabilité qui consiste à parler avec grâce produit de la disponibilité.
« L’urbanité est la vertu qui triomphe au siècle des Lumières », écrivez-vous. Comment expliquer que des qualités qui furent autrefois centrales aient été à ce point oubliées ?
Le mot même d’« urbanité », que Voltaire plébiscitait, a disparu du vocabulaire courant. Depuis, cette vertu naturelle de l’adoucissement — à ne pas confondre avec une politesse affectée — a perdu de son attrait, de même que la placidité, la constance, la franchise et tant d’autres. C’est que l’idée de formation personnelle, qui était très importante pour les humanistes, a fait long feu. Érasme, Montaigne, François de Sales, Montesquieu, Leopardi… tous croyaient que l’individu était en mesure de contribuer au bonheur de tous car l’homme est plus grand que l’homme.
Autrement dit, on pouvait toujours exiger de lui un peu plus de générosité. Ils s’adressaient à des personnes qu’ils jugeaient capables de former une société, si possible heureuse. Mais au XIXe siècle, en raison de l’accélération de l’urbanisation, l’attention s’est déplacée sur les foules. On a bien essayé de former les masses, mais le plus souvent c’était pour exiger d’elles obéissance. Et depuis la fin des régimes communistes, nous sommes dans une époque creuse : la responsabilité individuelle n’est plus valorisée, et la responsabilité collective l’est de moins en moins.
On a tendance à associer les « petites vertus » aux « petites gens »…
Ce n’est pas complètement faux. Il se peut par exemple que la gratitude demeure la vertu des pauvres, comme chez Quasimodo, le personnage bossu de Victor Hugo. Quant à Geppetto, dans Pinocchio, c’est un modèle littéraire qui concentre nombre de vertus communes, à commencer par la générosité. Dans sa pauvreté, ce menuisier se montre en effet capable d’adopter une pièce de bois qui s’anime. Il ne dispose que d’un veston, qu’il vend pour pouvoir acheter un abécédaire à sa marionnette, dont il tolère toutes les bêtises. Des gestes en pure perte puisque ce fils adoptif devient un abruti, envoyé au pays des ânes. Mais son impertinence ne fait pas obstacle à la générosité de Geppetto, qui finira par être récompensé lorsque Pinocchio le sauvera de la noyade et deviendra un vrai petit garçon.
Il n’empêche que cette équivalence entre petits hommes et petites vertus, grands hommes et grandes vertus ne fonctionne pas toujours. Elle est contrecarrée par certains mythes comme celui de Philémon et Baucis. Un couple de pauvres assez sages pour reconnaître dans les pèlerins qui viennent à leur rencontre des dieux, auxquels ils offrent l’hospitalité. En remerciement de leur générosité, Zeus et Hermès les préservent de l’inondation de leur village, changent leur cabane en temple et exaucent leur souhait de se voir transformés en arbres à leur mort. Ovide montre à travers ce récit que c’est le plus petit qui est habité par les dieux.
Ces vertus du quotidien trouvent-elles leur fondement dans la religion ?
La prévenance et la générosité sont présentes dans l’Évangile. Et on sait que le discours des Béatitudes valorise ceux qui ne visent pas à obtenir le pouvoir, en promettant le bonheur éternel aux persécutés, aux humbles et aux oubliés. Mais les vertus communes s’inscrivent en fait dans une très longue histoire qui commence avec l’Éthique à Nicomaque d’Aristote et s’enracine dans la tradition stoïcienne transmise par Cicéron, Sénèque et Marc Aurèle. En substance : l’homme ne compte pour rien sur la terre, et le peu dont il soit capable, il doit essayer de le faire sans blesser les autres.
Apprendre à se maîtriser soi-même, est-ce renoncer à changer le monde ?
J’ai publié un traité du grand industriel italien d’après-guerre Massimo -Olivetti, Per viver meglio (« Pour mieux vivre »). Lui et son frère Adriano étaient désireux de transformer la société. Pour l’aîné, la société était malheureuse parce que l’individu l’était, alors que pour le cadet, c’est la société qui était la cause du malheur de l’individu. Ces deux conceptions entraînent forcément des réponses différentes. Dans un cas, le changement viendra des personnes, dans l’autre, de la société. L’idéal serait évidemment de faire les deux. Sauf que nous n’avons pas les moyens, en tant qu’individus, de renverser l’ordre social. Donc je préfère choisir la première hypothèse : se transformer soi-même. Une grande partie du malaise qu’on déverse sur ses congénères vient de complexes et de manques intérieurs. Alors commençons par ça, afin au moins de ne pas gêner les autres.
Carlo Ossola en quelques dates
1946 Naissance.
1999 Élection au Collège de France.
2018 Fables d’identité. Pour retrouver l’Europe (éd. PUF).
2019 Les Vertus communes (éd. Les Belles Lettres).
À lire
Les Vertus communes, de Carlo Ossola, éd. Les Belles Lettres, 104 p., 11 €