L’analyse des cahiers de doléances qui conduit aux Etats généraux de 1789 pointe déjà deux visions opposées de la France, entre les villes et les campagnes, constate l’historien Pierre Serna

En 1789, dans le minuscule village de Vaires, près de Lagny, dans l’actuelle Seine-et-Marne, survivent 18 habitants. Le premier dimanche du mois de mars 1789, ils se réunissent pour rédiger leur cahier de doléances, dont Jean Jaurès écrira qu’il fut un des documents les plus émouvants qu’il rencontra dans son Histoire socialiste de la Révolution. Ils décrivent la misère de leur paroisse. « Ils sont logés dans de petites chaumières toutes simples, sans avoir de quoi loger ni bestiaux ni même des volailles. » Ils demandent qu’une fondation de 100 livres soit réalisée « pour avoir un maître d’école… pour que les enfants reçoivent l’instruction qui est due à l’homme ; et le restant pour soulager la paroisse en cas d’accident ».

Ce n’est là qu’un exemple parmi les 60 000 cahiers rédigés dans tous les villages, bourgs et villes, au cours d’un mois de mars, où le prix de toutes les denrées vitales ne cesse d’augmenter. La récolte de l’été 1788, pourrie par des orages violents, a été catastrophique, rendant les tensions sociales chaque jour plus fortes.

Pourquoi et comment la monarchie a-t-elle provoqué, quelques mois plus tôt, cette libération de la parole, se plaçant elle-même dans l’ornière politique ? Les caisses sont vides. La dette, impossible à rembourser. En 1787 pourtant, Calonne, le contrôleur général des finances, réunit l’Assemblée des notables pour leur présenter la situation : ou les plus riches du royaume acceptent de payer des impôts comme tous les sujets du roi, ou bien le royaume court à la banqueroute. Arc-boutés à leurs avantages fiscaux, les deux premiers ordres refusent.

Moins d’un an plus tard, le 8 août 1788, le roi est contraint de convoquer les Etats généraux du royaume, non réunis depuis 1614, afin de trouver de nouveaux subsides. Ce n’est que le 24 janvier 1789 que le règlement des élections est édicté. Sa majesté désire « que des extrémités de son royaume et des habitations les moins connues, chacun fût assuré de faire parvenir jusqu’à elle ses vœux et réclamations ». Malouet, futur contre-révolutionnaire, flaire de suite le danger et conseille à Necker, alors à la tête du ministère, de cadrer le débat en un programme précis de thèmes, afin d’orienter l’opinion. Il n’en sera rien.

Témoignage unique

Un système complexe divise la France en 400 circonscriptions où doivent parvenir tous les cahiers rédigés séparément par les trois ordres, dans des Assemblées primaires. Portés par des délégués dans les capitales de baillages et sénéchaussées, sièges des Assemblées électorales, tous les cahiers sont synthétisés en une nouvelle rédaction, prétexte à l’élection des députés aux Etats généraux. Ces élus, à leur tour doivent réduire ces 1 200 cahiers en 36 cahiers, douze pour chaque ordre, pour ne remettre qu’un cahier le 5 mai 1789, à « sa majesté », à l’ouverture des Etats généraux.

La richesse documentaire se trouve à la base de la pyramide, là où une radiographie du pays devient possible, livrant un témoignage unique sur l’état du pays. Que disent les Français ? Dans les cahiers du tiers-état parisien, le projet s’énonce avec une clarté sans faille. La France doit avoir une Constitution votée par les députés de la nation. Aucun riche ne peut refuser de payer l’impôt qu’il doit en fonction de sa fortune, au nom de l’égalité de tous devant la future loi. Entre-temps, le roi ne peut plus imposer de nouvelles taxes sur les produits de première nécessité. Une transformation radicale des institutions se prépare en toute conscience.

A l’autre bout de la société, 80 % de la population française active vivant à la campagne, du fruit de la terre, présente un visage bigarré, parfois hétéroclite, mais de grands thèmes unissent la paysannerie. Comment se fait-il que les prix augmentant, ils ne reçoivent rien de la richesse que leur seigneur montre ostensiblement ? Pourquoi n’ont-ils plus le droit, contrairement à leurs parents, de profiter des bois comme un bien commun ? Pourquoi les plus pauvres de la communauté ne peuvent-ils plus glaner, et sont repoussés des champs pour que le bétail du seigneur puisse se nourrir avant eux ?

La révolte gronde de partout. Des femmes rédigent leurs cahiers pour réclamer des salaires décents et des professions qui leur soient réservées. Une « culture politique » se construit au fur et à mesure de la rédaction des cahiers. La puissance légitime des futurs citoyens était devenue irrémédiablement plus forte que la force légale du monarque. Exactement deux cent trente ans plus tard, il n’est pas inutile de rappeler quelques faits historiques, au moment où le président de la République a appelé à un grand débat national.

Pierre Serna est professeur des universités à Paris-I, auteur de « Comme des bêtes. Histoire politique de l’animal en révolution, 1750-1850 » (Fayard, 2017)