- Partager sur ...
- 9Milliards
- Commentaire
- Partager sur ...
Emmanuel Macron a publié dimanche sa lettre aux Français, afin de fixer les orientations du « grand débat national » qui s’ouvre ce mardi 15 janvier. Dans quelle mesure les conditions d’un débat démocratique sont-elles réunies ? Le grand débat répond-il véritablement à la demande de démocratie exprimée par les gilets Jaunes ? Nous avons posé ces questions à Julien Talpin, spécialiste de la démocratie participative.
Le débat national est lancé aujourd’hui, mardi 15 janvier. Y-a-t-il des précédents à ce type de consultation ?
Cette initiative est tout à fait inédite, que ce soit en France ou à l’étranger. Sa dimension descendante, pensée par le président de la République et le gouvernement, révèle cependant un paradoxe symptomatique du déploiement de la démocratique participative à la française. La tentation de remédier à la désaffection politique d’une large partie des classes populaires en les faisant participer par le haut n’a que peu de chance d’aboutir. Dans notre culture politique, les élus demeurent, quoi qu’il arrive, les garants de l’intérêt général et ce sont eux qui définissent les règles du jeu de la participation… le plus souvent à leur intérêt.
Les conditions d’un débat démocratique réussi sont-elles réunies ?
Contrairement aux derniers débats organisés par la Commission nationale du débat public (CNDP) – sur la bioéthique ou les nanotechnologies –, le caractère transversal du grand débat rend sa réussite difficile. Ce, d’autant plus que les conditions précises de son organisation n’ont pas été clairement pensées et définies en amont.
Les dernières décennies de recherche sur la démocratie participative montrent pourtant que les résultats d’une consultation publique dépendent de la manière dont est pensée la conduite les débats. A l’inverse, une absence d’organisation, comme aujourd’hui, laisse libre court à la perpétuation des dominations sociales classiques laissant la parole, en caricaturant un peu, aux hommes blancs âgés et relativement éduqués. Pour qu’un débat permette à chacun – et en particulier aux classes populaires – de s’exprimer, il ne suffit pas de convoquer une grande assemblée générale, un modèle souvent peu inclusif.
Nous verrons peut-être des formes innovantes émerger au cours du débat, comme par exemple des assemblées citoyennes tirées au sort. Mais pour l’instant nous n’en prenons pas le chemin. L’absence de garant sur la qualité de la procédure du grand débat pose donc clairement question.
La lettre adressée dimanche 13 janvier par Emmanuel Macron aux Français ne joue-t-elle pas ce rôle ?
Pas moins de 35 questions ont été listées dans la lettre aux Français d’Emmanuel Macron. Par exemple : « Comment pourrait-on rendre notre fiscalité plus juste et plus efficace ? » « Comment mieux organiser notre pacte social ? » Ou encore, « Quelles évolutions souhaitez-vous pour rendre la démocratie plus participative ? » Mais ce cadrage très large laisse penser que les réponses qui y seront apportées seront également floues, laissant in finelibre cours aux organisateurs du débat (en l’occurrence, le gouvernement) de choisir celles qui les arrangent.
C’est ce qu’on qualifie parfois de « cherry picking » : à l’issue des débats, il incombera aux décideurs traditionnels de choisir parmi une myriade de « cerises » (c’est-à-dire de propositions) celles qu’ils jugent les plus pertinentes. Le gouvernement se prémunit ainsi du risque de voir émerger des réponses à des questions trop précises qui ne lui conviendraient pas et qu’il ne pourrait écarter. Autant dire que ce n’est pas la manière la plus accomplie de faire vivre la démocratie participative ! En retirant à la CNDP l’organisation du débat et en le confiant à deux ministres, le gouvernement a clairement entaché l’indépendance du processus, qui aura du mal à trouver une légitimité.
Est-ce surprenant que la question démocratique ait pris autant de place dans les revendications portées par les gilets jaunes ?
Il y a deux ans, nous avons mené avec plusieurs chercheurs une enquête sur le rapport à la démocratie de différents groupes sociaux français. Il en ressortait un sentiment croissant de perte de souveraineté. Le référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen (TCE) était d’ailleurs fréquemment évoqué comme un point de rupture, même par des personnes peu politisées. On comprend aisément pourquoi, puisque le gouvernement s’était alors assis sur un avis clairement exprimé par les citoyens (en l’occurrence, le refus à 55 % du traité établissant une constitution pour l’Europe).
Nous avions également observé un sentiment profond de résignation démocratique, avec cette croyance qu’il n’y aurait pas grand-chose à faire pour changer un système politique hors de portée. Même les expériences de démocratie participative locales (jurys citoyens, budgets participatifs, conseils de quartiers) étaient fréquemment décrites comme des mascarades de démocratie, avec des paroles peu prises en compte. La désaffection pour le jeu politique se joue donc à tous les niveaux.
Le constat était donc connu depuis quelques années, mais il était difficile d’imaginer qu’il puisse se manifester avec autant de vigueur. La force des mouvements sociaux tels que celui des gilets jaunes est bien de faire exploser des résignations latentes et d’ouvrir le champ des possibles.
Qu’est ce qui a nourri, depuis des années, ce sentiment de résignation ?
A court terme, il y a sans aucun doute une réaction épidermique à un sentiment de mépris social alimenté par le gouvernement – et plus particulièrement par président de la République, dont les attaques sur la « fainéantise »ou les « Gaulois réfractaires » ont marqué les esprits – qui a fait rapidement monter l’exaspération collective.
Mais cette mobilisation découle aussi de processus plus structurels, au premier rang desquels l’évolution de la composition sociologique des élites politiques, qui reflète de moins en moins celle de la population. Si elle n’a jamais été complètement fidèle, les élus du Parti communiste et le mouvement ouvrier assuraient néanmoins une représentation plus juste des classes populaires jusque dans les années 1980.
Les élections législatives de 2017 ont marqué une inflexion. Elles ont renouvelé le profil des députés, qui comptent désormais un peu moins de professionnels de la politique, plus de femmes… mais moins d’ouvriers. Cette régression en matière de profil de classe a exacerbé sentiment de perte de représentation, qui éclate aujourd’hui au grand jour. La représentation politique est aussi une question d’identification. Aujourd’hui, les classes populaires n’ont aucun moyen de s’identifier à leurs élus – qui n’ont jamais fait, par exemple l’expérience des fins de mois difficiles – et n’ont donc pas confiance dans leur capacité à les représenter et défendre leurs intérêts.
De quels leviers dispose-t-on pour améliorer la participation politique et la représentation actuelle des classes populaires ?
Il y a deux dimensions qu’il faut faire évoluer de concert. D’un côté, la démocratisation des institutions (c’est là que s’insère notamment le référendum d’initiative citoyenne) et, de l’autre, la réinvention du rôle des corps intermédiaires et le renforcement du pouvoir d’agir de la société civile. Si on change seulement les institutions sans donner aux citoyens la possibilité de s’en emparer, elles finiront par tourner à vide, et inversement. Il est donc indispensable de jouer sur les deux tableaux.
La démocratie directe ne se réduit pas à un acte de vote, même référendaire. Ce qui importe, c’est la qualité démocratique du débat public qui le précède et qui vient éclairer les décisions des citoyens. Pour répondre à la frustration populaire qui s’exprime, on ne peut traiter la question démocratique par le petit bout de la lorgnette, comme le propose la réforme constitutionnelle à travers, par exemple, la révision des modes de scrutin et la réduction du nombre de parlementaires. S’il est souhaitable de se diriger vers un système politique moins majoritaire pour améliorer la représentation populaire, la réforme des modes de scrutin (et l’introduction d’une dose de proportionnelle) ne changera pas radicalement la donne. Cela revient d’ailleurs peu dans les revendications exprimées par les gilets jaunes.
Le référendum d’initiative citoyenne, revendiqué par de nombreux gilets jaunes, permettrait-il de répondre à cette crise ?
Au regard de la crise démocratique que nous traversons, il faudrait aller beaucoup plus loin dans la transformation de nos institutions. A ce titre, le référendum d’initiative citoyenne (RIC) peut-être un dispositif intéressant, d’ouverture des possibles politiques. Mais seulement à certaines conditions, dont la fixation d’un seuil de signature assez bas (autour d’un million de signatures) et un contrôle de constitutionnalité. Et surtout en permettant aux campagnes référendaires d’être de réels moments de délibération collective où les citoyens puissent forger leurs opinions.
Plusieurs études ont ainsi montré que le niveau de connaissance relatif au projet de traité constitutionnel soumis à référendum en 2005 et au fonctionnement des institutions européennes avait augmenté dans les mois précédant le vote, grâce notamment aux réunions publiques tenues par les collectifs en faveur du « Non ». Il serait possible d’aller encore plus loin dans l’organisation des campagnes référendaire – via des débats en ligne, des assemblées tirées au sort, des « journées de la délibération » obligatoires comme le proposent certains chercheurs – pour accroître encore le niveau d’information des citoyens. Le RIC n’est ainsi pas condamné à favoriser des causes réactionnaires, bien au contraire. En Californie, où le RIC est fréquemment utilisé, les habitants se sont récemment prononcés en faveur d’une taxation accrue des plus fortunés pour financer les services publics.
Au-delà du RIC une myriade d’innovations démocratiques peuvent être encouragées. Il n’y a pas de solution ou de dispositif miracle : non-cumul des mandats dans le temps au-delà de trois mandats pour favoriser la rotation, Sénat tiré au sort… on pourrait aussi instituer des formes beaucoup plus engageantes de démocratie participative, en généralisant les budgets participatifs via une loi qui obligerait les communes de plus de 20 000 habitants à soumettre à la délibération publique une partie de leurs dépenses d’investissement. La critique de la représentation exprimée par le mouvement des gilets jaunes invite à promouvoir une forme de déprofessionnalisation de la politique.
Le grand absent du débat, ce sont les corps intermédiaires ?
La crise des corps intermédiaires, dont la marginalisation a été accentuée par le gouvernement ces derniers mois, explose aujourd’hui effectivement à la figure de l’exécutif. Paradoxalement, ce constat est largement partagé, mais rien n’est fait pour repenser leur organisation et recréer les conditions de leur autonomie à l’égard des institutions et du pouvoir politique. Si la crise des gilets jaunes a révélé l’incapacité des syndicats et des partis politiques à prendre en charge la colère populaire, des corps intermédiaires sont pourtant nécessaires à la vitalité démocratique.
L’affaiblissement des associations d’éducation populaire et le déclin progressif du mouvement ouvrier et des partis de gauche ont ainsi fortement contribué à l’essor de ce sentiment de non-représentation. Il ne s’agit pas tant de déplorer ce passé avec nostalgie que de réfléchir aux conditions d’émergence d’organisations populaires du XXIe siècle.
Quels acteurs sont concernés ?
Je crois que le monde associatif a un rôle essentiel à jouer à ce titre. Or, il souffre aujourd’hui de la baisse des emplois aidés et de la logique de financement par projets, qui favorise les actions ponctuelles et précarise son rôle de médiation civique. Ces difficultés sont renforcées par la dépendance des associations aux financements publics locaux, la démocratie participative étant bien souvent à la main des élus et des institutions, rendant le développement de contre-pouvoirs compliqué et le clientélisme fréquent. On ne se rend pas compte à quel point ces questions mettent à mal la participation citoyenne et entretiennent la défiance à l’égard des élus.
En 2014, lors des débats en lien avec la « Loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine » sur la politique de la ville, le rapport « Pour une réforme radicale de la politique de la ville » de Marie-Hélène Bacqué et Mohamed Mechmacheproposait la création d’un fonds national d’initiative citoyenne, qui a été balayée d’un revers de main par les parlementaires. Ce fonds visait à sortir de ces relations de dépendance et à créer des conditions d’une autonomie du monde associatif à l’égard du politique. Redonner du poids aux corps intermédiaires requiert pourtant nécessairement de réfléchir aux conditions matérielles de leur existence. Sans cette autonomie financière et matérielle, ils ne peuvent jouer leur rôle d’aiguillon démocratique et de transformation de la colère en revendications collectives.
Au-delà des associations, il faut encourager les formes d’auto-organisations et collectifs qui visent à l’expression du pouvoir d’agir des citoyens. Or à ce jour, ils sont le plus souvent marginalisés, voire étouffés quand ils ne vont pas dans le sens des élus locaux. C’est ainsi une transformation profonde de notre culture politique – valorisant ces contre-pouvoirs, plutôt que de chercher à les écraser – qui est nécessaire si l’on souhaite reconstruire des corps intermédiaires, où le conflit n’est pas systématiquement écarté, mais perçu comme une vertu démocratique à travailler. Sous peine que la colère ne s’exprime autrement.