28 Décembre 2018
Par Didier LAPEYRONNIE, Sociologue — 27 décembre 2018
Les gilets jaunes sont un objet non identifié. Leur mouvement n’a pas de précédent récent. S’il est original en France, il est d’une grande banalité dans la période actuelle et s’inscrit dans une tradition vieille de plus de deux siècles de mouvements qui surgissent dans des conjonctures mêlant des changements économiques brutaux à l’effondrement du système politique.
Le mouvement uni deux symboles. Le gilet jaune, tenue de ceux qui sont au bord de la route, les perdants de l’économie globalisée. Immobilisés, ils bloquent les ronds-points et détruisent les accès payants. Les invisibles deviennent visibles. Le drapeau français ensuite, qui flotte sur les ronds-points, est brandi dans les manifestations, porté sur le gilet, auquel s’ajoute la Marseillaise, chantée sans arrêt, y compris devant les cordons de police. Le gilet et le drapeau symbolisent les six caractéristiques du mouvement.
1. Ils définissent le «peuple» auquel se réfèrent les manifestants, peuple très divers mais uni par une même expérience des difficultés sociales.
2. Face à l’injustice, l’indignation est moins sociale que morale. Elle fabrique un peuple «en colère» comme beaucoup l’écrivent sur leur gilet : leur situation est due à la trahison des élites «corrompues» qui se «gavent» et sont prêtes à «vendre» le pays. Le «peuple» veut procéder à l’exclusion de l’élite et la punir.
3. Le rejet moral débouche sur l’appel à une souveraineté populaire directe qui se fait entendre de plus en plus fort au fur et à mesure que le mouvement dure, se traduisant par une hostilité aux corps intermédiaires et aux médias et surtout aux parlementaires. Ni de droite, ni de gauche, l’essentiel est le face-à-face direct avec le Président dont on appelle à la démission.
4. Le mouvement est incapable de se structurer, de se donner des porte-parole ou d’accepter une négociation : ce serait trahison et corruption. Entre l’injustice ressentie et l’appel au peuple, il n’y a pas de cadre politique permettant de s’organiser ou de construire des revendications agrégeant les multiples demandes. Peu substantiel, le mouvement est facilement manipulable par des idéologies plus consistantes, ouvert aux rumeurs et sensible aux théories «complotistes».
5. L’ensemble prend la forme d’une volonté de revenir dans le passé, non dans une logique réactionnaire, mais pour y retrouver les équilibres sociaux et politiques assurant un avenir plus juste pour les «petits», leur permettant de reprendre la route.
6. Entre l’appel au peuple et les demandes diverses, il n’y a rien d’autre que des sentiments de la colère et un immense ressentiment. La violence en est l’aboutissement: elle maintient l’intégrité du mouvement. Elle est un court-circuit: elle fait entrer au cœur du système ceux qui sont dehors. Elle est la seule stratégie politique possible «pour se faire entendre».
Les gilets jaunes s’inscrivent dans la longue tradition des mouvements populaires, tels qu’on les connaît depuis le People Party ou les Narodniki au XIXe siècle jusqu’au Tea Party. Ils en sont un avatar presque ordinaire. Ils diffèrent sur une dimension : ces mouvements ont été teintés d’une forte xénophobie, parfois de racisme, mêlés à l’hostilité aux pauvres qui bénéficient d’aides sociales. Ces thèmes ont été présents, mais ils sont restés mineurs.
Marx a fait l’analyse la plus solide de ces mouvements, les expliquant par l’association des changements économiques, des difficultés sociales et de la crise de la représentation. Il n’y a presque rien à changer à son analyse. En 1848, les paysans parcellaires étaient confrontés à de profonds changements économiques mettant en cause leur existence. Comme les gilets jaunes manifestant dans Paris en petits groupes dispersés, leur isolement ne leur permettait pas de se constituer comme une catégorie unie apte à se défendre. Leurs intérêts les opposaient aux autres groupes sociaux, mais les conditions de leur existence les séparaient les uns des autres. Il n’existait pas de liens entre eux, aucune organisation, aucune identité. Incapables de se représenter, ils devaient être représentés, écrit Marx, et ils attendaient des représentants et de l’Etat qu’ils les protègent contre les autres classes et surtout contre les changements, afin de leur redonner leur «splendeur d’antan». Leur influence trouvait son expression dans la «subordination de la société au pouvoir exécutif», au politique. Marx était violemment hostile à ce type de mouvement, rejetant son économie morale et la volonté de «retour en arrière» comme l’appel au peuple et la philosophie de la misère.
Il y voyait le vecteur de la prise de pouvoir de Bonaparte, le principal soutien d’un régime autoritaire et fort et une forme de révolte «primitive», marquant la fin d’un monde tout en faisant obstacle à une nouvelle lutte de classes. Comme les paysans parcellaires, les gilets jaunes sont le produit de la désintégration sociale et de l’injustice brutale produites par des changements économiques qui les laissent à l’écart et du vide dans lequel l’effondrement du système politique les a placés, en particulier la disparition de la Gauche dont il ne subsiste plus que des fragments caricaturaux. Ils sont le produit d’un «moment», moment du «peuple», inauguré lors de la dernière élection présidentielle, et qui peut durer de longues décennies comme nous le rappellent les paysans parcellaires dont la participation au plébiscite a précipité l’effondrement de la démocratie: il a fallu attendre près d’un demi-siècle pour que les luttes des classes s’affirment par la construction d’un mouvement ouvrier et d’une Gauche politique. Les gilets jaunes n’annoncent rien mais leur mouvement populaire exacerbe l’urgence qu’il y a aujourd’hui de sortir de ce «moment du peuple» en refondant la démocratie représentative en retrouvant les chemins de la lutte des classes.