A Brumunddal se dresse la plus grande tour du monde entièrement en bois. Haute de 85 mètres, elle devrait être inaugurée en mars 2019. Une structure à part, tous les acteurs de la filière étant situés dans un rayon de moins de 20 kilomètres
Sur la berge du lac Mjosa, à 150 km au nord d’Oslo, un gratte-ciel solitaire dresse son étrange profil devant les collines couvertes de forêts d’épicéas, parsemées de l’or automnal des bouquets de bouleaux. Dans cette petite ville de Brumunddal, à peine 10 000 habitants, plutôt habitués aux fermes en planches rouges et aux maisons à clins colorés, la Norvège achève la construction de la plus haute tour du monde entièrement en bois : sa cime culmine à 85 mètres. Du sol au plafond, de la base au sommet, tout est en bois : les balcons et les cages d’ascenseur, les façades et les planchers.
De quoi laisser loin derrière le précédent record de 49 mètres, déjà détenu par une tour norvégienne, à Bergen. Et prendre un peu d’avance sur de futurs compétiteurs, alors que les projets de construction verticale en bois se multiplient dans le monde, portés par les préoccupations écologiques. Le péril climatique plaide pour les matériaux naturels et la ville dense, qui n’ont jusqu’ici pas fait bon ménage. De nombreuses métropoles mettent ainsi le bois au défi de prendre de la hauteur.
En France, pas moins d’une quinzaine de projets sont en préparation. A Paris, les promoteurs du projet Wood’Up (50 mètres) ont déposé leur demande de permis de construire cet été et commencé à commercialiser les 107 appartements cet automne. A Bordeaux, la tour Hypérion (57 mètres) a obtenu son permis de construire et le coup d’envoi des travaux est programmé pour le début de l’année 2019. A Strasbourg, le chantier de l’immeuble Sensations (38 mètres) a atteint, cet automne, son 11e et dernier étage…
De ville dense, il n’est point question à Brumunddal. La tour de 50 millions d’euros, qui mêle bureaux, appartements et hôtel, est le legs à sa commune d’enfance d’un milliardaire norvégien de 70 ans, l’homme d’affaires Arthur Buchardt, qui s’est réservé un luxueux penthouse avec terrasse panoramique au sommet du gratte-ciel. Le bâtiment, « symbole du tournant écologique », doit être « une vitrine vivante » du savoir-faire de l’industrie locale en matière de construction en bois, estime l’investisseur.
« Nous reprenons des formes simples »
Car la tour de 18 étages assume son matériau et l’expose à l’envi. La façade en panneaux de pin se pare de reflets écureuil – le temps passant, le gris estompera le roux. Surtout, le bâtiment dévoile largement son imposant squelette de poteaux et de poutres en lamellé-collé d’épicéa. Des pièces énormes : des carrés de 62 centimètres de côté, parfois plus ; jusqu’à 1,50 mètre d’épaisseur dans les angles. Des poutres de 20 mètres de long, des colonnes qui peuvent peser jusqu’à 20 tonnes, des étages assemblés quatre par quatre…
« Au total, on a 2 600 mètres cubes de structure en bois, avec une résistance aussi forte que si on avait construit des murs pleins », assure Rune Abrahamsen, le directeur général de Moelven Limtre, l’entreprise de lamellé-collé qui a supervisé le montage de la structure entre septembre 2017 et septembre 2018. Aucun risque de voir la tour partir en fumée, selon ses constructeurs : l’épaisseur des poutres est telle qu’un feu les carboniserait superficiellement, sans les embraser ni les atteindre au cœur. « Le point faible, ce sont les pièces d’acier qui font tenir les poutres entre elles, mais elles sont protégées par un joint spécial, montre M. Abrahamsen. Le feu mettrait deux heures à atteindre le premier morceau de métal. »
La structure émerge à l’air libre au sommet du gratte-ciel, surplombant les terrasses comme une pergola titanesque. Le zigzag des charpentes diagonales qui consolident le jeu de construction s’aperçoit par transparence à travers les fenêtres sur toute la hauteur de la tour. Et l’assemblage de bois est omniprésent à l’intérieur des 28 appartements, des 72 chambres d’hôtel et des 5 étages de bureaux, apportant chaleur et douceur, quitte à obstruer les baies vitrées et à masquer en partie le panorama de carte postale.
« Composer avec les colonnes et les poutres, trouver le bon aménagement intérieur, garantir l’accès aux balcons, c’est ce qui a été le plus compliqué, explique Oystein Elgsaas, l’un des architectes de l’agence Voll, qui a dessiné la tour. Mais nous pensons que le fait de voir la structure en bois est aussi important que la vue sur le lac… » Pas de quoi décourager les acheteurs : tous les appartements sont vendus depuis longtemps.
Un succès logique, selon l’architecte. « La hauteur est inhabituelle, mais nous reprenons des formes simples, des techniques de construction traditionnelles, dont tous les Norvégiens sont familiers, souligne M. Elgsaas. Et tous les matériaux viennent d’ici, c’est important : tout le monde sait que le bâtiment est ancré dans ce territoire. » Car la tour Mjosa est une championne du circuit court : de la pépinière à l’exploitation forestière, de la scierie à l’usine de poutres en lamellé-collé, tous les acteurs de cette filière ultramoderne sont situés dans un rayon de moins de 20 kilomètres.
Tout commence sur les hauteurs de Biri, de l’autre côté du lac. C’est là que la pépinière Skogplanter Ostnorge fait germer 45 % des épicéas plantés en Norvège : 18 millions de plants sortent de ses serres chaque année. Les propriétaires de forêts sont tenus de replanter ce qu’ils coupent. Or, il faut 2 500 plants pour reboiser un hectare. Une matière qui vaut de l’or : un kilo de graines s’achète 3 000 euros.
Arne Smedstuen, le directeur, fait volontiers visiter ses installations. Il faut quatre mois aux plants pour atteindre 45 centimètres. Ils sont alors prêts à être vendus par bouquets de cinquante pour être replantés dans la forêt. « Grâce à un travail de sélection, nous avons les meilleurs épicéas possible, qui peuvent atteindre la taille voulue en soixante ans seulement au lieu de quatre-vingts ans normalement », se félicite M. Smedstuen.
« Le seul moyen de construire durable »
Quelques kilomètres plus loin, Bjorn Eilert Overaasen, de la société de service forestier Mjosen Skog, contrôle la coupe d’une parcelle en surplomb d’un torrent. De son bras articulé, l’engin de 20 tonnes saisit les arbres, les coupe, les écorce et les ébranche, avant de les débiter en rondins. L’opération prend moins d’une minute. « Un ordinateur calcule instantanément les meilleures coupes à faire selon la taille et la qualité du tronc, et un écran informe en temps réel l’opérateur du volume de bois qu’il coupe et du chiffre d’affaires généré », note M. Overaasen. Mjosen Skog gère de manière durable, certifiée PEFC, 25 000 km2 de forêts appartenant à près de 4 000 propriétaires. Le bois sera vendu en moyenne 45 euros par mètre cube pour la construction.
Direction la scierie du groupe Moelven à Biri, d’où sortent chaque année 100 000 m3 de planches d’épicéas des environs. De la salle de contrôle, un œil sur une dizaine d’écrans, un opérateur gère les lignes de production automatisées où sont découpés cinq à dix rondins par minute. « Nous pouvons satisfaire n’importe quelle commande, toutes les dimensions, tous les séchages. L’ordinateur calcule les découpes optimales pour chaque tronc, et des capteurs contrôlent la taille, la densité, l’humidité », observe Sturla Westrum, le directeur.
Une partie de ce bois partira pour la fabrique de lamellé-collé Moelven Limtre, à 10 kilomètres de Brumunddal. Les planches d’épicéa y sont collées entre elles et pressées pour former des poutres plus grandes et plus solides que du bois massif. La plus grosse de son genre en Norvège, l’usine n’utilise que du bois provenant d’une heure et demie de route maximum, et produit 25 000 m3 de poutres chaque année, des monstres qui affichent jusqu’à 2 mètres d’épaisseur et 30 mètres de long.
Depuis la construction de la tour Mjosa, dont l’inauguration est prévue en mars 2019, des visiteurs du monde entier défilent dans ce petit coin de Norvège. « Je leur dis toujours la même chose, raconte le directeur, Rune Abrahamsen :“Faites comme nous, mais avec ce que vous avez autour de vous. Le bois local, c’est le seul moyen de construire durable.” »
C’est l’un des défis du décollage de la construction en bois en France : bâtir avec des arbres coupés et transformés dans la région, et non en Pologne, en Roumanie ou en Autriche, sous peine de voir les kilomètres en camion ruiner le bilan carbone du matériau – sans parler du soutien à l’économie locale. « Nous ne manquons pas de forêts, mais elles sont composées aux trois quarts de feuillus, alors que la construction a besoin de résineux, et les essences sont souvent mélangées, ce qui rend leur exploitation compliquée », constate Jean-Marie Ballu, président de l’Association française des eaux et forêts. Pire, les plantations de résineux ont chuté des deux tiers depuis la suppression du Fonds forestier national en 2000, préparant un déficit de bois dans les décennies à venir.
La filière doit se restructurer et s’industrialiser pour pouvoir concurrencer les prix et le savoir-faire de l’Europe de l’Est ou du Nord. Bien des scieries sont encore artisanales, incapables de fournir de gros volumes selon des normes strictes de dimension, de qualité, de séchage. « La compétitivité n’est pas encore toujours au rendez-vous, mais tout le monde est en train d’investir, assure l’industriel Frank Mathis, président de l’Association pour le développement d’immeubles à vivre en bois (Adivbois). Le temps que les projets émergent, la filière se sera mise en ordre de marche. »