Il se définissait comme un« romantique égaré dans un monde sans romantisme ». Le peintre Jacques Monory, un des artistes les plus singuliers de la figuration narrative, le mouvement lancé par le critique Gérald Gassiot-Talabot dans les années 1960, est mort à Paris le 17 octobre, à l’âge de 94 ans. Né le 25 juin 1924 (on ne sait pourquoi, mais sa biographie officielle l’a longtemps rajeuni de dix ans) à Paris, il avait suivi les cours de l’Ecole nationale supérieure des arts appliqués, puis travaillé aux éditions d’art Robert Delpire, spécialiste de la photographie. Monory s’y adonnera aussi, elle sera à la base de tous ses tableaux.

Il commence à peindre en 1952, des œuvres abstraites : « Je m’y suis essayé, confiait-il au Monde en 2004, parce que dans les années 1950, si vous ne faisiez pas une peinture à tendance vaguement abstraite, ou surréaliste, vous étiez pris pour un débile mental. Le résultat a été monstrueux. J’avais fait une série de tableaux rougeâtres, très morbides, comme des peaux malades. J’ai tout détruit. » De fait, le catalogue de ses peintures établi par Jean-Christophe Bailly et édité par la galerie Maeght en 1979 fait état de plusieurs centaines de tableaux portant cette mention : « détruit ». Ce n’est que vers 1964 que certains commencent à trouver grâce à ses yeux.

Cette année-là, il participe à l’exposition d’été du Musée d’art moderne de la ville de Paris, intitulée par Gassiot-Talabot « Mythologies quotidiennes », qui marque les débuts de la figuration narrative. Le mouvement réunit des personnalités diverses, mais qui ont en commun un fort engagement politique.

Monory fait figure d’exception.« J’ai fait peu de peintures politiques, confiait-il en 2004. Ce n’était pas ma nature. Il y en a qui sont vraiment dans la critique sociale. Mais moi, ce que je critique, s’il y a de la critique dans ce que je fais – oui, il y en a –, c’est la condition humaine, pas la société qui en découle. On peut toujours dire que Bush est un sale con, mais le plus sale con, pour ceux qui croient en Dieu, c’est Dieu le Père. A partir de là, je trouve que faire de l’art politique est un peu léger. Il faut aller au-delà… »

En commençant peut-être par le crime : sa série la plus célèbre a pour thème les meurtres. Il l’entame en 1968 : « J’ai fait des meurtres, en fait, parce que ma femme m’avait laissé tomber. J’ai ressenti ça comme un meurtre. Je me suis peint comme agressé dans le premier tableau de la série. On voit une dame qui tient un revolver et, de l’autre côté de l’image déchirée par la trajectoire de la balle, moi, qui l’ai dans le ventre. Après, j’ai peint des morts, mais ce n’était plus moi. » Ces toiles ont un tel succès, exercent une telle fascination, qu’elles vont longtemps oblitérer le reste de l’œuvre.

Fan de culture américaine

L’apparence de Monory ajoute encore un peu à la confusion : souvent vêtu d’un imper, coiffé d’un chapeau mou, le regard dissimulé derrière des lunettes noires d’aviateur, il semblait sorti des pages d’un roman de Chandler. Une fascination qui remontait à son enfance : « J’allais au cinéma, voir les films américains, plutôt qu’à l’école… Je n’avais pas envie de faire grand-chose… Braquer des banques, peut-être, mais ce ne doit pas être si facile ! »

Et là où ses camarades rejetaient le pop art made in USA, Monory semblait fasciné par la culture américaine telle que la distille Hollywood. Les pistolets viennent de chez Colt, les mitraillettes à chargeur camembert pourraient avoir été utilisées à Chicago, les automobiles fabriquées à Detroit. Le tout baigne dans une dominante de bleu qui confère à ses tableaux, méticuleusement peints, un brin d’irréalité.

« Tous mes tableaux, expliquait-il, sont des bouts de pellicule de films noirs plus ou moins trempés dans un bleu monochrome. Peut-être, un jour, je peindrai avec toutes les couleurs. Ce jour-là, j’aurai brisé la séparation entre moi et le monde. »

Malgré un sourire éblouissant, l’artiste était un vrai pessimiste. Un de ses tableaux de la série « Technicolor » représente des vacanciers prenant du bon temps sur le pont d’un très beau voilier. Le nom du yacht apparaît peint sur une bouée de sauvetage : il s’appelle « Apocalypse »…

« Je crois,disait-il, que j’en veux un peu à la nature, à la nature humaine. Ce qui représente la vie ne me plaît pas vraiment. Je ne suis pas du tout abstrait, mais la réalité ne me plaît pas. Je me sers de ses apparences. Je la montre à travers des images d’emprunt à la photographie ou au cinéma, et je m’arrange pour vous la rendre malade ou indiquer qu’elle n’existe pas, que c’est faux, monstrueux. »

Lors d’une de ses dernières rétrospectives, au Fonds Hélène et Edouard Leclerc de Landerneau (Le Monde du 10 janvier 2015), on avait ainsi revu une série nommée « Les Premiers Numéros du catalogue mondial des images incurables ». Des SA dans une rue allemande, un bonze s’immolant par le feu… « Je trouve le monde très violent, disait-il. On ne peut pas dire le contraire. Il l’a toujours été. Hier comme maintenant. » Il n’y avait qu’à regarder l’Hommage à Caspar David Friedrich n° 1, peint en 1975, pour y souscrire : un paysage avec double rang de barbelés, des baraquements et, dans l’angle inférieur gauche, la photo d’identité, de profil, d’une jeune fille, datée 14-IX-43, numéro 356…

La mort imprègne une bonne part de son œuvre. Il avouait en avoir peur, et tentait de la conjurer en peignant. Ainsi, il citait une photographie qui avait inspiré un de ses tableaux,« prise par un photographe mexicain qui s’appelait Casasola. Il a travaillé entre 1910 et 1925, au Mexique, à une époque où il y avait plein de révolutions, et où on fusillait assez facilement. Le cliché a été pris deux secondes avant une exécution, et le condamné se marre, il fume. On pourrait penser que c’est un révolutionnaire, qu’il a des idées qui le soutiennent. Mais pas du tout : c’est un petit voleur. Il ne savait peut-être pas lire, mais il avait compris quelque chose pour rire comme ça devant la mort. »