6 Avril 2018
Alors que Macron et son gouvernement se heurtent à leur première déflagration sociale d’ampleur, la complexité et le caractère multi-sectoriel du mouvement interrogent. Certains reprochent aux centrales syndicales une stratégie répétée et répétitive qui ne revient plus qu’à une forme de “gestion de l’échec”[1]. Les représentant.e.s du gouvernement, de leur côté, voient dans les confédérations des outils du passé et dépassés. Entre une communication gouvernementale qui prétend incarner la raison contre l’archaïsme et un certain romantisme politique qui prétend renverser tous les codes de l’engagement et du militantisme, il convient de repartir de l’analyse concrète des formes de luttes et de l’identification des acteurs pour comprendre ce qui persiste et ce qui émerge des conflits sociaux actuels. Quand fleurissent aussi bien des piquets de grèves que des “Communes Libres”, il est nécessaire de faire la part des choses et de regarder de plus près à la fois les registres d’actions en œuvre, les acteurs qui les pratiquent et les stratégies qui les motivent.
Les mobilisations actuelles, variées, dont plusieurs articles s’attachent déjà à faire le compte numérique autant que catégoriel[2], soulèvent un espoir encore fragile, un enthousiasme encore marqué par des échecs qui ont laissé des bleus aux âmes de gauche, sinon aux corps des militants frappés par une répression parfois physique. L’opportunité qui vient semble résider dans la coagulation de luttes multiples dans un contexte politique d’accélération des frappes réformatrices et dans un contexte idéologique d’une frustration grandissante à gauche. Cette dernière favorise aujourd’hui un lien entre des luttes qui peuvent être perçues comme disparates mais qui répondent toutes à un projet politique déterminé : briser les dernières résistances sociales et institutionnelles salariales publiques mais aussi privées.
Dans ce contexte, les acteurs mobilisés se trouvent à la fois dans les domaines historiques de la contestation sociale et dans des secteurs plus précaires, moins remarqués pour leurs élans contestataires. Ces contestations passent en fait à la fois par un répertoire d’actions classiques qui se veut en transition ou en transformation et qui se targue d’une nouveauté à qualifier. Ces diverses formes et lieux variés de mobilisations encore largement tissés d’ambiguïtés coagulent, s’alimentent déjà mutuellement, et revendiquent une convergence à démontrer. Alors que les modes d’actions traditionnels marquent aujourd’hui la cadence (I), le rythme des grèves, les structures étudiantes et la lutte de cadres intermédiaires ou de secteurs privés précaires invitent à penser certains renouvellements (II), revendiqués dans la bataille de l’opinion publique déjà bien engagée (III).
Au cœur du mouvement social : le conflit salarial porté par les syndicats
Le 22 mars a marqué le lancement de la mobilisation des cheminots dans une bataille du rail qui va s’inscrire dans la durée, conformément aux annonces de l’interfédérale rassemblant pour l’occasion de l’UNSa à Sud Rail. Le même jour, l'intersyndicale (CGT, FO, FSU, CFTC, Solidaires, FA-FP et CFE-CGC) appelait les fonctionnaires à descendre dans la rue pour « défendre le service public » contre toutes les attaques en cours ou en préparation par le gouvernement. Si la mobilisation massive des deux secteurs n’a pas ému les commentateurs et les éditorialistes le jour même, elle marque tout de même le début d’un mouvement que, deux semaines après, les médias voient pouvoir « durer » comme le titre le Parisien dans son édition du 4 avril. Dans l’imaginaire politique français et ce depuis des décennies, les cheminot.e.s incarnent le conflit social.
Voilà que la CGT Énergie se greffe sur les dates des cheminots et appelle à faire « le bilan de la privatisation », GDF ayant fait les frais du schéma désormais classique d’ouverture progressive du capital jusqu’à la privatisation (soit la sortie de la logique de propriété sociale au bénéfice de la logique actionnariale et ses conséquences catastrophiques sur les conditions de travail, les salaires, l’offre de service). Les cheminots comptent bien ne pas subir le même traitement, déjà initié par les réformes précédentes. Ce bastion syndical semble avoir motivé le retour de la bataille du service public, car, avec eux, de nombreux secteurs traditionnels du mouvement social se mettent en branle. Après l’énergie, la CGT éboueurs appelle depuis le 3 avril à une grève illimitée de « l’ensemble des acteurs privés et publics de la filière collecte et traitement des déchets » pour la création d’un « service national public des déchets ». La CGT espère rassembler toute la fonction publique lors d’une journée d’action annoncée pour le 19 avril, tandis que continuent de se greffer d’autres appels à la mobilisation, qu’ils émanent des professeurs et des précaires de l’éducation nationale, des personnels de la Santé ou de secteurs anciennement publics déjà mobilisés localement ou nationalement (postiers, Air France,…). Le mouvement étudiant jusque-là léthargique semble aussi retrouver un entrain vivifiant à l’annonce des mobilisations à venir.
Les premières dates de journée de mobilisation interprofessionnelle sont fixées, et les bastions du mouvement social restent la locomotive de la contestation. Rien de nouveau sous le soleil, diront les plus sceptiques quand les curieux s'étonnent que le mot « convergence des luttes », absent jusque-là du vocabulaire des centrales syndicales soit désormais prononcé par un Philippe Martinez comme conquis par son passage à Nuit Debout. Malgré tout, n’y voir qu’un scénario classique de la mobilisation des grands secteurs syndiqués semble insuffisant pour comprendre l’opportunité qui vient. La combativité inédite d’autres secteurs laisse entrevoir de nouvelles configurations de rapports de force, notamment par l’intensification de la mobilisation des salarié.e.s du privé.
Les personnels des Ehpad, rassemblé.e.s également dans une intersyndicale large et regroupant public et privé, se sont exprimé.e.s à travers de multiples actions allant du débrayage à la grève et la manifestation, notamment aux côtés des retraités. Dans un secteur qui compte près de 400 000 travailleur.se.s, c’est un peu plus de 30%[3] qui se sont mis en grève en janvier pour dénoncer des conditions de travail aberrantes et un manque de moyens laissant les salarié.e.s usé.e.s dans une situation de plus en plus explosive.
A Carrefour, une mobilisation historique de près de la moitié des 60 000 employé.e.s[4] en hypermarchés est venue surprendre la France en week end. 300 magasins ont vu se dresser des piquets de grèves tenus par des salarié.e.s emmené.e.s par tous les syndicats (CGT, CFDT, FO, ...) pour protester contre la dégradation de leurs conditions de travail. Cette année, la prime à 57 euros brut pour la participation (contre 610 les années précédentes) a mis le feu aux poudres pour des salarié.e.s qui dénoncent des salaires qui suffisent à peine, pour des charges de travail toujours en hausse. Des salarié.e.s précaires font irruption dans la lutte sociale alors que leurs conditions d’emploi rendent leur mobilisation souvent compliquée. C’est par exemple le cas pour les employé.e.s de McDo, les travailleur.s.e.s du nettoyage chez Onet ou Holiday Inn, ... Ces travailleur.se.s refusent désormais de consentir aux efforts qui leur sont demandés, notamment dans les entreprises qui ont reçu des aides publiques aux montants exorbitants (CICE, etc). Le chantage à l’emploi est en perte de vitesse, les salarié.e.s ne croient plus aux mensonges des grands groupes qui empochent des profits et promettent de conserver les emplois quelques années avant de sabrer les effectifs une fois les fruits du chantage extorqués.
La venue des salariés précaires dans les luttes sociales est un signe positif pour le mouvement social qui doit voir naître la mobilisation de nouveaux secteurs pour se réinventer et vaincre. Voilà peut-être aussi comment l’agenda de la mobilisation, régénéré par le cœur du mouvement social, peut permettre de coaguler le mécontentement général qui s’exprimait ici et là dans un hasard de calendrier fortuit.
Quelles innovations dans le mouvement social ?
Dans un espace attendu de la mobilisation politique - le champ étudiant - les mobilisations semblent déjouer certains pronostics et paris pris de part et d’autres du front social. Si les étudiant-e-s qui se mobilisent usent d’outils politiques éprouvés, les rênes de la mobilisation ont changé de main, et pas seulement en raison de changements générationnels. Les étudiant-e-s déjouent aujourd’hui le parti du gouvernement d’une réforme du lycée et de l’université qui ne devait pas trop faire de remous, hypothèse qui se voyait pourtant confirmée depuis quelques mois devant la faiblesse et la lenteur des mobilisations de départ. Ce qui se passe aujourd’hui, catalysé par les violentes agressions subies par les occupant-e-s de la faculté de droit de Montpellier[5], dépasse d’ores et déjà ce que l’on avait encore vu pendant les remous étudiants contre la loi travail. Alors que la mobilisation était lente, de basse intensité depuis les premières annonces de la réforme ORE (Orientation et Réussite des Étudiants), dite loi Vidal, elle gagne un terrain non négligeable et s’étend depuis une dizaine de jours.
Dans les formes, la “Commune Libre de Tolbiac » et les autres mobilisations universitaires qui se émergent ressemblent à bien des égards aux occupations universitaires passées, dont Mai 1968, rappelé aux esprits étudiants par un anniversaire à venir, n’a pas le privilège exclusif. Les répertoires d’action sollicités sont ceux des précédentes luttes étudiantes[6] : assemblées générales, blocage et occupations des lieux universitaires, coordination nationale étudiante, expérience d’université alternative ... La rapidité avec laquelle cette dernière s’organise dans certaines “communes libres” est néanmoins étonnante, et le succès qu’elle rencontre dès à présent encourage à la persévérance.
Les étudiant-e-s mobilisé-e-s dans ces actions somme toute conventionnelles pour des mobilisations estudiantines le sont cependant aujourd’hui largement en dehors des organisations traditionnelles encadrant les révoltes étudiantes historiques (telle que l’UNEF mais aussi les organisations politiques de jeunesse). Aujourd’hui de plus en plus mal perçues, elles ont lâché les rênes de la mobilisation au profit d’un mouvement plus autonome mais bien mieux organisé que les années précédentes, la loi travail étant passée par là[7]. Une nouvelle génération s’est soulevée contre les lois travail, endurcie par le rythme soutenu des gouvernements successifs qui ne se cachent plus de leur volonté de détruire l’ensemble des acquis imposés au capital par le mouvement ouvrier. Sur le fond, ce pourquoi les étudiant-e-s se mobilisent va au-delà d’une contestation de la loi ORE. La teneur radicale du discours fait écho à l'absence de volonté de retomber dans les pièges du “dialogue social”. Les seules négociations engagées par les étudiant-e-s mobilisé-e-s[8] concernent en réalité les conditions d’expansion de la lutte : semestre blanc ou report des partiels, etc. La radicalité de fond ne fait donc pas l’économie d’une réflexion sur ses propres conditions de possibilités formelles. Le message est clair, il ne s’agit plus d’être sur la défensive mais d’ouvrir le débat sur “leur monde”, et cette fois aucune organisation syndicale ne semble plus en mesure de jouer les médiatrices, ou n’en avoir le projet. Ce discours traditionnellement minoritaire dans les mobilisations sectorielles, assigné au “gauchisme” ou à ses héritiers, semble ainsi doté d’une force nouvelle dans un contexte de grande frustration des milieux de gauche que de trop nombreuses défaites n’ont paradoxalement pas abattus, peut-être seulement momentanément endormi.
Si les structures d’encadrement des mobilisations étudiantes changent, sans pour autant renouveler la grammaire des outils politiques employés, la présence de cadres intermédiaires nombreux parmi les grévistes cheminot-e-s est, elle, remarquable. Ces derniers, d’ordinaire très peu présent-e-s dans les mouvements de grève, seraient à près de 17% grévistes le 3 avril d’après la CGT. Ce sont souvent eux qui tiennent les postes des agents du rail exerçant leur droit de grève, aussi la direction se trouve-t-elle démunie face à une opposition commune au projet de réforme.
L’absence de soutien de l’encadrement au projet gouvernemental se lit également dans le très faible nombre d’agents ayant accepté la “prime de conducteur occasionnel” de 150 euros proposée aux cadres remplaçant des conducteurs de train en grève. Ils ne seraient pas plus de 150 sur toute la France pour la journée du 3 avril à avoir accepté de remplacer les conducteurs grévistes. C’est donc une famille cheminote élargie à une partie de l’encadrement, qu’elle soit gréviste ou qu’elle soutienne - même du bout des lèvres - les grévistes en n’obéissant pas aux incitations d’une direction aux abois, prête elle à des subterfuges peu subtils pour briser un élan solidaire qui inquiète. Ces subterfuges sont à la frontière de la légalité lorsque Guillaume Pépy menace de décompter les journées de repos des cheminots comme des journées de grève pour contrer le calendrier stratégique des journées de mobilisations.
En effet, les règles de mobilisation des cheminot-e-s renouvellent les formes traditionnelles du bras de fer syndical en proposant un calendrier de étalé sur trois mois, avec un rythme de deux jours sur cinq de grève. Cette grève “en pointillée” constitue une tentative d’adaptation aux règles de décompte des journées de grève propre à la SNCF qui, depuis la loi sur le service minimum, joue très largement en défaveur des grévistes. D’après ce règlement, après plus de deux jours stricts consécutifs de grève, un repos qui suit est automatiquement décompté comme jour de grève. Déposer des préavis dits “carrés”, de 24 heures renouvelés une fois, en les interrompant par trois jours travaillés permet aux grévistes de minimiser les pertes financières à double titre, en annonçant clairement une capacité de mener le conflit dans la durée.
Le répertoire d’actions politiques possibles semble donc en partie se renouveler, y compris dans les centrales syndicales historiques telles que la CGT, lesquelles ont bien conscience d’un épuisement remarqué et marqué des luttes longues menées - et perdues - entre autres par les cheminot-e-s depuis 1995. Ce nouveau tempo de grève se veut donc une innovation après le constat d’échecs douloureux et chers payés. Loin d’être un frein au développement de la mobilisation, le mouvement syndical, ici porté par la CGT, se veut stratège, et semble se donner les moyens de le devenir.
Cette nouvelle stratégie de mobilisation, laquelle fait appel à une forme renouvelée de grèves en pointillée qui mêle donc un outil classique - mais indémodable - et un rythme innovant, est par ailleurs l’occasion d’une communication renforcée. L’étonnement et la surprise, avant même l’expérience des grèves, à l’annonce de ce calendrier, ont suscité un bon nombre d’articles et d’occasion pour les militants syndicaux d’expliquer la démarche de fond et de forme. La communication politique et syndicale semble d’ailleurs aujourd’hui un enjeu crucial dans un contexte où ce que l’on qualifie d’opinion publique est revendiqué de part et d’autre, objet de plus en plus d’attention autant que de stratégies.
La bataille de l’opinion ou la conjonction du neuf et du vieux
Alors que se multiplient les comparaisons hasardeuses avec le mouvement social de l’automne 1995, la notion d’opinion publique revient sur le devant de la scène et se voit dépeinte comme l’un des principaux enjeux du conflit social qui débute. Depuis les années 1980, le soutien de la majorité sondagière de par la force légitimatrice qu’il apporte avec lui est devenu un atout maître dans les bras de fer opposant gouvernement aux velléités réformatrices et mouvement social. Cet appui citoyen place les syndicats et contestataires dans la posture de défenseurs d’une volonté générale que le gouvernement balaie en usant de sa position de force et de sa majorité législative. Pour les gouvernants il s’agit à l’inverse de faire coïncider la légitimité issue des urnes avec celle que prodigue les sondages et études d’opinion, et ainsi de se targuer d’un soutien à l’unisson à son projet de réforme, tant à l’Assemblée Nationale que dans l’ensemble de la population. Tout conflit social porte en lui une remise en cause de la légitimité des gouvernants ainsi que la potentialité de mettre aux yeux de tous le gouvernement dans la position d’un pouvoir autrefois majoritaire et désormais minoritaire, donc vulnérable, démonétisé et coupé de la population. À l’inverse, le gouvernement peut mobiliser l’opinion pour faire ressurgir la figure de la majorité silencieuse qui induit le spectre de la minorité agissante, laquelle par définition défendrait des intérêts corporatistes qui vont à l’encontre de l’intérêt général. De même que Chirac n’avait pas intégré le plan Juppé dans son programme électoral, Macron n’avait pas inclut dans le sien la réforme de la SNCF et de facto cette omission finit de paver la voie à une contestation de la légitimité du processus réformateur, lequel n’a pas été sanctionné dans les urnes. Macron et Philippe cherchent une majorité dans l’opinion pour préserver la légitimité acquise du fait des majorités considérables acquises dans les élections présidentielles et législatives. Car c’est là le second risque pour le gouvernement : perdre la bataille de l’opinion c’est ouvrir la voie à un procès en illégitimité qui peut se révéler fort coûteux (Chirac, Sarkozy et Hollande peuvent en témoigner). L’opinion constitue donc un arbitre du match qui commence et la bataille s’annonce serrée entre les protagonistes.
Lors des premières annonces de réforme de la SNCF, le gouvernement pouvait se targuer d’un soutien très net dans l’opinion, ses pistes de réforme étant largement approuvées tout comme l’usage des ordonnances et la fermeté face à la mobilisation syndicale. Si les sondages indiquent tous une majorité favorable aux principales pistes de la réforme (fin du régime spécial de retraites des cheminots, fin de l’emploi à vie), l'opinion semble en voie de basculer concernant la perception du mouvement naissant et la réponse gouvernementale à y apporter. Selon un sondage réalisé le 14 mars par l'institut ELABE[9], 34% des français avaient de la sympathie ou soutenaient la mobilisation contre la réforme du gouvernement (contre 43% qui y étaient opposés ou hostiles et 27% qui étaient indifférents). Un sondage du même institut réalisé le 21 mars[10] témoignait d’une polarisation accrue avec seulement 12% d’indifférents, tandis que 38% des sondés soutiennent ou ont de la sympathie pour les mobilisations et 49% y sont opposés ou hostiles. Dans le sondage ELABE du 4 avril[11] les courbes se croisent et le soutien/sympathie atteint 44% des sondés contre 41% pour l’hostilité/opposition. S’ajoute à cela le jugement sur la politique du gouvernement (considérée comme injuste par 74% des sondés[12]) ainsi que l’attachement d’une large majorité de l’opinion au service public[13], deux éléments qui permettent de nuancer le constat d’un soutien aux dispositions de la réforme. La bataille de l’opinion est affaire de longue haleine et ces premières inflexions[14] ne vont pas dans le sens du gouvernement, ce qui explique probablement les premières concessions[15], destinées à calmer l’opinion en vue de conserver un soutien majoritaire.
Dans le conflit actuel, les leviers utilisés par la macronie pour conserver le soutien d’une majorité de la population nous renvoient à des registres éculés depuis longtemps, témoignant d’un appétit toujours insatiable des néolibéraux pour les réformes destructrices. La rhétorique gouvernementale s’inscrit dans un registre bien rôdé, qui valorise la modernité réformatrice contre l’archaïsme syndical, qui brandit la figure de l’usager contre celle du salarié mobilisé et agite le poncif de la rationalité et de l’adaptation à l’économie globalisée et financiarisée à la quête de profit jamais rassasiée. En face se trouve un mouvement social classique dans la répartition des rôles : l’agencement entre syndicats et partis politiques ne diffère pas du passé, les partis politiques étant en soutien et en solidarité aux mobilisations initiées par les syndicats. La tentative d’une réorganisation des rôles distribués par la Charte d’Amiens, promue en septembre par la France Insoumise, a fait long feu et les organisations de gauche se sont réunies dans un cadre unitaire, par le biais d’appels[16] et de conférences de presse rassemblant du NPA à Génération.s[17]. Ce dispositif se complète avec des mots d’ordre somme toute assez traditionnels de la part des centrales syndicales (le retrait de la réforme et l’ouverture de négociations sur la base des contre-propositions émanant des représentant.e.s des salarié.e.s), lesquelles mettent en avant l’intérêt général pour convaincre de la nécessité de faire reculer un gouvernement à l’offensive sur tous les fronts. Le service public est un des identifiants clés de cette bataille de l’opinion et s’il peut sembler désuet aux yeux de LREM, il n’en reste pas moins un symbole chéri pour une large frange de la population, un bien commun à défendre ou, du moins, à préserver.
A première vue la bataille de l’opinion de 2018 ne semble guère différer des précédentes, mais, à y regarder de plus près, on perçoit toutefois des évolutions, ou plutôt le développement et la diffusion, dans les mobilisations contre le projet de réformes, d’innovations préexistantes. La place des réseaux sociaux dans le conflit social s’agrandit encore et Facebook comme Twitter fourmillent de visuels et de vidéos qui déconstruisent les poncifs des défenseurs du projet et fournissent des arguments aux militant.e.s. S’y ajoutent de nombreux articles, textes et tribunes qui se regroupent derrière des hashtags (#JeSoutienslaGrèvedesCheminots ou #TeamSNCF) et sont tout autant relayés par des profils d’anonymes excédés par l’arrogance du gouvernement que par des pages et profils suivis par des dizaines de milliers de personnes. Cette lutte contre la désinformation et pour imposer un contre-récit (ainsi que des contre-propositions) n’est certes pas nouvelle mais elle est aujourd’hui devenue un passage obligé avant même la moindre manifestation. Elle constitue une formidable caisse de résonance pour toute mobilisation et une modalité d’action en soi, pour contester l’hégémonie aux réformateurs à la rationalité auto-proclamée. En sus des outils de diffusion, c’est aussi la forme des messages qui évolue pour intégrer toujours davantage la dérision, le rire et la provocation afin de suppléer les déconstructions et décryptages du discours dominant dans la conviction et la mise en dynamique. Là encore, ces usages de la communication préexistaient la mobilisation actuelle ; c’est avec la mobilisation contre la Loi Travail que cette manière de communiquer s’est répandue au-delà d’un petit cercle de pionniers, au premier rang desquels la CGT Info Com. Ces formes de communication complètent les répertoires d’actions traditionnels (tracts, affiches, interventions dans les médias …) et engagent une bataille d’interprétation tout-azimuts sur le sens profond de la conflictualité sociale à l’œuvre et notamment l’absurdité d’éléments de langage vidés de leur sens (la prise d’otage pour ne citer qu’elle). La diversité des formes de communication complète les revendications axées autour de l’intérêt général et de la défense du service public et permet au mouvement de passer d’un combat défensif à une offensive pour protéger l’ensemble du salariat, offensive dont les cheminots sont le fer de lance.
Si les caisses de grève dématérialisées, via lepotcommun ou Leetchi, étaient apparu lors de la loi Travail, leur capacité à recueillir des subsides a décuplé en ce printemps 2018, notamment du fait d’une visibilisation par un collectif d’intellectuels et d’artistes (dont Balibar, Salmon, Ernaux et d’autres) qui a créé et publicisé une caisse destinée aux cheminots. Celle-ci a déjà recueilli près de 300 000 euros en l’espace de deux semaines là où, en 2016, la CGT Info Com avait accumulée 420 000 euros en trois mois. Le soutien de figures intellectuelles et artistiques à ces caisses explique pour partie leur succès, mais il ne faudrait pas négliger la diffusion massive, via les réseaux sociaux, de ces nouvelles formes de soutien. Cette implication d’intellectuels et d’artistes en solidarité avec les secteurs mobilisés garantit une plus grande visibilité au mouvement tout en développant une répartition des rôles qui recrée des connexions matérielles, en complément des tribunes de soutien, de la participation aux universités ouvertes ou encore l’intervention dans les médias. Enfin, on peut remarquer une mue discursive cégétiste entamée avec l’intervention de Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, à l’Assemblée de Nuit Debout en avril 2016 Place de la République. Ce jour-là le dirigeant syndical reconnait le rôle majeur des composantes non syndicales du mouvement et appelle de ses vœux une union dans l’action contre le projet El Khomri. Deux ans plus tard, Philippe Martinez revendique son attachement au “tous ensemble” et à la “convergence de luttes” et insiste sur la nécessité de présenter le mouvement comme défendant l’intérêt général et, par là même, tous les salarié.e.s. Cette évolution du discours pose de nombreuses questions sur les modalités de coordination du mouvement. Traditionnellement la CGT considérait que l’intersyndicale était le lieu naturel d’organisation des mobilisations et le lieu d’agglomération des colères ; l’adoption de ce mot d’ordre révèle-t-il vraiment une reconnaissance des luttes qui s’organisent sous d’autres formes ? Autrement dit : s’agit-il d’une main tendue vers ces luttes pour frapper ensemble ?
Conclusion
La conjonction de nouveaux répertoires d’action dans des secteurs traditionnellement en pointe dans la conflictualité sociale avec l’appropriation de répertoires classiques par des secteurs jusque-là faiblement mobilisé dessine un paysage social propice à la convergence des luttes tant attendue et invoquée. L’irruption des cheminots, véritable incarnation du conflit social, laisse entrevoir à certains la possibilité d’une victoire. Toutefois le puzzle reste incomplet si l’on ne prend pas en compte les dynamiques de l’année écoulée : la victoire par défaut de Macron au 2e tour de l’élection présidentielle a éclipsé la renaissance électorale d’une gauche de gauche et l’effondrement du PS. Cette reconfiguration n’a pu briser l’élan néolibéral du gouvernement, propulsé par l’état de grâce et la rapidité de l’offensive. Toutefois le séquençage trop rapide des réformes suscite et agrège des résistances que l’on croyait écrasées (retraités, étudiants). Ces dernières reprennent des forces tandis que le contexte socio-économique exacerbé par le politique macroniste (allègement de la fiscalité pour les plus riches et le capital, démantèlement des protections) cristallise un mécontentement qui s’exprime déjà sous le qualificatif de “président des riches”, autrefois accolé au nom de Sarkozy.
Les mobilisations existantes présentent des contradictions, divergent dans leurs modes d’action et de structuration mais partagent toutes ce mécontentement qui sous-tend la bataille de l’opinion. En ce sens, la convergence ne vient pas des incantations, elle émane des attaques tous azimuts qui, jour après jour, solidifient les différentes colères et leur font prendre conscience de leur caractéristique commune : être dans le viseur d’un gouvernement qui œuvre pour le compte de la grande bourgeoisie[18]. La diversité des formes, des revendications et des acteurs des mouvements sociaux de ce printemps qui germe semblerait donc produire non des contradictions mais bien des complémentarités et des synergies déjà visibles dans les lieux bourgeonnant de la contestation sociale ; soulignons ici le rôle moteur du calendrier de grève en pointillée des cheminots qui met à disposition de toutes les autres luttes deux journées hebdomadaires de ralliement contre le gouvernement, et ce jusque fin juin. C’est dans cette perspective que s’inscrit le 1er mai, occasion traditionnelle de jonction entre les composantes des mouvements politiques et sociaux. La date du 5 mai proposée à l’issue d’une assemblée à la Bourse du Travail de Paris rassemblant, à l’initiative de François Ruffin et Frédéric Lordon, cheminots, intellectuels, militants de gauche et députés sera également l’occasion d’élargir le mouvement. In fine, l’opportunité qui vient est la rencontre entre l’inflexibilité d’un pouvoir qui joue le conflit bille en tête et une floraison de mobilisations diverses dans leurs formes et leurs modalités mais qui ont un même ennemi en partage : le néolibéralisme réformateur dont le gouvernement actuel est la forme la plus dangereuse qu’on n’ait vu depuis 1983.
Lucie Champenois, Antoine de Cabanes, et Paul Elek pour Espaces Marx
[1] Lordon, Frédéric, Ordonnances SNCF : l’occasion, Le Monde Diplomatique, 20 mars 2018
https://blog.mondediplo.net/2018-03-20-Ordonnances-SNCF-l-occasion
[2] Les cheminots très mobilisés lancent la semaine sociale, Médiapart, 2 avril 2018
[3] Ehpad les personnels des maisons de retraite en grève dans toute la France, Libération, 30 janvier 2018
[4] Carrefour : une journée de grève exceptionnelle, France Info, 1er avril 2018
[5] La contestation gagne-t-elle vraiment els universités ? La Croix, 29 mars 2018
[6] Entretien avec Robi Morder, « Les violences à la faculté de droit de Montpellier ont pu catalyser la mobilisation étudiante », Le Monde, 3 avril 2014
[7] Entretien avec Julie Le Mazier, « Le mouvement est en train de prendre », Médiapart, 29 mars 2018
https://www.mediapart.fr/journal/france/290318/universites-le-mouvement-est-en-train-de-prendre
[8] C’est le cas dans les différentes facultés mobilisé-e-s (Paris 1, Nantes, Toulouse 2 le Mirail, Nancy, Rennes 2, Nice), dont certaines, comme à Montpellier 3, ont déjà obtenu gain de cause.
[9] ELABE pour Nice-Matin, Les Français et la SNCF, 17 mars 2018
[10] ELABE pour BFM-TV, Les français et les mobilisations sociales, 21 mars 2018
[11] ELABE pour BFM-TV, Les Français et la mobilisation à la SNCF, 4 avril 2018
[12] ibid
[13] Baromètre des services publics Odoxa pour la Banque mutualiste, L’Obs et France Inter, 21 mars 2018
[14] L’Ifop constate également une tendance à l’inflexion des courbes de soutien
Ifop pour le JDD, Les Français le projet de réforme du modèle ferroviaire et de la SNCF et la mobilisation à son encontre, 30-31 mars 2018
[15] SNCF : pour amadouer les cheminots la ministre joue avec les ordonnances, Libération, 30 mars 2018
[16] https://www.npa2009.org/actualite/services-publics/declaration-unitaire-defendons-tous-les-services-publics-solidarite-avec
[17] SNCF : à gauche, le « tous ensemble » prend forme, Politis, 30 mars 2018
https://www.politis.fr/articles/2018/03/sncf-a-gauche-le-tous-ensemble-prend-forme-38612/
[18] Frédéric Lordon déclarait le 4 avril à la Bourse du Travail : « Si l'offensive est générale, nous voulons le débordement général. Il faut dire à tous ceux qui se sentent dans le malheur qu'il y a une issue. Luttez, luttons, c'est le moment »