En parcourant les allées du Mipim de Canne, marché international des professionnels de l’immobilier, avec ses maquettes qui clignotent, son champagne à gogo et, disons, une certaine présence de l’argent, on se demande s’il est bien raisonnable de confier la fabrication des villes à cette sphère-là. Avant la décentralisation des années 80, l’austère administration de l’Equipement, avec ses règles à calcul, ses tables à dessin et ses bureaux à tubes néon n’était-elle pas une meilleure gardienne de l’intérêt général ? A cette question, Etienne Marcot, directeur pour la France et la Belgique de l’investisseur allemand Patrizia, répond sans hésiter : «Je n’ai aucune nostalgie de la DDE [direction départementale de l’équipement], avec ses armées d’ingénieurs de l’Ecole nationale supérieure des travaux publics. Ils étaient très bons pour faire des réseaux, de routes, d’assainissement, d’eau… Mais ils n’avaient aucune vision de la ville.» Pas faux. On doit à cette technocratie les grands ensembles, l’urbanisme sur dalle, le tout-routier et surtout l’obsession des zones : la zone d’habitat, la zone de travail, la zone de circulation (automobile), tout bien séparé. En gros, ce que l’on tente de réparer aujourd’hui.
D’un autre côté, toujours dans les allées du Mipim, cette ambiance de quartier d’affaires rappelle que quand les milieux financiers se sont emparés de l’immobilier avant la crise de 2008, cela n’a pas été une réussite non plus. Là, c’est l’architecte Philippe Chiambaretta qui raconte : «Il y a vingt ans, la grande tendance dans les entreprises consistait à dire : "Nous devons garder nos fonds propres, externaliser l’immobilier et être locataires de nos bureaux." Résultat, on a créé une industrie de l’immobilier tertiaire.» Pas tant pour édifier des bâtiments que pour mettre au point des placements financiers, «titrisés» de surcroît comme les subprimes américaines, qui passaient de main en main. Physiquement, les immeubles de bureaux de l’époque relèvent d’un modèle de «produit international qui est le même partout» pour pouvoir s’échanger facilement. La «déflagration financière» de 2008 a un peu calmé le jeu. Voilà pour les investisseurs.
Alors aujourd’hui, qui fabrique la ville ? Au moment où, comme le disait Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, au Mipim 2016, «l’argent public est rare mais les liquidités sont abondantes», serait-ce ceux qui possèdent ces liquidités qui sont devenus maîtres du jeu ? «Les pouvoirs publics sont peut-être un peu affaiblis sur le plan financier, admet Etienne Marcot, mais pas du tout sur le plan juridique. Le politique n’a jamais eu à sa disposition autant d’instruments de droit pour faire prévaloir sa vision urbaine. Ce qui se passe après, c’est sa responsabilité.»
A l’inverse, vouloir faire de l’argent dans l’immobilier ne signifie pas nécessairement que l’on n’a rien dans la cervelle. Les investisseurs et les promoteurs ont élargi leur métier au point d’être capables de fournir tous les éléments de l’urbain, y compris l’espace public. Faut-il alors leur donner les clés de la ville ? C’est en tout cas le reproche qui a été fait au concours Ré-inventer Paris. Dans cette consultation lancée en 2015, la Ville de Paris proposait 23 endroits à la vente. Investisseurs et promoteurs étaient conviés à concourir pour remporter l’aménagement des sites les intéressant. Mais attention, pas question de ne venir qu’avec son carnet de chèques. La Ville demandait un projet pour chaque lieu, porté par une équipe contenant architectes et urbanistes, bien sûr, mais aussi paysagistes, experts du développement durable, de l’agriculture urbaine et bien souvent, des artistes.
De fait, la première édition a entraîné un foisonnement de créativité urbaine comme on n’en avait pas vu depuis longtemps. Mais provoqué tout autant de critiques. La rémunération des architectes était au bon vouloir de l’investisseur et nombre de maîtres d’œuvre ont phosphoré gratuitement. La corporation n’a pas manqué de s’en plaindre. De plus, même si Ré-inventer Paris a été pour les promoteurs une vitrine commerciale hors pair, ils estiment de leur côté que la participation à la fête leur a coûté des millions. Ils ont pris à leur charge le coût de ce méga-concours que la Ville de Paris n’aurait pas pu s’offrir.
Que reste-t-il aux élus ? «Fixer le cadre général et surtout penser à long terme, résume l’investisseur Etienne Marcot. Quand on dessine un espace public, c’est une faute morale de viser le court terme. Le rôle du politique, c’est de contrôler qu’à la fin, l’intérêt général est là.» Cela répond d’ailleurs à l’intérêt économique. «Bâtir un îlot de prospérité au milieu de nulle part, cela va durer un ou deux ans et ce sera un échec.»
Mais la ville est également modelée par des fabricants sournois. Parmi eux, les grandes enseignes du textile par exemple, qui uniformisent les rues partout. «C’est terrible, admet Etienne Marcot. Mais il faut leur reconnaître qu’elles ont quitté les périphéries, sont revenues en centre-ville et ont poussé les municipalités à créer des espaces piétonniers.» Autre aménageur clandestin, Airbnb, qui remplace les habitants par des touristes, avec un modèle économique faisant flamber les loyers. Le commerce en ligne façonne également la ville à sa main. L’urbanisme utile pour lui, ce sont des hectares d’entrepôts, des ballets de camionnettes et des murs de casiers à colis.
«Aujourd’hui, tout le monde veut faire de l’urbanisme, observe Philippe Chiambaretta. Il y a des départements urbanisme chez Google, chez McKinsey, chez les constructeurs automobiles. Même Pernod-Ricard s’y met.» Pardon ? «Aujourd’hui, quand on sort à quatre le soir, il faut bien un abstinent pour ramener les autres. Avec la voiture autonome, tout le monde peut boire. Pof, d’un coup, 25 % de part de marché en plus !» Les marchands de spiriteux ne vont pas investir dans ce véhicule, mais ils vont y trouver leur intérêt. A quoi ça tient, l’innovation urbaine…