Ce livre, il ne voulait pas l’écrire. C’est même la première phrase de son essai la France d’hier paru ce mois-ci chez Stock. Impression d’avoir déjà tout dit. «68 n’appartient à personne», dit-il. Surtout pas aux «vainqueurs» et à leurs héritiers, ces «soixante-huitards reconvertis et devenus célèbres qui tenaient le haut du pavé dans le journalisme et l’édition». A ce moment-là, son œil frise. Face à vous, dans un café parisien près de la place de la République, il vous jauge du regard, sourire malicieux. Alors, vous allez l’écrire le nom de Serge July ? Celui de Laurent Joffrin ? Rigolard, bougon, gouaille à la Michel Audiard, Jean-Pierre Le Goff est toujours au bord de la provocation. Lui est moins célèbre que les autres. Pourtant, 68 est aussi son histoire, mais pas au quartier Latin, à Caen. Veste de costume bleu marine, chemise bleu ciel impeccablement repassée, il ne fait pas partie du sérail. Lors du 30e anniversaire de l’événement, il publie un livre qui fera date : Mai 68, l’héritage impossible (La Découverte). Un pavé dans le mythe, où le sociologue (encore de gauche) déploie une approche critique de l’après-Mai.

A lire aussi l'interview  «Moi, je m'en suis sorti...»

Lycéen

Ce 50e anniversaire, il ne voulait donc pas le fêter. Mais son éditrice l’a convaincu de coucher sur le papier ses souvenirs à foison - il est proche de l’hypermnésie et garde encore chez lui les journaux qu’il publiait, lycéen déjà révolté. Dans la France d’hier, il raconte les prémices d’une contestation à partir des années 50, à travers sa propre histoire. Ses parents, commerçante et marin-pêcheur, habitent à Equeurdreville, près de Cherbourg. Vie d’après-guerre corsetée par l’Eglise, l’école des blouses grises où un petit garçon ne doit pas pleurer. Une existence qui va être bouleversée par le confort matériel de la société de consommation. Né en 1949, il se décrit comme un «enfant gâté». Il découvre la politique quand il arrive étudiant en philo, à Caen. S’emmerde sur les bancs de la fac. Et plonge avec délice dans 68. Révolte existentielle et rencontre avec les idéologies. Il y croit sincèrement. Longtemps. A la rentrée 1969, impossible de reprendre les cours. «Je deviens anarcho-situationniste avec Yonnet et Gauchet.» Les «Trois Mousquetaires» perturbent les cours. «C’était pas triste !» dit-il, gimmick répétitif de son discours sur un ton à la Gabin. La bande de copains a pour maître et professeur Claude Lefort, philosophe qui développera plus tard, notamment à la lecture de l’Archipel du goulag de Soljénitsyne (paru en 1973), une théorie des totalitarismes. Et pour maître-assistant, Alain Caillé, qui deviendra sociologue spécialiste du don. Tous, à leur manière, feront une carrière intellectuelle, partageant une analyse «non économique» de la société à l’opposé du marxisme triomphant de l’époque. Paul Yonnet, sociologue réputé des loisirs, publiera en 1993 Voyage au centre du malaise français, critique de l’antiracisme qui fera polémique. Marcel Gauchet deviendra l’historien inquiet de la République que l’on connaît.

Repenti

Retour à l’année 1969. Le Goff arrête ses études. Bascule dans le militantisme. «J’étais dans un groupe autonome à Caen. Je vivais de petits boulots. Je suis allé au bout de l’engagement gauchiste. J’estime avoir perdu dix ans de ma vie», dit-il, marqué sans en faire en un drame, par l’échec de cet «engagement sacrificiel».

Les illusions tombent. Il fait de la formation d’ouvriers et d’ouvrières en reconversion dans le Nord, intervient auprès de jeunes en banlieue parisienne. Il devient sociologue, spécialiste de l’entreprise. Lui qui vient de donner dix ans de sa vie à une doctrine politique va agir comme un repenti : traquer, derrière chaque mot d’ordre qui galvanise, la réalité du terrain, et pourquoi pas une forme de vérité. Dans les Illusions du management publié en 1996 à La Découverte, il s’intéresse aux discours managériaux qui peuvent sonner creux ou devenir techniques manipulatoires. «Si une rationalité du travail est nécessaire, écrit-il, elle ne saurait s’effectuer au prix de la négation de ce qui peut faire sens pour celui qui travaille.» Remarqué, l’essai reçoit le prix Manpower de l’ouvrage des ressources humaines.

C’est un peu cette même technique d’analyse des idéologies qu’il applique à sa passion de jeunesse : 68 ou plutôt les années qui suivent l’événement. Avec Mai 68, l’héritage impossible, il s’attaque aux tabous et aux excès des années gauchistes. C’est là qu’il met au point son concept de «gauchisme culturel» (lire interview ci-contre), révolution douce des esprits basée sur le principe de la contestation qui aboutit, selon lui, à la dépolitisation de la société, à la montée d’un individualisme exacerbé et à un nouveau conformisme. En instruisant un procès de gauche à 68, il entame une rupture avec sa famille idéologique. L’ouvrage est publié par La Découverte, l’éditeur de ses premiers essais, mais cette fois, le contenu va à l’encontre de l’esprit de gauche de la maison. Conscient de choquer, François Gèze, alors directeur éditorial, se fend - fait inédit - d’une préface pour justifier le titre. On ne pourra pas renouveler la gauche, écrit-il «tant que ce travail de deuil sur 68 ne sera pas effectué». Une réponse, pour les deux hommes, contre «l’ère du vide des années 80».

Travail

D’une certaine façon, Jean-Pierre Le Goff passe les années post-68 par une cellule de dégrisement idéologique. Dégrisement qu’il s’est d’abord appliqué. Il refuse d’être en surplomb de l’histoire, ignorant ses drames et déchirements, comme, estime-t-il nombre de soixante-huitards affairés à conserver une éternelle jeunesse et à propager une vision heureuse de 68. C’est en lisant Lefort, son professeur à l’université de Caen, qu’il s’interroge sur les «raisons d’un aveuglement», le sien, sur les mécanismes idéologiques auxquels il a participé. Ce travail réflexif le met en garde «contre ceux qui prétendent faire advenir le meilleur des mondes en étant persuadés d’en détenir les clés». Dans son viseur, ce qu’il nomme la «gauche fric et chic» des années 80 qui fait du rebelle son effigie, tout en se drapant dans les bons sentiments du progressisme.

Trente ans plus tard, sous le ciel neigeux de février 2018, il râle encore contre cette «gauche libérale, libertaire. De la connerie». Avec le temps, il s’est radicalisé, pestant cette fois contre la gauche actuelle «bête et sectaire qui valorise les identités aux dépens de la vérité». Ce camp qui vit dans un «entre-soi», frileux idéologiquement, craignant d’être catalogué réac ou faisant le lit du FN.

Lui, se définit comme «démocrate républicain, attaché à la laïcité et à la citoyenneté». Assez logiquement, son concept de gauchisme culturel a été repris chez les angoissés de la République, à droite comme à gauche. Pour Serge Audier, auteur de la Pensée anti-68 (publié à La Découverte en 2008), le cas de Le Goff est emblématique. «Son livre riche, l’Héritage impossible, va toutefois nourrir le tournant républicaniste de la critique anti-68. Pour le sociologue, 68 est ambivalent : il ouvre sur les mouvements gauchistes, féministes et la perte d’un monde commun. Ensuite, une vulgate républicaniste va prospérer. On en retrouve des éléments aujourd’hui dans les critiques de Laurent Bouvet, reprises à Marcel Gauchet. Après 68, la gauche se serait convertie à l’âge des identités et du multiculturel.» Aux yeux de Le Goff, l’héritière impossible, c’est Najat Vallaud-Belkacem. Il n’est plus publié à La Découverte, mais chez Stock, la maison d’Alain Finkielkraut. Les bonnes feuilles de son dernier essai sont passées en exclusivité dans le Figaro. Alors, réac M. Le Goff ? «Je suis catalogué à droite, je m’en fous. Conservateur oui, réac non. De la modernité, je tiens à l’individualisme démocratique, aux acquis sociaux. Mais je pense qu’une partie de la pensée conservatrice peut être utile dans l’interprétation des évolutions de la société.» Un bon connaisseur du monde des idées analyse.«Avec sa critique de 68, Le Goff s’est fait récupérer par la galaxie Figaro Vox.» Le 23 mars, il doit débattre avec Patrick Buisson dans le cadre des rencontres du Figaro. Il assume en républicain «conservateur, moderne et social».

Cécile Daumas