8 Décembre 2017
Il y a bien longtemps que la planification a disparu du vocabulaire de l’action publique. Voilà plus de dix ans que son emblème, le Commissariat général au Plan, a fermé ses portes. Mais l’aménagement du territoire fait exception.
La planification spatiale s’est installée durant les Trente Glorieuses comme mode d’intervention constitutif de l’État au nom de l’aménagement du territoire national. Avec la loi d’orientation foncière – dont on célèbre ces jours-ci le cinquantenaire – Edgar Pisani a créé les instruments emboîtés du Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme (SDAU) et du Plan d’occupation des sols (POS). À partir des années 1980, la décentralisation conduit non pas à une remise en cause mais à une généralisation locale des mêmes outils. La loi Solidarité et renouvellement urbain (2000) actualise et renforce ces derniers sous la forme des Schémas de cohérence territoriale (SCOT) et des Plans locaux d’urbanisme (PLU).
Simultanément, on assiste à une multiplication des schémas de planification sectorielle aux niveaux intermédiaires (départements et régions), dans une grande diversité de domaines : infrastructures de transports, biodiversité, climat-air-énergies, etc. Ainsi on a pu compter près d’une quarantaine de ces schémas pour chacune des régions françaises !
Mieux, c’est cette permanence des idéaux planificateurs et des instruments dédiés qui guide le législateur lors de la récente réforme territoriale, avec l’objectif de conforter la légitimité politique des institutions nouvelles ou mises en avant.
On souhaite généraliser la couverture intercommunale du territoire national en élargissant les périmètres intercommunaux ? On transforme les PLU en PLU intercommunaux. On crée la Métropole du Grand Paris dans un contexte géopolitique incertain ? On la dote d’un SCOT métropolitain, sans trop savoir quelle sera sa place entre le schéma régional (le SDRIF) et les PLU intercommunaux. On recompose la carte des régions avec un objectif d’affirmation du leadership régional ? On leur attribue deux schémas nouveaux – l’un regroupant les différents volets économiques et l’autre les politiques de mobilités, d’environnement et d’aménagement du territoire – et tous deux disposant d’une capacité prescriptive vis-à-vis des schémas de niveau territorial inférieur.
Bref, non seulement la planification territoriale est réactivée, mais on revient aux fondamentaux de son âge d’or. Chaque document de planification combine les trois dimensions originelles. Il doit énoncer une vision globale de long terme pour le territoire en question. Cette vision se décline ensuite en programmes, transversalement aux différentes politiques sectorielles et s’appuie pour sa mise en œuvre sur un volet réglementaire auquel doivent se conformer les autres acteurs.
La réalité est, en fait, fort éloignée de ce magnifique jardin à la française. Les élus locaux sont loin d’avoir fait de la production de ces multiples schémas de planification la priorité de leurs agendas politiques. Pour s’installer au sein du paysage institutionnel encombré de la région capitale, la Métropole du Grand Paris a choisi de privilégier une fonction d’appui aux communes, notamment en lançant un appel à projets urbains innovants.
Quant aux régions, elles produisent des Plans thématiques (Plan littoral, Plan Vert…) qui relèvent moins de la planification que de l’affichage de priorités immédiates à forte visibilité. De la même manière, leurs Schémas de développement économique que la loi leur imposait de produire en un an mettent en avant quelques filières d’excellence sans qu’aucun d’eux ne mobilise l’arsenal de règles dont le législateur les avait dotés pour les mettre en œuvre.
En réalité, au-delà des impératifs de communication, la planification pose un problème aux élus locaux en ce qu’elle s’inscrit dans le temps long. Le temps de l’État, maître des horloges, n’est pas celui des élus locaux. Pourquoi énoncer une vision de long terme lorsque les incertitudes sur les conditions et les moyens de leur action se multiplient ? Quel sens aurait l’affichage de programmes qui dépassent l’horizon de leurs mandats électifs et de leur capacité prévisionnelle d’investissement à cette échéance ? Quant aux règles, ce sont les délais incompressibles de leur élaboration – en incluant maintenant les probables recours et contentieux – qui en font un instrument sans attrait pour l’action publique territoriale.
Tel est le paradoxe : plus le législateur systématise l’emboîtement territorial de la planification, moins les élus locaux y ont recours, concédant cette figure imposée et partant, la question du temps long à la sphère professionnelle spécialisée.
Y a-t-il pour autant une fatalité à cette désaffection politique pour le temps long ? Probablement pas. D’abord parce que les rythmes de mutation des territoires – à la fois très lents et très rapides – rendent incontournable cette question. Très rapides : qui aurait imaginé il y a quelques années l’impact des nouvelles pratiques de mobilité sur le fonctionnement des territoires ? Très lents : même si on parie sur un « choc de l’offre » en matière de production de logements, ses effets ne se verront que sur le long terme car on construit en moyenne chaque année environ 1 % du parc existant !
Autrement dit, la question est davantage : comment redonner de l’intérêt politique au temps long ? L’observation de récents exercices de planification suggère un certain nombre de pistes en ce sens. Ainsi, la capacité à s’inscrire dans le long terme, de la « vision » qui fonde la planification tient moins à l’énoncé d’un futur souhaitable à l’horizon 2050 qu’à la mise en avant de valeurs ou ambitions, certes formulées pour aujourd’hui mais qui vont guider l’action collective dans la durée. C’est se fait la région Hauts de France autour de la « troisième révolution industrielle » ou ce qu’avait énoncé la Région Île de France lors de l’élaboration de son Schéma directeur, autour du concept de « robustesse » de son modèle de développement. Les élus régionaux affichaient ainsi leur volonté de construire un modèle de développement résilient, capable de résister à la fois aux risques environnements et climatiques et aux incertitudes d’une économie métropolitaine particulièrement exposée aux aléas de la globalisation.
Il faut sans doute renoncer, ensuite, à faire de cette vision sur la longue durée le cadre de cohérence absolue de tous les programmes sectoriels. Les rythmes de conception et de mise en œuvre de ces différentes politiques publiques (logement, transports, environnement…) sont nécessairement asynchrones. Davantage que la cohérence du grand ordonnateur, la planification doit davantage chercher à établir des convergences et des interactions, dans le temps et dans l’espace, entre ces différents modes d’action, témoins de la complexité contemporaine. C’est ce qu’amorce la région Occitanie en organisant ces convergences d’acteurs et de moyens autour d’enjeux territoriaux particuliers – Plan littoral 21 et Canal du Midi – et d’une stratégie fédératrice : devenir une région à énergie positive.
Enfin, la pérennité des règles dans la durée tient moins à leur capacité prescriptive qu’à leur caractère négocié. Au sein d’une gouvernance territoriale pluraliste, les règles imposées sont soit d’emblée vidées de leur contenu, soit contestées. Il s’agit davantage d’établir des « règles du jeu » partagées. Ce sont, en quelque sorte, les mécanismes de la négociation sociale en matière de droit du travail, autour des conventions collectives qu’il faudrait importer dans le champ de la planification spatiale.
Ces quelques pistes indiquent un renversement de la perspective temporelle. La planification des Trente Glorieuses a pensé le temps long comme la conception d’un projet fini à une échéance de moyen-long terme, guidant l’action sous forme d’un rétro-planning. Les réalités contemporaines suggèrent l’inverse : partir des dynamiques à l’œuvre aujourd’hui, des ambitions collectives telles qu’on peut les formuler maintenant et organiser sur cette base, autour de règles du jeu partagées, en recherchant les convergences et les synergies, le processus incrémental du changement.
Passer de la planification des transformations de la société et du territoire à la scénarisation dans la durée de ces transformations, voilà une proposition pour politiser le temps long.
Daniel Behar, Géographe Professeur des Universités, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.