24 Octobre 2017
Pardonne-moi, camarade, de te tutoyer. Nous ne nous connaissons pas, mais sommes du même bord. Pardon aussi d’user parfois d’ironie. Ça permet aux mots de rester libres sans sombrer dans l’insulte. Je suis, comme toi, engagé pour une alternative au règne de l’argent-fou. J’ai voté pour toi et si l’occasion se présente, il est fort probable que je recommence. Ta propension à faire le beau, le beau parleur surtout, fait partie de l’acceptable, même si j’avoue ne pas être très sensible à ta rhétorique. Ce n’est pas très grave. Tant d’autres l’aiment ! Mais dans ta longue interview à « Le 1 hebdo » https://le1hebdo.fr/journal/numero/174, tu abordes avec une érudition remarquée par la presse quelques questions historiques et philosophiques qui restent chaudes. Pardon, mais sur ces quelques questions, je vais te chercher des poux dans la tête.
La Renaissance
Tu dis : « J’ai rattaché notre mouvement à ses racines très profondes : l’époque où l’obscurantisme religieux commence à desserrer ses mâchoires de fer et où émerge la Renaissance, et avec elle un désir de liberté de pensée et de liberté politique. »
Non ! Cette vision de la Renaissance relève d’une myopie qui a semblé être dans la nature des choses jusque vers le milieu du siècle dernier, quand on pouvait encore croire à une histoire de l’humanité unique et vectorielle, conduite par les nations « avancées ». C’est fini.
Ton évocation de « l’époque où… » ne fait état que d’un versant de l’aventure. L’époque en question, c’est-à-dire les XVe et XVIe siècles ouest-européens (espace-temps, déjà !) enfante Erasme, Copernic, Montaigne, Masaccio, Galilée, Léonard, Shakespeare, c’est vrai. Mais en annonçant que la planète ne ressemble pas à la description qu’en donnent la Bible ou le Coran, qu’elle est sphérique et visitable, « l’époque » où tu rattaches le « mouvement » lance aussi sur les mers Christophe Colomb, Hernan Cortès, les premiers vaisseaux négriers et le brutal assujettissement du monde par une poignée d’humains à peau claire. De ce côté là du monde, on pourrait tout aussi bien dire : « L’époque où la domination occidentale et la suprématie blanche commencent à resserrer leurs mâchoires de fer et où émergent les atteintes les plus sombres contre la liberté, esclavage, colonisation, génocides… »
La Renaissance à laquelle tu veux attacher le mouvement d’émancipation contemporain s’organise en un système qui soude structurellement le dessein de la modernité avec celui de l’empire, le désir de liberté pour soi et la cruauté pour les autres, la révérence vis-à-vis du brutal droit romain de la propriété – usus, fructus et abusus – et son application à la marchandise humaine, pour peu qu’elle n’ait pas la couleur du « peuple européen ». Pardon de reprendre cette notion de « peuple européen » que tu rejettes, en partie à raison. Je le fais par provocation, car sous son autre forme historique, celle de « race blanche », elle réunit très concrètement le Lituanien et le Portugais, tes ancêtres, ceux d’Angela Merkel et les miens, des « Blancs » que leur appartenance « raciale », « ethnique » préservait de la transmutation en « biens meubles » et autorisait à s’asseoir sur le même banc dans l’Afrique du Sud de l’apartheid. Quand elles se desserrent, les « mâchoires de fer de l’obscurantisme religieux » (Bernard de Clairvaux ? Thomas d’Aquin ? Averroès ?) ne laissent pas échapper le seul « désir de liberté ». Des monstres aussi voient le jour. D’un même mouvement.
Toi et moi parlons depuis un aujourd’hui, notre aujourd’hui, où le projet de la modernité impériale né au temps de ce que l’Europe nomme sa Renaissance se désagrège, ruiné par la montée des peuples « non-Blancs » qu’on ne soumettra plus, par le désastre écologique qu’engendre la poursuite ad nauseam du projet « progressiste », par le délire d’une économie capitaliste de plus en plus overdosée de produits financiers qui portent en eux le vertige d’inégalités jamais vues et l’effondrement de toute rationalité dans la production des biens qui nous sont utiles.
Oui, camarade, la ville de Florence et les châteaux de la Loire, les géants de Rabelais et les visions de Thomas More, l’imprimerie de Gutenberg et la navigation transocéanique constituent un beau butin. Butinons sans entrave, sans complexe, avec joie, et partageons ce nectar. Cependant les démons que ce « désir de liberté » portait aussi ne peuvent être considérés comme des accidents de l’histoire. Et si les Français jouissent aujourd’hui d’une espérance de vie de vingt ans supérieure à celle des Maliens qu’ils ont pourtant gouvernés pendant près d’un siècle, ce n’est pas seulement dû à la philanthropie rationaliste de Pasteur et à l’humanisme des pères de la sécurité sociale.
Peut-être qu’il faut donc, aujourd’hui, non pas « rattacher » le « mouvement » à cette histoire là, mais au contraire l’en détacher. Peut-être que la boussole qui a guidé Christophe Colomb contre les habitants des Caraïbes, qui a lancé le moteur à combustion sur l’autoroute du dérèglement climatique, le communisme dans les bras de Staline et Wall Street dans la course au dépassement permanent du Dow Jones est à jeter. Peut-être qu’il faut réfléchir non pas à nous ancrer dans l’inspiration épuisée de la Renaissance européenne, mais larguer les amarres. Le dessein que tu évoques, celui de faire du monde entier le cadre de la souveraineté populaire, ne pourra pas naître sans déraciner très profondément les germes qui ont produit les 500 ans de guerre mondiale du monde blanc contre le reste de la planète, sans construire une post-modernité habitable par tous, respectueuse de tous. Ça ne se fera pas sans penser ni déconstruire l’enchevêtrement du rationalisme avec la domination, le tissage de l’humanisme avec l’écrasement des « sous-hommes », structures de pensée et d’action concrètement nées du même germe « à l’époque où… ». Ça ne se fera pas sans humilité ni écoute.
L’empire
Un peu plus loin, tu entres dans des considérations sur l’Europe et l’empire romain qui m’ont donné le tournis. Tu dis : « Je ne me sens rien de commun avec les pays baltes. C’est le bout du monde, même les Romains ne sont pas allés là-bas ! La grande matrice de l’Europe, ce sont les frontières de l’empire romain. » D’abord, ce que tu te sens de commun ou pas avec les pays baltes, pardonne-moi, mais on s’en fout. Sauf que de nombreux Français du XXIe siècle ont du commun avec les pays baltes, des relations familiales, amicales, facebookiennes ou autres. Moi, par exemple, j’en ai, pour une raison intellectuelle et militante : mon engagement pour la gratuité des transports publics urbains que Tallin, capitale de l’Estonie, a établi au profit de ses habitants et de l’air qu’on y respire. Sur ce point, des Estoniens me sont proches. Tu dis ensuite que « la matrice de l’Europe, ce sont les frontières de l’Empire romain ». Bigre ! L’actuel Soudan, l’Irak, l’Arménie, le désert lybien ou les montagnes de l’Atlas sont les frontières de cet empire jadis répandu sur trois continents. OK, moi ça me va, comme me vont aussi les édiles de Tallin ou les romans de Dostoïevski. Mais tu veux nous dire quoi ? Que tu te sens plus proche d’un pasteur nomade de Lybie que d’une institutrice lituanienne ? Si c’est le cas, ça te regarde, mais ça nous sert à quoi pour comprendre notre monde et pour agir sur lui ? Sinon, explique nous !
Et puis ceci, qui est peut-être un indice, peut-être pas, mais qui de toute façon nous laisse dans le flou. Tu nous dis : « Il y a un million de Maghrébins qui vivent aujourd’hui en France, dont une majorité sont Français ! » Oups ! Ils vivent en France ou au Maghreb ? Cette « majorité », elle a la nationalité française ou la carte de Maghrébin ? C’est un peu comme si je disais que tu es Espagnol (ou Catalan, on ne sais plus trop) parce que le nom de Mélenchon prend racine là-bas. Certes, le Maghreb était possession romaine comme il fut plus tard possession française, mais dans ton million de « Maghrébins », il y a une majorité de gens qui ne sont pas nés au Maghreb, qui ne vivent pas au Maghreb, ni n’en parlent les langues et qui pour certains n’y ont jamais mis les pieds. Des Français qui ont une ascendance au Maghreb comme toi en Catalogne. Des gens qui, à cause de la longue histoire née « à l’époque où… » restent sourdement considérés comme de pseudo-français. Des compatriotes que pour cette raison, on continue obstinément à nommer Maghrébins, contrairement à toi ou à ton ex-pote Manuel Valls que peu songent à qualifier d’Espagnols. Que tu te sentes plus éloigné des Lituaniens que de tes compatriotes, là dessus, on est les mêmes. Mais alors pourquoi éloigner artificiellement ceux-ci en les localisant « Maghrébins » ?
Toi qui attaches de l’importance aux mots, ne cède pas à ce que tu dénonces. Tu pouvais par exemple dire : « Il y a de nombreux Français qu’on traite en corps étrangers parce qu’ils ont une ascendance dans les anciennes colonies, parce que leurs patronymes ou la couleur de leur peau signalent cette ascendance et que sourdement, certains d’entre nous les annexent à ce passé, au statut non de citoyens, mais de sujets français qui fut imposé par la force des armes à leur ascendance. » Le faisant, tu aurais rompu les amarres avec l’histoire de domination née « à l’époque où… ». Mais c’est vrai que tu aurais également ruiné ta tentative de démonstration déjà quelque peu amphigourique.
L’empire romain comme matrice de brutalité et d’orgueil impériaux, ça oui, c’est indubitable. Une succession d’empires sont nés dans ses frontières. Ce n’est pas un hasard. L’empire romain d’Orient, qui perdure jusqu’à « l’époque où… ». Le Saint Empire Romain Germanique, impuissante et nostalgique rêverie à l’ombre de laquelle Charles Quint présidera néanmoins au ravage des civilisations pré-colombiennes et dont naquit par réaction le monstre du Grand Reich. Les différents khalifats musulmans – La Mecque, Damas, Bagdad, Istanbul –, enfants directs de l’empire chrétien post constantinien et de l’arianisme, « hérésie » chrétienne partagée par bien des empereurs romains et dont l’Islam est la postérité vivante. Enfin les empires coloniaux et la domination occidentale.
Notons que la dislocation en cours de l’empire occidental s’accomplit de façon étonnamment pacifique, eut égard à l’extrême brutalité de sa formation. On le doit notamment à la puissance stabilisatrice de la Chine et de l’Inde, plus d’un tiers de l’humanité, occupées à renforcer leurs économies et à prendre des positions dans la gouvernance mondiale du capitalisme plutôt qu’à venger leurs pères. Merci ! Remarquons aussi que c’est sur la faille entre les deux principaux héritiers de l’empire romain – l’héritier chrétien et l’héritier musulman – que les frustrations du passé s’expriment avec le plus d’acrimonie, de rage et sombrent parfois dans l’atrocité. Se débarrasser de part et d’autre des remugles d’empire ?
Ethnies
Ton évocation d’une partie de nos compatriotes sous la dénomination de Maghrébins n’est pas le seul indice de ton arrimage revendiqué au cycle historique en fin de course. Faisant allusion aux Lituaniens, tu dis : « En deçà (des frontières de l’empire romain, ndla), la nation civique ; au-delà, la nation ethnique. » Ce faisant, en plus de renvoyer les malheureux Lituaniens qui ne t’ont rien fait à l’imaginaire colonial, tu nous embarques dans une des notions les plus discutées et les plus discutables produites par la modernité impériale, celle d’ethnie. L’empire romain disait « barbares ».
Je vais te raconter une petite expérience. La vie a fait que je parle un peu la langue bamanan (Mali). Un jour, l’idée m’est venue de demander à un ami Malien comment dire « ethnie » dans cette langue que par défaut d’écoute les colons français ont nommé bambara. Sa première réaction fut un regard interrogatif, la silencieuse recherche de la réponse, qui semblait n’avoir rien d’évident. Puis, après un moment de silence vint une tentative hésitante : « shi, shiya ? », notion que les Maliens traduisent souvent par « race » au sens de ce mot au XVIIe siècle (ex : « La race des rois ») et qu’approche assez bien le terme de « lignée ». Première remarque, le « concept » d’ethnie, né au XVIIIe siècle, et généralisé au XIXe pour caractériser les peuples situés « au delà des frontières de l’empire romain », n’a pas d’équivalent, n’existe pas dans la langue d’au moins un de ces peuples. Deuxième remarque, shiya désigne des relations en partie incluses dans la notion d’ethnie, en partie contradictoires avec elle. Il est possible d’employer le terme pour désigner l’appartenance au pays, à la langue, à l’histoire bamanan (l’ethnie bamanan ?), mais si je suis bamanan et que mon patronyme historique est Tarawélé (Traoré), je suis de la même shiya qu’un Wolof nommé Diop (l’ethnie wolof ?), qu’un Mossi nommé Ouédraogo (l’ethnie mossi ?), qu’un Ouattara du pays Sénoufo, ou qu’un Bafin portant le nom de Dembélé (les ethnies sénoufo, bafin ?). Tous ces patronymes portés dans des « ethnies » différentes son ent effet référés à Tiramakan Tarawélé, héros du 13e siècle, leur ancêtre commun. Or ces liens de shiya ne sont pas des curiosités exotiques, ils sont des institutions qui s’entremêlent avec de multiples autres liens pour constituer des communautés politiques au fonctionnement sophistiqué, communautés et fonctionnements profondément différents de ce que l’histoire de l’Europe a produit. Beaucoup aujourd’hui en arrivent même à la conclusion que la notion d’ethnie imposée par l’Occident aux « peuplades » conquises n’est qu’une projection péjorative de l’idée de Nation, de l’Etat territorial représentatif administratif tel qu’il est né de l’histoire politique européenne, un effet de la myopie coloniale incapable de discerner la richesse et la singularité de ce qu’elle méprise.
Pour étayer ta démonstration sur l’Europe, tu ranges les Lituaniens au « rayon ethnique », c’est-à-dire là où vont se servir ceux qui n’ont ni les cheveux, ni la peau des Blancs. Les nœuds que ça fait dans ma tête, je ne te dis pas !
Camarade, ne crois-tu pas qu’il est temps de s’affranchir de « l’époque où… » ? Comme toi et beaucoup d’autres, je pense qu’un autre monde est possible et j’en rêve, et j’essaye d’agir pour. Mais cet autre monde possible ne se construira pas sans une insoumission des esprits et des actes aux automatismes qu’a laissé en nous le cycle de la modernité impériale. Ebranlement tellurique de l’histoire, de la pensée de l’histoire, de l’action sur l’histoire… Impuissance assurée si on n’en prend pas la mesure