30 Juillet 2009
ce texte a été écrit en octobre 2000, pour le colloque Urbanités de la Fondation 93, et édité par leurs soins en janvier 2001 - édition non commerciale, diffusion limitée merci à Marie-Christine Daunis, Alain Berestetsky et Thierry Kübler - les photographies sont de Frédéric Fontenoy - tous droits réservés - nouveau : retrouvez Banlieue n'est plus (on y trouve aussi l'intervention d'Isabelle Stengers sur le même thème) sur le site de la Fondation 93, qui propos en particulier son Laboratoire d'utopies culturelles et sociales |
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On s'attaque à des notions bouleversées de territoire et d'identité. Le bouleversement est inédit dans son ampleur et ses spécificités, et il concerne ces deux marques premières de ce qui était jusqu'ici ce par quoi un individu peut se reconnaître lui-même dans une situation nouvelle : 1 381 329 habitants sur pas plus de 236 km2, à peine plus que la surface d'un carré de quinze kilomètres de côté, qui produirait autant de " produit intérieur brut " que l'Irlande à lui seul (ajouter qu'un habitant sur trois à moins de vingt-cinq ans, qu'une famille sur dix est monoparentale, qu'on y recense dans les familles une soixantaine au moins de langues couramment pratiquées, qu'on aimerait aussi des statistiques sur par exemple la seule fréquence des déménagements, de ces migrations qui vident les villes du centre du département pour celles du grand est…). On pense à cette vision urbaine radicalisée de Bernard-Marie Koltès : Inventer la ville, on peut s'y essayer de cette façon aussi : après tout, en Seine Saint-Denis, la réalité ne s'éloigne plus tellement d'une réalisation partielle de ce rêve étrange de Koltès. Notions bouleversées, mais présentes par leurs marques matérielles ici sous le ciel, et dans " Urbanités " le mot urbanisme parce qu'il en est cette marque matérielle : ce par quoi ici sous le ciel elles paraissent et s'organisent. Une formidable concentration qui pourtant nous échappe, une concentration comme une plaque, avec un nom et des routes, des ponts, des voies ferrées, rivière, fleuve et canal, et puis ces cités, ces plaques de maisons et ces alignements d'enseignes, des ronds-points et des noms, une formidable concentration et pourtant presque invisible. Ce qu'on cherche sous le nom de ville, ici, est le bouleversement même de ce que nous avons jusqu'ici inclus dans le mot ville, et pas seulement modification intérieure de ce que le mot recouvre. Parler implique de définir qui on est, d'où on parle et de quelle parcelle. Qu'il n'y a pas, pour un tel objet, de locuteur indépendant de sa situation vis-à-vis de ce qu'il nomme. En se rassemblant en colloque, acte partagé de locution, c'est par rapport à l'état bouleversé de la ville que chacun s'annonce. Et moi-même, qui m'y sens toujours extérieur : on peut marcher, rouler, examiner, avoir le nez collé à la vitre quand l'avion lève de Roissy, le nez collé aux vitres quand le RER vous traîne dans les saignées des villes, on peut attendre une demi-heure à un arrêt le bus improbable qui vous en extraira, la fascination reste la même à l'état accompli du monde, l'accumulation ici de la chose humaine, ses superpositions, ses forces et ses maladies, part grise et coups de couleurs. Entrons mieux dans l'échelle des représentations : la cité porte un nom - et sur l'usage des noms pour la cité, qui éliminent le nom de la ville, on reviendra. Quand on porte le microscope sur la cité, le mot reste actif, parce qu'en surgissent toutes les notions d'usage : les ascenseurs et les halls, terminologies puissamment actives, comme sas séparant de l'irréductible espace intime, chez moi. Quand on élargit l'outil optique de l'examen territorial, la cité reprend nom, parce qu'elle n'est plus unique et doit affronter ses égales : alors, à Clichy-sous-Bois dont on n'emploie pas le nom, viennent les mots Chêne Pointu, La Forestière, Les Bosquets comme à Bagnolet on se dira du Plateau, de Tofo, de la Cité rouge ou de La Noue, pour laquelle, ce n'est pas indifférent, on va spécifier la ville, Montreuil, parce qu'elle est ville des autres. Quand on a élargi l'outil optique, les mots de fonction sont ceux des établissements scolaires, appelés par leur nom de personnalités historiques qu'on n'hésite pas à raccourcir ou condenser par le seul prénom. Les lieux ensuite qui sont ceux par quoi une collectivité se reconnaît pour telle, par exemple parce qu'ensemble symboliquement on y mange : le Grec ou le Mac'Do. Et puis immédiatement les lieux par lesquels se constitue l'existence symbolique de la collectivité comme telle, parce qu'elle s'apparaît à elle-même et se reconnaît pour telle, un monde que le chiffre 2 associé définirait comme parallèle, séparé de l'autre : et c'est Chelles 2, Bobigny 2, Rosny 2 : lieu hors ville où on va déambuler, dans une figure reconduite, considérablement agrandie, d'un usage de la marchandise de tout autre rapport aux normes de reconnaissance que les passages parisiens du dix-neuvième siècle, où les élégants venaient promener leur tortue comme aujourd'hui on s'y repère dans les marques et les mêmes enseignes refaites partout, le Quick et le Flunch comme Go Sports et Décathlon, usage symboliquement fort du nom, dont le territoire nous prive, resurgissant là tout près du corps, pour l'identifier sans rapport à sa collectivité territoriale. Et d'un état optique à l'autre, ce qui passe dans le vocabulaire, comme la littérature issue de la ville ne nous y avait pas préparé, c'est les noms liés au chemin ou à l'itinéraire, parce que le chemin, court-circuit étonnant de l'appréhension scientifique globale de l'univers à son emploi régi par le corps, se présente comme temps et durée avant d'être signalé par une direction ou un but. Quand on parle de la cité, viennent les rencontres dans l'ascenseur et l'usage qu'on en a, puis de l'escalier quand l'ascenseur est bloqué, et quand on parle de plus large que la cité, c'est le RER qui devient comme un lieu clos et autonome avec son propre espace de lois, pour les endroits, gare ou quai, où on l'attend, comme pour son intérieur propre, ce qu'on y dit et ce qu'on y fait, ou bien la ligne de bus. Dans la rivalité qui à Bagnolet oppose ceux du Plateau à ceux de Tofo, la distance géographique (juste un pont par dessus l'autoroute) compte bien moins que l'écart radial des deux lignes de bus qui partent du même terminus (pas le nom de ville, mais celui encore du centre commercial : Galliéni), par exemple 76 contre 115, qui crée une autre communauté artificielle pour rapprocher ceux de La Noue de ceux du Plateau, même si la distance géographique est bien plus grande. La ville a disparu, parce que la ville est celle des autres : si la piscine ou le marché ne sont pas sur le territoire administratif que pourtant on sait, on dira : je vais à la piscine de Montreuil, au marché de Livry-Gargan. Mais est-ce une pure définition administrative, c'est à examiner : quand on roule en voiture dans ces ronds-points compliqués qui sont les portes fictives extérieures des villes, il est parfois difficile de s'y retrouver. On prend une rue, mais les terminologies (nos grands hommes, selon qu'ils furent du côté de Jaurès ou Romain Rolland) ne suffisent pas à identifier une ville. Par contre, dans chaque ville, les indications aux carrefours indiquent le chemin des villes voisines. Si on voit marqué Noisy-le-Sec, Pantin ou Aubervilliers, on saura qu'on n'est ni dans une ni dans l'autre, et que donc probablement on est encore à Bobigny. Une fois apparus les panneaux Bobigny, on saura qu'on est passé sur le territoire de Pantin ou Aubervilliers, mais cela n'indiquera pas forcément, dans telle zone proche du grand cimetière qui fait la jonction des trois villes, laquelle nous accueille. Ainsi, ce qu'ils nomment le neuf trois, quand on s'y déplace, apparaît vraiment comme ce tissu continu d'une seule ville : on passe d'une l'autre sans jamais savoir où ni quand, et c'est parce que la précédente est désignée comme ailleurs, en arrière, qu'on sait avoir changé de ville, sans jamais avoir quitté la ville. À preuve comment ils parlent de Paris, qui n'est plus le centre ni la référence. Dans des temps plus anciens, rien du tout à échelle de l'histoire, disons vingt ans par exemple, tout s'organisait en rapport à la grande étoile rongeante. Les voies ferrées vous laissaient dans des gares comme de campagne, et quelques repères, une rue avec une boulangerie et un restaurant, une mairie de brique rose et pourquoi pas le vieux clocher, faisaient que l'endroit où on descendait produisait pour chaque nom un centre, et que ces noms s'alignaient en listes sur les panneaux des gares d'où on partait selon la radiale envisagée. Vingt ans, c'est terrible à échelle d'une vie : c'est pile la distance pour qu'à notre âge on continue toute sa vie d'avoir à faire effort pour s'écarter du modèle initial de représentation, définitif dans la tête, alors qu'eux, qui ont cet âge et sont nés de l'autre côté de la coupure, se sont bâtis dans l'autre modèle, celui qui ne contient plus rien de l'étoile, mais ces plaques mobiles et dispersées, que des durées rejoignent, et qu'on appréhende avec le même vocabulaire d'invariance d'échelles que les scientifiques pour parler de leurs systèmes météorologiques. Par exemple, à Bobigny, Bagnolet ou Clichy-sous-Bois, les moins de vingt ans n'emploient pas le mot Paris. Paris est mangé de l'intérieur par la relation qu'on y établit sur le même principe qu'on se déplace ici de tramway à métro : il y a gare du Nord et ses magasins à bijoux de plastique africains pour le samedi après-midi, il y a les Champs pour les dérives du soir ou le Grand Rex pour les rendez-vous. Si on va de l'autre côté, on retrouve les noms de ville, associés à une autre détermination de plaque : à Vitry dans le 94 on dit, ou bien là-bas dans le Val d'Oise tout pareil. Ce qui fait que par la négative le neuf trois existe comme identité propre, sans prononcer de noms de ville, mais juste à s'en tenir aux repères des noms de cité sur la grande plaque ville indifférenciée : on n'est jamais d'Aulnay ou de Bobigny mais des 3000 à Aulnay ou de l'Abreuvoir à Bobigny, et lorsque le nom de ville est exigé parce que c'est du centre qu'on parle, on rajoute un déterminant, disant Bobigny Mairie de la même façon que Saint-Denis Basilique n'induit pas qu'on désigne la cathédrale ou qu'on y soit seulement rentré. Le chemin peut déterminer à tel point l'objet qu'il m'est arrivé de constater à Bagnolet la phrase suivante : la tour Eiffel de Pontoise, parce que le jeune qui m'écrivait la phrase ne voyait la tour Eiffel que lorsqu'il se rendait à Pontoise y visiter ses cousins, et que le stade de France est naturellement devenu un lieu à part entière qui, si on demande explication, sera vers Saint-Denis plutôt que à ou sur : il est même possible que cette dérive grammaticale qui peut sembler un abaissement net, dire je suis sur Bobigny, il travaille sur Bagnolet, soit une contamination venue des grandes plaques de la couronne. En tout cas, on ne parle pas de Paris, en rapport à sa propre ville de Bagnolet, Bobigny ou Clichy-sous-Bois, on le fractionne selon ce qu'on en voit quand on sort du tunnel, comme ici. À preuve qu'autrefois on parlait de Paris et de sa banlieue. Il se peut qu'à Paris, quand vous apostrophez un chauffeur de taxi, le mot soit encore employé pour ce vague dehors circulaire au-delà du boulevard périphérique qui est une séparation matérielle d'évidence. Mais quand on est là, dans ces villes, le déplacement mental est immédiat : il n'y a plus de centre que là où, vous êtes, vous même. Donc un centre qui ne s'exprime que par rapport à son locuteur immédiat : est centre de la ville le lieu depuis lequel je parle. On pourrait rétorquer que la nuance est de peu : elle est fondamentale, parce qu'elle inclut celui qui le nomme dans la définition même du territoire, et l'autonomie que conquiert chaque parcelle de lui-même, qui devient indépendante de toutes autres dans les rapports qui s'y organisent d'individu à individu, parmi ceux qui dans un instant sont dans ce lieu. Dans les textes qu'eux ils écrivent, eux qui ici vivent, sont nés ici, les phrases pourtant sont modelées d'après cette continuité et cette profusion, témoignent de cet étrange surgissement du réel proche, quand il ne demande rien à personne, comme à Clichy-sous-Bois : Ce qu'il y aurait à examiner, c'est vraiment cette question : cette présence ici des choses, nous étonne-t-elle plus que la même présence partout ailleurs à cause du contexte, ou bien le contexte renchérit-il sur les choses elles-mêmes, les conduisant à cet excès dans la présence, qui parfois nous rendrait muets, tellement nous sommes réduits à l'incapacité de décrire, de faire que les mots collent à ce qu'on a là devant les yeux ? Ainsi, pour rester à Clichy-sous-Bois, de ce lac sombre et vert d'où s'entend encore le grondement de la nationale, où des hommes au ralenti attendent sur des sièges pliants que mordent à leurs lignes des poissons comme d'un autre monde, des poissons géants qu'on photographie et puis relâche pour qu'ils grossissent encore (à la petite buvette en plein air les photos sont exposées : et si, à s'asseoir sur les chaises plastiques de la buvette en plein vent, c'était s'inscrire dans un autre temps que ceux-là cherchaient ? Ainsi à Bobigny (je ne sais pas son état aujourd'hui) la tour de la SET, au-dessus de l'usine sans fenêtres ni portes sept étages d'anciens bureaux, des trous à l'air libre sur le paysage géant à mesure qu'on s'élève, et tout en haut l'appartement du directeur. Et dans les labyrinthe des ateliers et des cours dont il ne reste que la coquille de ciment, comment s'impose l'idée de ruine moderne : le gigantisme témoignant d'une confiance exagérée des hommes dans la solidité de leur propre société, et que nous n'en serions pas guéri. |
Il y a ainsi de lentes migrations comme par porosité, migrations courtes, qui font passer les familles, et l'éclatement lent des familles, de la première couronne à celles qu'on atteint par RER, et qui vous disent encore, avec un ton d'évidence, là à Aulnay ou Villepinte : " Nous on est bagnoletais ", et puis ces autres migrations, celles par quoi une population simplement en remplace une autre : la ville, alors, est-elle la même ? Vers 1980, pour rejoindre l'université encore quasi neuve de Paris VIII, qu'à Saint-Denis on appelait encore Vincennes, on quittait le métro à porte Saint-Denis et on prenait un bus, ou bien, plutôt qu'attendre, on traversait à pied le vieux centre-ville : les démolitions m'émerveillaient. Non pas pour un goût morbide particulier, mais plutôt pour cette peau vivante de l'histoire qui s'exhibait soudain à nu dans sa fragilité, presque un geste de tendresse, un ultime ne m'oubliez pas alors que les papiers peints, les traces encore nettes des lavabos et des conduits de cheminée, ou ces vieilles maisons serrées dont la façade manquait alors que toutes les petites cases de l'intérieur étaient encore là en l'air, s'effondraient d'une semaine à l'autre, inexorablement, en tas indifférenciés de gravats blanchâtres. Cela m'émerveillait aussi à cause du nom, rue Auguste-Blanqui, rue Armand-Barbès, et comme c'était les mois où écrire devenait ma préoccupation principale, plutôt que rejoindre le cours de philo de Lyotard ou Deleuze, je restais là planté avec mon carnet, à décrire. C'est cela aussi, l'étrangeté du neuf trois, et sans doute part de sa résistance, que dans ces plaques comme infiniment déroulée de ciment et de routes, si on porte le microscope, on aperçoive Didier Daeninckx revenant chez lui à Auber avec sa poignée de journaux du matin sous le bras, et, si les deux philosophes précédemment cités sont disparus, ils sont enseigné là, à Saint-Denis, jusqu'au bout. Des bâtiments neufs, où régulièrement je me perds quand je les traverse, ont reconstitué à Saint-Denis un centre-ville, et sans doute c'est toute une nouvelle diversité de visages qui y trouve son compte : anonymement Dominique Grandmont, poète, grand traducteur, vit là, et anonymement Daniel Jeanneteau, un de nos plus impressionnants scénographes, comme anonymement Nicolas Frize, compositeur, ou Marc Pataut, photographe, et encore untel et untel (et bien souvent ces camarades de pays en butte à l'oppression, accueillis ici pour travailler). Pareil à Montreuil, où on sort souvent du métro, à Croix-de-Chavaux, s'il s'agit de rejoindre le Centre de Promotion du Livre de Jeunesse, la Fondation 93, ou La Parole Errante des Gatti, qui y ont fondé leur maison de l'Arbre : des rues qui vivent, des gens qui vous regardent. Et si on entre dans la librairie Folies d'Encre, ce n'est pas pour saluer le libraire, Jean-Marie Ozanne (il est toujours en réunion quelque part, ou à donner à Villetaneuse des cours sur les métiers du livre), mais parce que le choix des livres dans les rayons justement dialogue peut-être plus qu'ailleurs avec cela, qui nous entoure, cette peau vivante d'un monde en permanente réfection et interrogation. Et pourtant, à Noisy-le-Sec, ce jeudi après-midi, c'est ça la question : qu'est-ce qui, dans nos villes, ici, produit à distance une telle résistance ? L'image des écoles ? L'ombre des grandes cités que pourtant, à trois rues de distance, on ignore, tant le principe de ségrégation produit lui-même ses propres antidotes ? Question symétrique lorsqu'il s'agit du temps de la ville : quand les contraintes s'aggravent en disloquant un peu plus ce qui était le temps commun, c'est indissociablement un mouvement en avant de la ville, la grande ville qui bouge, allume ses lumières et ouvre ses portes à toutes heures. Des gens sont immergés dans ces processus, et c'est naturel que la ville les y accompagne. Mais au risque de multiplier encore plus l'effet de déstructuration du temps : à Noisy-le-Sec, où on centralise les équipements et on met à disposition des gens une galerie d'art contemporain, on voudrait ouvrir la médiathèque le dimanche, est-ce une solution ? Les grands entrepôts d'entre Villepinte et Garonor, dont on voit au dimanche les parkings remplis de voitures par dizaines, est-ce que ce déplacement du temps collectif n'est pas ajouter encore à l'aliénation marchande ? On a ces textes de lycéens, à Clichy, Villepinte, Bobigny ou Bagnolet, pour qui la grande sortie familiale du dimanche c'est d'aller voir trop souvent les belles choses à vendre. Et qu'il soit pourtant légitime de trouver un autobus ou un train dans la nuit, une crèche ouverte à pas d'heure, de ces épiceries aussi tristes que dans les rues de Tokyo, ouvertes à trois heures du matin, une employée qui bâille pour vous servir ? En Italie on ouvre donc, dans les villes, des Bureaux du temps : en faudra-t-il bientôt ici ? Discussion parallèle sur ces permanents déplacements, cette exigence de mobilité qui fait qu'à mesure qu'on gagne en mobilité on s'éloigne encore plus et que le gâchis demeure, et ces incompatibilités neuves, entre le lieu où on vit et le lieu où on travaille. Et le havre que cela peut être, pourtant, ces lieux où en Seine Saint-Denis on travaille, dans les salles de profs des collèges et lycées, dans ce qu'on sait de l'attention, de l'engagement. Quelquefois on ne sait plus rien de ce qu'il faut faire. Ici, on apprenait qu'il est bon et nécessaire de ne pas trop savoir d'avance comment penser. Ce que nous apprend la réalité de chaque jour, et qui fait qu'ici on en a besoin comme d'un poumon, si tout y est plus aigu, si tout y est plus urgent. Construire. Savoir que les formes et volumes qu'on projette ne naissent pas de rien, mais d'une culture déjà faite, de pratiques établies antérieurement de la ville. Allez voir le beau schéma de Bobigny, où toute la circulation devait être piétonnière, chaque cité comme un îlot indépendant avec sa boulangerie et son café, et au sous-sol les parkings et les poubelles. Des passerelles permettant, niveau dalle, l'échange partout dans la ville. Les boutiques des dalles ont l'une après l'autre fermé, on marche à pied niveau sous-sol, on ne gare pas sa voiture dans les parkings qui restent déserts, et si on a refait une des cités, avec peinture rose verte et interphones, les autres semblent, quand on traverse, pencher dangereusement dans le ciel. Une autre Bobigny s'est construite, irriguée par le métro et le tramway, à côté de l'ancien bastion défendu par ses chicanes de ciment, Karl-Marx, Chemin-Vert, Paul-Éluard, qu'on abandonne à leur schéma caduque, la mairie solitaire au devant. Et sur la place Dashiell-Hamett de la bibliothèque, à cinquante mètres de là, devant la crèche, on vient jouer à la pétanque comme sur une place de village. Jean-Michel Payet, définissant la notion de paysage : " Ce qui est vu à hauteur d'homme, et inclut le regard de celui qui l'observe : donc une approche qui s'oppose à l'urbanisme traditionnel, de plans, de regard extérieur à l'objet observé. Les territoires du 93 ne sont considérés comme dignes d'être regardés que depuis très récemment. Des paysages qui sont des résultantes, habitat, autoroutes : des collages non concertés. Non pas un projet, mais des conséquence. Alors comment prendre ces ensembles et les constituer en paysage ? " Laurent Salomon, paysagiste, sur la superposition dans nos représentations de l'idée traditionnelle de ville et des modèles qui surgissent au présent : " La représentation de la ville contemporaine surgit plutôt là où la ville n'existait pas. Il y a concurrence entre l'image de la ville ancienne et l'image de la ville contemporaine, et ce n'est pas au bénéfice de la ville contemporaine. Maintenant, la progression territoriale de la partie urbanisée tend à se rejoindre partout, et le modèle d'une ville nomade, identifiée, se heurte à ce tissu continu, créant un malentendu avec ce modèle urbain issu d'un dispositif simple. " Michel Péna, paysagiste : " La notion de paysage urbain est très récente. Mais la notion de paysage naturel est tout aussi historicisée. Ce qui est neuf, c'est que le regard qui était porté sur le paysage naturel veut être aujourd'hui porté sur la ville. Avant on parlait des lieux, mais pas globalement : une rue, une place. Il y a eu vacance dans l'architecture de la ville, qui n'a pas pris en compte de modèle global, d'où l'intervention paysagiste. On a eu de nouveaux rêves sur la ville, parce que notre rapport à la ville a changé. Elle était lieu de protection, et la vision est devenue plus globalisante : on parle du bonheur à profiter de notre environnement. " Questions de Michel Van Praët, du muséum d'histoire naturelle : " La notion de paysage observé, vécu et construit, mais d'en haut, a évolué. Le paysage doit être observé par ceux qui le vivent. Le paysage urbain devient un objectif complexe, qui s'appuie sur des mémoires différentes. Au Japon, le concept si ancien du jardin a toujours été conçu en fonction de celui qui va l'habiter : ici on commence seulement à se poser la question. Puis, est-ce qu'un paysage est perçu spontanément ? Le définir par le mieux-être, est-ce que ça suffit ? Comment aider les gens à comprendre ? Il faut accepter aussi la mémoire, ne pas refuser le deuil du paysage ancien. " Serge Renaudie, paysagiste : " Nous voilà devant de nouvelles formes de relation entre groupes, déterminées par les termes de l'urbanisation. Le paysage, en tant que regard sur l'urbain, conduit notre intervention professionnelle vers des effets de beauté à reconstruire. Le regard investi par le désir devient vecteur d'intervention sur la ville, bien au-delà du paysage. " Serge Renaudie prend des exemples concrets de son intervention : " Dans un quartier en difficulté, la difficulté à vivre va passer avant le paysage. Ensuite, un autre niveau, la difficulté à vivre collectivement. Quand on nous pose des questions d'aménagement extérieur, la première exigence c'est que l'ascenseur marche : l'extérieur commence à sa propre porte, et c'est ça aussi, le paysage urbain. Une tour de deux cents logements, c'est un village avec une seule rue. On n'imaginerait pas à l'horizontale un obstacle comme ceux qui depuis trente ans sont le quotidien des grands ensembles. Il faut désamorcer d'abord, patiemment, une à une, à l'échelle de ce département, les plus grosses difficultés qu'il y a à vivre ensemble. C'est une chaîne de fonctionnalités qui élargit à mesure l'échelle : la vision du paysage, dans un quartier, c'est l'usage, et donc la hiérarchisation de ces usages. C'est la relation à l'autre ou à moi-même que je peux y développer. " Nicolas Frize, compositeur : " Attention à ne pas penser le paysage comme paysage unique basé sur l'oeil, qui prive des autres sensations. Le paysage sonore est aussi un enjeu dès la conception : des murs séparateurs et des murs porteurs phoniquement différents. Créer des îlots qui sectionnent. Un paysage urbain, au niveau du son, prend une dimension symphonique : faire que cela devienne goût esthétique et pas seulement expérimentation. L'existence inéluctablement sonore de l'existence, c'est par essence notre posture non pas contemplative, mais agissante. " Lecture du journal, ce soir, au terme de l'écriture de ce texte, trois semaines après le colloque " Urbanités ", au retour de quelques jours à l'étranger : un article sur les violences policières lors d'arrestations de mineurs, un article sur la saturation du tribunal de Bobigny, et au Raincy des tracts qui mettent en garde la population contre le côté progressiste de la fédération de parents d'élèves… On sait que c'est encore comme ça, que les changements ne se proclament pas, et que la ville au jour le jour, pour ceux de Clichy-sous-Bois, ça peut-être : Mots que je recopie parce que les plus récemment écrits, mais que les mêmes mots je n'ai cessé de les entendre, d'eux à qui nous confions le monde qui vient, pour qu'il soit leur. C'est de choses sérieuses, dont on traitait ces trois jours, parce que c'est les choses où on a sa vie, où on la construit. Et la conviction, si on vient ici, qu'on fait ici ce travail, que c'est uniquement pour la certitude que c'est eux qui nous apprennent. Que ce qu'on découvre ici par eux, on ne saurait pas le trouver ailleurs, là où le monde ne s'est pas globalement fait ville, où la ville ne s'est pas poussée à son propre excès, où cette frontière partout par quoi la ville se défait et se refait en constitue un laboratoire privilégié, aussi parce que le dialogue est possible avec ceux qui arrivent sous le sigle opaque d'organismes (CAUE, IAURIF, DDE, AFIT, ADUE, EREIS, GRET, SCET et d'autres) dont on sait peu, et qui parlent de politique à mettre en partage, ou de l'avenir comme désir. On a parfois été échaudé, on a parfois dû ravaler nos attentes : qu'un tel dialogue soit proposé, toute cette journée à Neuilly-sur-Marne, dans la "Maison du temps libre", au bout des panneaux indiquant "Lieu agréable", bien sûr qu'on est là, et qu'on écoute nous aussi. On aimerait que ce qui s'est ici amorcé ne retombe pas, que ce qu'on a chacun gagné par l'écoute, justement parce que c'était se mettre ensemble, disciplines qui sinon ne se croisent pas, et ceux qui décident qu'on fera ceci plutôt que cela, laisse peut-être l'embryon d'une rencontre ainsi transversale mais régulière. Parce que régulière est notre présence ici, et trop unique la dette qu'on a à cette plaque profuse et complexe de réalité qu'ils disent le neuf trois : c'est ici, et précisément à cause de l'obstacle, qu'on comprend peut-être un peu mieux et soi-même et le monde. C'est ainsi qu'on désapprend les idées simples et la tâche, nécessaire, en est toujours à refaire. Même si, ici dans le neuf trois, ce qui devrait changer parfois semble trop immense, et pour cela même justement. |