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Pierre Mansat et les Alternatives

Luttes émancipatrices,recherche du forum politico/social pour des alternatives,luttes urbaines #Droit à la Ville", #Paris #GrandParis,enjeux de la métropolisation,accès aux Archives publiques par Pierre Mansat,auteur‼️Ma vie rouge. Meutre au Grand Paris‼️[PUG]Association Josette & Maurice #Audin>bénevole Secours Populaire>Comité Laghouat-France>#Mumia #INTA

> Banlieue n'est plus

ce texte a été écrit en octobre 2000, pour le colloque Urbanités de la Fondation 93, et édité par leurs soins en janvier 2001 - édition non commerciale, diffusion limitée

merci à Marie-Christine Daunis, Alain Berestetsky et Thierry Kübler - les photographies sont de Frédéric Fontenoy - tous droits réservés -

nouveau : retrouvez Banlieue n'est plus (on y trouve aussi l'intervention d'Isabelle Stengers sur le même thème) sur le site de la Fondation 93, qui propos en particulier son Laboratoire d'utopies culturelles et sociales

 

retour pages François Bon

On s'attaque à des notions bouleversées de territoire et d'identité. Le bouleversement est inédit dans son ampleur et ses spécificités, et il concerne ces deux marques premières de ce qui était jusqu'ici ce par quoi un individu peut se reconnaître lui-même dans une situation nouvelle : 1 381 329 habitants sur pas plus de 236 km2, à peine plus que la surface d'un carré de quinze kilomètres de côté, qui produirait autant de " produit intérieur brut " que l'Irlande à lui seul (ajouter qu'un habitant sur trois à moins de vingt-cinq ans, qu'une famille sur dix est monoparentale, qu'on y recense dans les familles une soixantaine au moins de langues couramment pratiquées, qu'on aimerait aussi des statistiques sur par exemple la seule fréquence des déménagements, de ces migrations qui vident les villes du centre du département pour celles du grand est…). On pense à cette vision urbaine radicalisée de Bernard-Marie Koltès :
À propos de ces fameux trois milliards d'êtres humains, dont on fait une montagne : j'ai calculé, moi, qu'en les logeant tous dans des maisons de quarante étages - dont l'architecture resterait à définir mais quarante étages et pas un de plus, cela ne fait même pas la tour Montparnasse, monsieur - , dans des appartements de surface moyenne, mes calculs sont raisonnables : que ces maisons constituent une ville, je dis bien : une seule, dont les rues auraient dix mètres de large, ce qui est tout à fait correct. Eh bien, cette ville, monsieur, couvrirait la moitié de la France ; pas un kilomètre carré de plus. Tout le reste serait complètement libre. Vous pouvez vérifier les calculs, je les ai faits et refaits, ils sont absolument exacts…

Inventer la ville, on peut s'y essayer de cette façon aussi : après tout, en Seine Saint-Denis, la réalité ne s'éloigne plus tellement d'une réalisation partielle de ce rêve étrange de Koltès. Notions bouleversées, mais présentes par leurs marques matérielles ici sous le ciel, et dans " Urbanités " le mot urbanisme parce qu'il en est cette marque matérielle : ce par quoi ici sous le ciel elles paraissent et s'organisent. Une formidable concentration qui pourtant nous échappe, une concentration comme une plaque, avec un nom et des routes, des ponts, des voies ferrées, rivière, fleuve et canal, et puis ces cités, ces plaques de maisons et ces alignements d'enseignes, des ronds-points et des noms, une formidable concentration et pourtant presque invisible.

Ce qu'on cherche sous le nom de ville, ici, est le bouleversement même de ce que nous avons jusqu'ici inclus dans le mot ville, et pas seulement modification intérieure de ce que le mot recouvre. Parler implique de définir qui on est, d'où on parle et de quelle parcelle. Qu'il n'y a pas, pour un tel objet, de locuteur indépendant de sa situation vis-à-vis de ce qu'il nomme. En se rassemblant en colloque, acte partagé de locution, c'est par rapport à l'état bouleversé de la ville que chacun s'annonce. Et moi-même, qui m'y sens toujours extérieur : on peut marcher, rouler, examiner, avoir le nez collé à la vitre quand l'avion lève de Roissy, le nez collé aux vitres quand le RER vous traîne dans les saignées des villes, on peut attendre une demi-heure à un arrêt le bus improbable qui vous en extraira, la fascination reste la même à l'état accompli du monde, l'accumulation ici de la chose humaine, ses superpositions, ses forces et ses maladies, part grise et coups de couleurs.

Entrons mieux dans l'échelle des représentations : la cité porte un nom - et sur l'usage des noms pour la cité, qui éliminent le nom de la ville, on reviendra. Quand on porte le microscope sur la cité, le mot reste actif, parce qu'en surgissent toutes les notions d'usage : les ascenseurs et les halls, terminologies puissamment actives, comme sas séparant de l'irréductible espace intime, chez moi. Quand on élargit l'outil optique de l'examen territorial, la cité reprend nom, parce qu'elle n'est plus unique et doit affronter ses égales : alors, à Clichy-sous-Bois dont on n'emploie pas le nom, viennent les mots Chêne Pointu, La Forestière, Les Bosquets comme à Bagnolet on se dira du Plateau, de Tofo, de la Cité rouge ou de La Noue, pour laquelle, ce n'est pas indifférent, on va spécifier la ville, Montreuil, parce qu'elle est ville des autres. Quand on a élargi l'outil optique, les mots de fonction sont ceux des établissements scolaires, appelés par leur nom de personnalités historiques qu'on n'hésite pas à raccourcir ou condenser par le seul prénom.

Les lieux ensuite qui sont ceux par quoi une collectivité se reconnaît pour telle, par exemple parce qu'ensemble symboliquement on y mange : le Grec ou le Mac'Do. Et puis immédiatement les lieux par lesquels se constitue l'existence symbolique de la collectivité comme telle, parce qu'elle s'apparaît à elle-même et se reconnaît pour telle, un monde que le chiffre 2 associé définirait comme parallèle, séparé de l'autre : et c'est Chelles 2, Bobigny 2, Rosny 2 : lieu hors ville où on va déambuler, dans une figure reconduite, considérablement agrandie, d'un usage de la marchandise de tout autre rapport aux normes de reconnaissance que les passages parisiens du dix-neuvième siècle, où les élégants venaient promener leur tortue comme aujourd'hui on s'y repère dans les marques et les mêmes enseignes refaites partout, le Quick et le Flunch comme Go Sports et Décathlon, usage symboliquement fort du nom, dont le territoire nous prive, resurgissant là tout près du corps, pour l'identifier sans rapport à sa collectivité territoriale.

Et d'un état optique à l'autre, ce qui passe dans le vocabulaire, comme la littérature issue de la ville ne nous y avait pas préparé, c'est les noms liés au chemin ou à l'itinéraire, parce que le chemin, court-circuit étonnant de l'appréhension scientifique globale de l'univers à son emploi régi par le corps, se présente comme temps et durée avant d'être signalé par une direction ou un but. Quand on parle de la cité, viennent les rencontres dans l'ascenseur et l'usage qu'on en a, puis de l'escalier quand l'ascenseur est bloqué, et quand on parle de plus large que la cité, c'est le RER qui devient comme un lieu clos et autonome avec son propre espace de lois, pour les endroits, gare ou quai, où on l'attend, comme pour son intérieur propre, ce qu'on y dit et ce qu'on y fait, ou bien la ligne de bus. Dans la rivalité qui à Bagnolet oppose ceux du Plateau à ceux de Tofo, la distance géographique (juste un pont par dessus l'autoroute) compte bien moins que l'écart radial des deux lignes de bus qui partent du même terminus (pas le nom de ville, mais celui encore du centre commercial : Galliéni), par exemple 76 contre 115, qui crée une autre communauté artificielle pour rapprocher ceux de La Noue de ceux du Plateau, même si la distance géographique est bien plus grande.

La ville a disparu, parce que la ville est celle des autres : si la piscine ou le marché ne sont pas sur le territoire administratif que pourtant on sait, on dira : je vais à la piscine de Montreuil, au marché de Livry-Gargan. Mais est-ce une pure définition administrative, c'est à examiner : quand on roule en voiture dans ces ronds-points compliqués qui sont les portes fictives extérieures des villes, il est parfois difficile de s'y retrouver. On prend une rue, mais les terminologies (nos grands hommes, selon qu'ils furent du côté de Jaurès ou Romain Rolland) ne suffisent pas à identifier une ville. Par contre, dans chaque ville, les indications aux carrefours indiquent le chemin des villes voisines. Si on voit marqué Noisy-le-Sec, Pantin ou Aubervilliers, on saura qu'on n'est ni dans une ni dans l'autre, et que donc probablement on est encore à Bobigny. Une fois apparus les panneaux Bobigny, on saura qu'on est passé sur le territoire de Pantin ou Aubervilliers, mais cela n'indiquera pas forcément, dans telle zone proche du grand cimetière qui fait la jonction des trois villes, laquelle nous accueille. Ainsi, ce qu'ils nomment le neuf trois, quand on s'y déplace, apparaît vraiment comme ce tissu continu d'une seule ville : on passe d'une l'autre sans jamais savoir où ni quand, et c'est parce que la précédente est désignée comme ailleurs, en arrière, qu'on sait avoir changé de ville, sans jamais avoir quitté la ville.

À preuve comment ils parlent de Paris, qui n'est plus le centre ni la référence. Dans des temps plus anciens, rien du tout à échelle de l'histoire, disons vingt ans par exemple, tout s'organisait en rapport à la grande étoile rongeante. Les voies ferrées vous laissaient dans des gares comme de campagne, et quelques repères, une rue avec une boulangerie et un restaurant, une mairie de brique rose et pourquoi pas le vieux clocher, faisaient que l'endroit où on descendait produisait pour chaque nom un centre, et que ces noms s'alignaient en listes sur les panneaux des gares d'où on partait selon la radiale envisagée. Vingt ans, c'est terrible à échelle d'une vie : c'est pile la distance pour qu'à notre âge on continue toute sa vie d'avoir à faire effort pour s'écarter du modèle initial de représentation, définitif dans la tête, alors qu'eux, qui ont cet âge et sont nés de l'autre côté de la coupure, se sont bâtis dans l'autre modèle, celui qui ne contient plus rien de l'étoile, mais ces plaques mobiles et dispersées, que des durées rejoignent, et qu'on appréhende avec le même vocabulaire d'invariance d'échelles que les scientifiques pour parler de leurs systèmes météorologiques. Par exemple, à Bobigny, Bagnolet ou Clichy-sous-Bois, les moins de vingt ans n'emploient pas le mot Paris. Paris est mangé de l'intérieur par la relation qu'on y établit sur le même principe qu'on se déplace ici de tramway à métro : il y a gare du Nord et ses magasins à bijoux de plastique africains pour le samedi après-midi, il y a les Champs pour les dérives du soir ou le Grand Rex pour les rendez-vous. Si on va de l'autre côté, on retrouve les noms de ville, associés à une autre détermination de plaque : à Vitry dans le 94 on dit, ou bien là-bas dans le Val d'Oise tout pareil. Ce qui fait que par la négative le neuf trois existe comme identité propre, sans prononcer de noms de ville, mais juste à s'en tenir aux repères des noms de cité sur la grande plaque ville indifférenciée : on n'est jamais d'Aulnay ou de Bobigny mais des 3000 à Aulnay ou de l'Abreuvoir à Bobigny, et lorsque le nom de ville est exigé parce que c'est du centre qu'on parle, on rajoute un déterminant, disant Bobigny Mairie de la même façon que Saint-Denis Basilique n'induit pas qu'on désigne la cathédrale ou qu'on y soit seulement rentré. Le chemin peut déterminer à tel point l'objet qu'il m'est arrivé de constater à Bagnolet la phrase suivante : la tour Eiffel de Pontoise, parce que le jeune qui m'écrivait la phrase ne voyait la tour Eiffel que lorsqu'il se rendait à Pontoise y visiter ses cousins, et que le stade de France est naturellement devenu un lieu à part entière qui, si on demande explication, sera vers Saint-Denis plutôt que à ou sur : il est même possible que cette dérive grammaticale qui peut sembler un abaissement net, dire je suis sur Bobigny, il travaille sur Bagnolet, soit une contamination venue des grandes plaques de la couronne. En tout cas, on ne parle pas de Paris, en rapport à sa propre ville de Bagnolet, Bobigny ou Clichy-sous-Bois, on le fractionne selon ce qu'on en voit quand on sort du tunnel, comme ici.

À preuve qu'autrefois on parlait de Paris et de sa banlieue. Il se peut qu'à Paris, quand vous apostrophez un chauffeur de taxi, le mot soit encore employé pour ce vague dehors circulaire au-delà du boulevard périphérique qui est une séparation matérielle d'évidence. Mais quand on est là, dans ces villes, le déplacement mental est immédiat : il n'y a plus de centre que là où, vous êtes, vous même. Donc un centre qui ne s'exprime que par rapport à son locuteur immédiat : est centre de la ville le lieu depuis lequel je parle. On pourrait rétorquer que la nuance est de peu : elle est fondamentale, parce qu'elle inclut celui qui le nomme dans la définition même du territoire, et l'autonomie que conquiert chaque parcelle de lui-même, qui devient indépendante de toutes autres dans les rapports qui s'y organisent d'individu à individu, parmi ceux qui dans un instant sont dans ce lieu.

Dans les textes qu'eux ils écrivent, eux qui ici vivent, sont nés ici, les phrases pourtant sont modelées d'après cette continuité et cette profusion, témoignent de cet étrange surgissement du réel proche, quand il ne demande rien à personne, comme à Clichy-sous-Bois :
Tu es dans la voiture, tu regardes le paysage : un jeune homme arrive et t'offre une rose, et toi tu te dis dans ta tête : mais pourquoi moi ? Tu es dans une cabine téléphonique qui n'a pas de téléphone. Un jeune homme arrive et te dit : Mais tu es fou, tu vois pas qu'il n'y a pas… Zut, j'ai oublié le mot ?
Ou bien, trois approches du paysage, à Bagnolet par Mina, Lionel et Vanessa :
Le soir à minuit - la lune - paraboles - un grand bâtiment rouge et bleu - un parking - un grand muret - une moto désossée - une poubelle brûlée - un banc rouge - les buissons - un banc rouge - l'herbe - un escalier - un grand mur - les chiens de Lionel : Love et Souly - le sable - des enfants qui jouent - une table de ping-pong - des lumières - Ali qui joue à la pétanque - Mina -
Ou encore:
De chez ma soeur, Tour Grise, douzième étage - on voit d'en haut - donc il y a plusieurs choses - il y a une rue juste devant le bâtiment - il y a un tout petit parking où les voitures se garent - juste à côté du parking il y a de l'herbe et juste à côté il y a une pente - une toute petite pente qui monte un tout petit peu - après il y a un autre bâtiment - la rue - il y a des poteaux sur le trottoir - il y a les bancs rouges - la rue est longue, elle tourne, après - un autre bâtiment à côté de chez nous, mais pareil que l'autre - on voit le parking - après il y a un autre bâtiment, mais pas pareil que nous - il est vert - après il y a un petit terrain de foot en béton - où sont les cages c'est des petits murs - de l'autre côté il y a un grillage rouge - et il y a un tout petit bâtiment - le même que le vert - où on voit le bâtiment il y a de l'herbe - après l'herbe il y a comme un mur - un mur en bois - il y a un trottoir au milieu des arbres - on voit tout au loin - on voit les bus passer - on voit la Tour Eiffel - Lionel -
De ma fenêtre je vois le périphérique - l'autoroute - et beaucoup de paysage - un paysage où il y a beaucoup de monde qui habite - dans le fond du paysage on dirait la mer - parce que c'est bleu - c'est le fond des paysans - et puis il y a le coucher du soleil - Vanessa
Ou Bobigny, selon le trajet de Caroline :
C'est une petite maison où habite une vieille dame non aimable. Devant ses fenêtres il y a plein de nains de jardin et des pots en terre cuite vides. Je me souviens d'une gamelle de vieilles nouilles (sûrement pour un chien), c'est une maison voisine du collège.
Le parking. Je me souviens qu'un jour, je rentrais de Carrefour avec ma mère et il faisait complètement noir et nous devions ranger la voiture, on ne voyait pas à un mètre devant nous. Nous avons failli ne pas remonter, si ma mère n'avait pas eu son briquet.
À l'arrêt de bus. À cet arrêt j'attendais le 615B et je l'ai vu arriver, un contrôleur est monté dans le bus, déjà il paraissait joyeux mais je ne savais pas qu'il allait redescendre du bus en sautant et qu'en passant à côté de moi il allait m'attraper la jambe en me disant : - Je suis heureux!
L'incendie. Je me souviens d'une nuit où mon parking a brûlé. Je revois encore la fumée qui entrait dans l'appartement par les bouches d'aération et dans la cage d'escalier quand il a fallu descendre pour évacuer l'immeuble j'ai eu très peur.
Bobigny toujours, mais selon les trajets de Christophe :
Quand je pars de chez moi : pour aller à l'école je passe devant la cité de l'Abreuvoir vers 7h30. La cité n'est pas encore animée et c'est triste. Mais quand la cité commence à s'illuminer les personnes âgées parlent entre elles, les petits jouent, les grands cherchent quoi faire comme autres bêtises et nous les plus jeunes on les regarde.
Quand je dépasse la cité : je rentre dans un grand terrain de foot où il y a du sable, c'est très sombre. Je n'aime pas trop cet endroit parce qu'il y a beaucoup d'événements qui se sont passés, des bagarres.
Au bout de ma rue : il y a deux grands poteaux où on peut s'asseoir. Et là, quand je suis seul, j'appelle des copains et on discute de choses et d'autres jusqu'à 11h du soir. Les gens du voisinage nous espionnent et se demandent qu'est-ce qu'on prépare encore comme bêtises.

Ce qu'il y aurait à examiner, c'est vraiment cette question : cette présence ici des choses, nous étonne-t-elle plus que la même présence partout ailleurs à cause du contexte, ou bien le contexte renchérit-il sur les choses elles-mêmes, les conduisant à cet excès dans la présence, qui parfois nous rendrait muets, tellement nous sommes réduits à l'incapacité de décrire, de faire que les mots collent à ce qu'on a là devant les yeux ? Ainsi, pour rester à Clichy-sous-Bois, de ce lac sombre et vert d'où s'entend encore le grondement de la nationale, où des hommes au ralenti attendent sur des sièges pliants que mordent à leurs lignes des poissons comme d'un autre monde, des poissons géants qu'on photographie et puis relâche pour qu'ils grossissent encore (à la petite buvette en plein air les photos sont exposées : et si, à s'asseoir sur les chaises plastiques de la buvette en plein vent, c'était s'inscrire dans un autre temps que ceux-là cherchaient ? Ainsi à Bobigny (je ne sais pas son état aujourd'hui) la tour de la SET, au-dessus de l'usine sans fenêtres ni portes sept étages d'anciens bureaux, des trous à l'air libre sur le paysage géant à mesure qu'on s'élève, et tout en haut l'appartement du directeur. Et dans les labyrinthe des ateliers et des cours dont il ne reste que la coquille de ciment, comment s'impose l'idée de ruine moderne : le gigantisme témoignant d'une confiance exagérée des hommes dans la solidité de leur propre société, et que nous n'en serions pas guéri.

Tout cela donc pour souligner seulement l'obstacle, et comment ici il est aussi exagéré que l'histoire et la concentration. Et tout aussi bien, comme dans ces accélérateurs à particule, la concentration même ouvrant à d'autres possibles, parce qu'on peut démolir et refaire, parce qu'on peut élargir ou remodeler, et que cela reste toujours la ville. Dans cette petite salle d'école où nous sommes pour ce colloque, à Neuilly-sur-Marne, le vendredi 29 septembre 2000 vers 11h du matin, une solide empoignade entre un urbaniste, un spécialiste du paysage urbain, un représentant du service espaces verts au conseil général et un élu d'une commune limitrophe : on a agrandi le parc de la Courneuve, il pèse désormais quatre cents hectares. Et dans la tête nous en avons tous quelque image : par exemple cette photographie d'une campagne immense, et au bout de la campagne un immeuble, ou par exemple cette route qui pour mener à Dugny nous fait passer derrière de là où le parc s'agrandit, et c'est une noria de bulldozers charriant et élevant la montagne haute et noire des résidus de déchets et déblais par quoi le parc encore s'agrandit, faisant air, relief et lumière du rebut massif de la ville. Quand on entre dans le parc, on peut y courir, se promener, observer des oiseaux. Mais au risque que le parc devienne forteresse étanche : il a repoussé les routes alentour, qui du coup se sont renforcées, sont une suite compliquée d'échangeurs et de ronds-points isolant le parc des villes qu'il aère. Quand on le contourne en voiture on perd sa boussole, dit quelqu'un, et puis où laisser la voiture pour entrer dans le parc devient difficile : alors tout ce qui autrefois (autrefois c'est il y a vingt ans) pouvait sembler dans la lecture d'une carte un travail de permanence, la première base d'une approche, devient mouvant. Les villes se construisaient sur des points de passage ou de franchissement, les poumons verts qui s'y sont constitués le furent parce que le plaisir des uns, des rois ou des patrons d'usine, devait précisément rester étanche au regard de ceux qui le leur en permettaient l'existence. Et voilà six minutes de bonne empoignade dans un colloque : c'est le problème tout neuf et tout armé qui surgit.

Histoire d'un poumon vert bien plus petit, et du mystère qui s'y rattache, que le plus grand parc ne saura refaire, par Cédric, qui écrivit cela il y a quatre ans à Villepinte, en cinquième au collège Françoise-Dolto (lequel n'avait pas encore le droit de s'appeler ainsi, parce que cela faisait moins de cinq ans que Dolto avait disparu : complexe est l'onomastique de Seine Saint-Denis, qui permet qu'une bibliothèque s'appelle Saint-John Perse à Aubervilliers pour six autres qui n'auront droit à s'appeler qu'Elsa-Triolet) :

Quand je suis arrivé dans ce rond-point j'ai vu un grand arbre fleuri, j'ai tout de suite compris que je serai souvent ici. En effet ce rond-point avec au nord une petite butte et des buissons, au sud ce fameux arbre et des buissons, et ailleurs de l'herbe. Je revenais souvent dans ce rond-point jouer avec mes meilleurs copains. A la description ce rond-point ne paraît pas extraordinaire, mais pour moi ce rond-point est extraordinaire. Je repense aux jours de joie que j'ai vécus dans ce rond-point. Tous les jours j'y avais rendez-vous avec mes copains pour jouer au football, à cache-cache. J'avais une très bonne cachette : je me cachais sous un des buissons que j'avais moi-même surnommé " l'igloo ". Je me souviens même d'un jour où je suis rentré en pleurant car j'avais perdu mon ballon. Ma mère m'avait consolé en me disant qu'elle m'en achèterait un autre.

Et c'est pareil sans doute de ces migrations intérieures, avec des points d'absorption et des diluements. Tout cela se fait comme les bouchons d'autoroute, en commençant par des petits signes individuels, et puis leur accumulation produit effet chaotique. Points d'absorption : les cités, encore, et justement. Et ça revenait dans chaque discussion séparée du colloque : bien sûr les villes ni le département ne sont responsables, qu'on les leur ait imposées. La collectivité, à échelle plus large, repoussant jusque-là ceux qu'elle voulait reléguer, et comment avoir ici un rapport humain et social qui ne s'établisse pas sur la relégation, quand c'est cela qui en a organisé la forme matérielle : et c'est les grandes façades à balcons, du linge et des vélos sur les balcons, de pauvres rideaux disparates aux fenêtres superposées des cuisines, et ces matériaux de peu qui se délavent et gondolent. Lames plantées droit dans le dos de la terre, disait bien plus tôt Rainer Maria Rilke, et quoi en faire ? Tous les clichés qui s'attachent au mot cité sont ici des images réelles : une carcasse de voiture noircie, des empilements de vieilles caravanes, ou ces dépôts de monstres, parce que ce qu'on achète dans les entrepôts à enseignes douteuses qui bordent les nationales coupant le neuf trois sont des objets, canapés ou lits ou télé, à durée de vie limitée et qu'il faut remettre dans un cycle, comme les immeubles eux-mêmes on les remettra dans un cycle. On était fier, il y a vingt ans, de projeter sur le béton notre idée plus ancienne de permanence, pour là où on vit, là où on grandit : là où on installe fondation familiale. On rajoutait aux premiers pavillons locatifs des années 30 (le neuf trois, c'est aussi ces curieuses cités-jardin du Pré Saint-Gervais ou de Drancy) comme aux premiers immeubles des années 50 des salles de bain et des balcons : on accepte l'idée maintenant de démolir, et sans doute il n'y a rien d'autre à faire, et même là où la question encore ne se pose pas, comme à Karl-Marx, Paul-Éluard ou Chemin-Vert à Bobigny, est-ce que le modèle, à force de buter sur l'inadéquation globale, pourrait y échapper ? Mais du coup c'est l'idée de fondation qui ne trouve pas terreau. Quand on passe des 3000 d'Aulnay à une résidence plus coquette de Villepinte, on a l'impression d'avoir échappé au plus grave des destins possibles. Et Villepinte en porte la marque, ville faite d'îlots plantés dans du vert, mais autour du vert des grillages, et les rues des alignements de ces grillages encore neufs, écoles et collèges compris. Disant :

Clichy-sous-Bois, au Bois-du-Temple, là où j'ai habité quand j'étais toute petite, mais le problème c'est que je ne m'en rappelle plus du tout, c'est seulement mes parents qui me l'ont dit.
Avant d'ajouter, de toute la force de ses treize ans :
Villepinte, car j'y ai fait ma vie.
Inventaire dressé par Angelio, en cinquième à Villepinte, des lieux qui pour lui comptent :
Sur les tribunes du stade. Mon ancienne cité aux 3000. Au Leclerc, avoir acheté 2 bouteilles de jus avec mon meilleur ami. Ma vie sentimentale à Sevran. L'endroit où je fais mon sport (boxe thaï). Le premier jour où j'ai conduit mon scooter.
Et à Villepinte encore cette étrange notion, à la fin d'une telle phrase, d'être au centre de gravité de l'univers :
Les bancs. Là où il y a eu toutes mes émotions, mes premières grandes discussions, mon banc, celui qui m'appartient, celui où je suis tout seul comme à deux. Cette émotion je la dégage de tout mon être. Fouad.

Je me souviens des 4000 de la Courneuve il y a dix ans, et ce que c'est que d'y marcher maintenant. En classe de première, Khaled employait encore le mot banlieue :
Dix-sept ans parisiens paraissent beaucoup plus courts que dix-sept ans courneuviens. Vous me direz qu'échapper à la banlieue n'est pas si difficile : sept minutes de RER bleu blanc et rouge et tu es à Paris mais tu y habites, elle ne te quitte pas cette banlieue grise traversée par ce bleu, ce blanc et ce rouge… Tu vis, mais seulement y vivre sans rien d'autre.
J'ai revu Khaled régulièrement, ces dix ans. Rare qu'un atelier d'écriture ne laisse pas ainsi après lui quelques sillages avec permanence. Il vit toujours à la Courneuve, il a fait une maîtrise et peut-être même un DEA, et il s'occupe d'accompagnement de jeunes scolaires. À cause de ce sans rien d'autre ? Rencontre avec des collégiens à la médiathèque John-Lennon, en plein 4000, il y a trois ans (ils avaient accueilli dans leur classe, trois mois durant, Albert Jacquard, et avec Stéphane Gatti on les filmait racontant l'expérience) : s'il n'y a plus le mot banlieue, est-ce qu'il reste la chance du DEA ?
la violence / il y a la haine entre les gens aussi, il y a des gens qui sont bien, mais il y a des gens on ne peut pas expliquer leur comportement / à part de ça, dans la classe oui, mais quand on sort de la classe c'est différent / quand on est dans la classe on pense à notre avenir, on travaille / mais quand on sort de la classe on y pense plus à l'avenir / on se dit on a toujours été dans la cité, ben on restera toujours ici / on nous a toujours laissés dans un coin, alors on y pense plus / j'ai toujours vécu ici / je peux pas dire que j'aime pas, puisqu'il n'y a qu'ici que j'ai vécu, il n'y a que ça que je connais comme lieu / ma chambre, et c'est tout / en bas / je descends en bas du bâtiment, je reste en bas / sinon il y a des autres lieux bien, il y a un grand parc, il y a ça / en bas / des copines de la classe, des autres classes, des copines qu'habitent ici / on parle d'abord de l'école puis on parle / de tout de rien
Alors inventer la ville, réinventer, bien sûr. Mais quel poids dresser d'abord contre la relégation, pour conjurer l'héritage ? Comme s'il y avait à payer toujours la dette des autres, mais qu'en ressasser l'argument était encore un cadeau de plus à l'héritage, à cette relégation même.

Il y a ainsi de lentes migrations comme par porosité, migrations courtes, qui font passer les familles, et l'éclatement lent des familles, de la première couronne à celles qu'on atteint par RER, et qui vous disent encore, avec un ton d'évidence, là à Aulnay ou Villepinte : " Nous on est bagnoletais ", et puis ces autres migrations, celles par quoi une population simplement en remplace une autre : la ville, alors, est-elle la même ? Vers 1980, pour rejoindre l'université encore quasi neuve de Paris VIII, qu'à Saint-Denis on appelait encore Vincennes, on quittait le métro à porte Saint-Denis et on prenait un bus, ou bien, plutôt qu'attendre, on traversait à pied le vieux centre-ville : les démolitions m'émerveillaient. Non pas pour un goût morbide particulier, mais plutôt pour cette peau vivante de l'histoire qui s'exhibait soudain à nu dans sa fragilité, presque un geste de tendresse, un ultime ne m'oubliez pas alors que les papiers peints, les traces encore nettes des lavabos et des conduits de cheminée, ou ces vieilles maisons serrées dont la façade manquait alors que toutes les petites cases de l'intérieur étaient encore là en l'air, s'effondraient d'une semaine à l'autre, inexorablement, en tas indifférenciés de gravats blanchâtres. Cela m'émerveillait aussi à cause du nom, rue Auguste-Blanqui, rue Armand-Barbès, et comme c'était les mois où écrire devenait ma préoccupation principale, plutôt que rejoindre le cours de philo de Lyotard ou Deleuze, je restais là planté avec mon carnet, à décrire. C'est cela aussi, l'étrangeté du neuf trois, et sans doute part de sa résistance, que dans ces plaques comme infiniment déroulée de ciment et de routes, si on porte le microscope, on aperçoive Didier Daeninckx revenant chez lui à Auber avec sa poignée de journaux du matin sous le bras, et, si les deux philosophes précédemment cités sont disparus, ils sont enseigné là, à Saint-Denis, jusqu'au bout. Des bâtiments neufs, où régulièrement je me perds quand je les traverse, ont reconstitué à Saint-Denis un centre-ville, et sans doute c'est toute une nouvelle diversité de visages qui y trouve son compte : anonymement Dominique Grandmont, poète, grand traducteur, vit là, et anonymement Daniel Jeanneteau, un de nos plus impressionnants scénographes, comme anonymement Nicolas Frize, compositeur, ou Marc Pataut, photographe, et encore untel et untel (et bien souvent ces camarades de pays en butte à l'oppression, accueillis ici pour travailler). Pareil à Montreuil, où on sort souvent du métro, à Croix-de-Chavaux, s'il s'agit de rejoindre le Centre de Promotion du Livre de Jeunesse, la Fondation 93, ou La Parole Errante des Gatti, qui y ont fondé leur maison de l'Arbre : des rues qui vivent, des gens qui vous regardent. Et si on entre dans la librairie Folies d'Encre, ce n'est pas pour saluer le libraire, Jean-Marie Ozanne (il est toujours en réunion quelque part, ou à donner à Villetaneuse des cours sur les métiers du livre), mais parce que le choix des livres dans les rayons justement dialogue peut-être plus qu'ailleurs avec cela, qui nous entoure, cette peau vivante d'un monde en permanente réfection et interrogation. Et pourtant, à Noisy-le-Sec, ce jeudi après-midi, c'est ça la question : qu'est-ce qui, dans nos villes, ici, produit à distance une telle résistance ? L'image des écoles ? L'ombre des grandes cités que pourtant, à trois rues de distance, on ignore, tant le principe de ségrégation produit lui-même ses propres antidotes ?

Question symétrique lorsqu'il s'agit du temps de la ville : quand les contraintes s'aggravent en disloquant un peu plus ce qui était le temps commun, c'est indissociablement un mouvement en avant de la ville, la grande ville qui bouge, allume ses lumières et ouvre ses portes à toutes heures. Des gens sont immergés dans ces processus, et c'est naturel que la ville les y accompagne. Mais au risque de multiplier encore plus l'effet de déstructuration du temps : à Noisy-le-Sec, où on centralise les équipements et on met à disposition des gens une galerie d'art contemporain, on voudrait ouvrir la médiathèque le dimanche, est-ce une solution ? Les grands entrepôts d'entre Villepinte et Garonor, dont on voit au dimanche les parkings remplis de voitures par dizaines, est-ce que ce déplacement du temps collectif n'est pas ajouter encore à l'aliénation marchande ? On a ces textes de lycéens, à Clichy, Villepinte, Bobigny ou Bagnolet, pour qui la grande sortie familiale du dimanche c'est d'aller voir trop souvent les belles choses à vendre. Et qu'il soit pourtant légitime de trouver un autobus ou un train dans la nuit, une crèche ouverte à pas d'heure, de ces épiceries aussi tristes que dans les rues de Tokyo, ouvertes à trois heures du matin, une employée qui bâille pour vous servir ? En Italie on ouvre donc, dans les villes, des Bureaux du temps : en faudra-t-il bientôt ici ?

Discussion parallèle sur ces permanents déplacements, cette exigence de mobilité qui fait qu'à mesure qu'on gagne en mobilité on s'éloigne encore plus et que le gâchis demeure, et ces incompatibilités neuves, entre le lieu où on vit et le lieu où on travaille. Et le havre que cela peut être, pourtant, ces lieux où en Seine Saint-Denis on travaille, dans les salles de profs des collèges et lycées, dans ce qu'on sait de l'attention, de l'engagement. Quelquefois on ne sait plus rien de ce qu'il faut faire. Ici, on apprenait qu'il est bon et nécessaire de ne pas trop savoir d'avance comment penser. Ce que nous apprend la réalité de chaque jour, et qui fait qu'ici on en a besoin comme d'un poumon, si tout y est plus aigu, si tout y est plus urgent.

Construire. Savoir que les formes et volumes qu'on projette ne naissent pas de rien, mais d'une culture déjà faite, de pratiques établies antérieurement de la ville. Allez voir le beau schéma de Bobigny, où toute la circulation devait être piétonnière, chaque cité comme un îlot indépendant avec sa boulangerie et son café, et au sous-sol les parkings et les poubelles. Des passerelles permettant, niveau dalle, l'échange partout dans la ville. Les boutiques des dalles ont l'une après l'autre fermé, on marche à pied niveau sous-sol, on ne gare pas sa voiture dans les parkings qui restent déserts, et si on a refait une des cités, avec peinture rose verte et interphones, les autres semblent, quand on traverse, pencher dangereusement dans le ciel. Une autre Bobigny s'est construite, irriguée par le métro et le tramway, à côté de l'ancien bastion défendu par ses chicanes de ciment, Karl-Marx, Chemin-Vert, Paul-Éluard, qu'on abandonne à leur schéma caduque, la mairie solitaire au devant. Et sur la place Dashiell-Hamett de la bibliothèque, à cinquante mètres de là, devant la crèche, on vient jouer à la pétanque comme sur une place de village.

Jean-Michel Payet, définissant la notion de paysage : " Ce qui est vu à hauteur d'homme, et inclut le regard de celui qui l'observe : donc une approche qui s'oppose à l'urbanisme traditionnel, de plans, de regard extérieur à l'objet observé. Les territoires du 93 ne sont considérés comme dignes d'être regardés que depuis très récemment. Des paysages qui sont des résultantes, habitat, autoroutes : des collages non concertés. Non pas un projet, mais des conséquence. Alors comment prendre ces ensembles et les constituer en paysage ? "

Laurent Salomon, paysagiste, sur la superposition dans nos représentations de l'idée traditionnelle de ville et des modèles qui surgissent au présent : " La représentation de la ville contemporaine surgit plutôt là où la ville n'existait pas. Il y a concurrence entre l'image de la ville ancienne et l'image de la ville contemporaine, et ce n'est pas au bénéfice de la ville contemporaine. Maintenant, la progression territoriale de la partie urbanisée tend à se rejoindre partout, et le modèle d'une ville nomade, identifiée, se heurte à ce tissu continu, créant un malentendu avec ce modèle urbain issu d'un dispositif simple. "

Michel Péna, paysagiste : " La notion de paysage urbain est très récente. Mais la notion de paysage naturel est tout aussi historicisée. Ce qui est neuf, c'est que le regard qui était porté sur le paysage naturel veut être aujourd'hui porté sur la ville. Avant on parlait des lieux, mais pas globalement : une rue, une place. Il y a eu vacance dans l'architecture de la ville, qui n'a pas pris en compte de modèle global, d'où l'intervention paysagiste. On a eu de nouveaux rêves sur la ville, parce que notre rapport à la ville a changé. Elle était lieu de protection, et la vision est devenue plus globalisante : on parle du bonheur à profiter de notre environnement. "

Questions de Michel Van Praët, du muséum d'histoire naturelle : " La notion de paysage observé, vécu et construit, mais d'en haut, a évolué. Le paysage doit être observé par ceux qui le vivent. Le paysage urbain devient un objectif complexe, qui s'appuie sur des mémoires différentes. Au Japon, le concept si ancien du jardin a toujours été conçu en fonction de celui qui va l'habiter : ici on commence seulement à se poser la question. Puis, est-ce qu'un paysage est perçu spontanément ? Le définir par le mieux-être, est-ce que ça suffit ? Comment aider les gens à comprendre ? Il faut accepter aussi la mémoire, ne pas refuser le deuil du paysage ancien. "

Serge Renaudie, paysagiste : " Nous voilà devant de nouvelles formes de relation entre groupes, déterminées par les termes de l'urbanisation. Le paysage, en tant que regard sur l'urbain, conduit notre intervention professionnelle vers des effets de beauté à reconstruire. Le regard investi par le désir devient vecteur d'intervention sur la ville, bien au-delà du paysage. " Serge Renaudie prend des exemples concrets de son intervention : " Dans un quartier en difficulté, la difficulté à vivre va passer avant le paysage. Ensuite, un autre niveau, la difficulté à vivre collectivement. Quand on nous pose des questions d'aménagement extérieur, la première exigence c'est que l'ascenseur marche : l'extérieur commence à sa propre porte, et c'est ça aussi, le paysage urbain. Une tour de deux cents logements, c'est un village avec une seule rue. On n'imaginerait pas à l'horizontale un obstacle comme ceux qui depuis trente ans sont le quotidien des grands ensembles. Il faut désamorcer d'abord, patiemment, une à une, à l'échelle de ce département, les plus grosses difficultés qu'il y a à vivre ensemble. C'est une chaîne de fonctionnalités qui élargit à mesure l'échelle : la vision du paysage, dans un quartier, c'est l'usage, et donc la hiérarchisation de ces usages. C'est la relation à l'autre ou à moi-même que je peux y développer. "

Nicolas Frize, compositeur : " Attention à ne pas penser le paysage comme paysage unique basé sur l'oeil, qui prive des autres sensations. Le paysage sonore est aussi un enjeu dès la conception : des murs séparateurs et des murs porteurs phoniquement différents. Créer des îlots qui sectionnent. Un paysage urbain, au niveau du son, prend une dimension symphonique : faire que cela devienne goût esthétique et pas seulement expérimentation. L'existence inéluctablement sonore de l'existence, c'est par essence notre posture non pas contemplative, mais agissante. "

Lecture du journal, ce soir, au terme de l'écriture de ce texte, trois semaines après le colloque " Urbanités ", au retour de quelques jours à l'étranger : un article sur les violences policières lors d'arrestations de mineurs, un article sur la saturation du tribunal de Bobigny, et au Raincy des tracts qui mettent en garde la population contre le côté progressiste de la fédération de parents d'élèves… On sait que c'est encore comme ça, que les changements ne se proclament pas, et que la ville au jour le jour, pour ceux de Clichy-sous-Bois, ça peut-être :
À la Forestière, par ma fenêtre. Il y a des cris, des jeunes en colère qui coursent d'autres jeunes. Ils sont emportés par un esprit de vengeance, ils se battent.
Au Bosquet, il y a une embrouille. Les flics et les ados du quartier. D'autres s'en mêlent et prennent partie. Il y a du bruit, beaucoup de bruit. Soudain, du balcon, quelqu'un jette une machine à laver.
Que le paysage urbain, pour eux, au jour le jour, c'est cela :
Une aire de jeu à la Forestière. Encore un endroit où il y a la misère : plus de toboggan, il est cassé, encore une partie qui est délabrée. Il n'y a plus de bancs, et un pilier couché sur son flanc.
Les étranges échappées qu'on s'invente soi-même :
Sur le toit de mon bâtiment, l'endroit dont j'ai toujours rêvé, l'endroit que j'ai toujours aimé.
Que lorsqu'on parle du temps qui passe, le temps tout ordinaire, c'est cela qu'on entend ;
Devant le hall du bâtiment 8, mes copains et moi nous nous retrouvons pour parler. Terrain dans le bois, c'est super mais trop dangereux pour rester trop tard le soir, parce que les chiens sont trop dangereux. Tous les samedis, on se retrouve chez moi pour regarder un match sur Canal +.
Qu'on est soi-même dans ces contrastes, parfois jusqu'à la déchirure :
Dans le bois pendant l'automne, cette couverture de feuilles au sol et tous ces châtaigniers, dans le bois de Bondy. Les tags sur les murs des Bosquets et tous ces bruits, ces ordures qui traînent et ces jeunes qui ne respectent pas l'environnement.
Ou encore et toujours ce qui change du réel parce qu'on y déambule la peau noire, quand bien même on a juste ses quinze ans :
Je suis allé à Aldi avec ma soeur. Les gardes ont laissé entrer ma soeur mais pas moi, parce qu'on était deux. Je suis finalement entré lorsque ma soeur leur a dit que j'étais son frère : c'est n'importe quoi.

Mots que je recopie parce que les plus récemment écrits, mais que les mêmes mots je n'ai cessé de les entendre, d'eux à qui nous confions le monde qui vient, pour qu'il soit leur. C'est de choses sérieuses, dont on traitait ces trois jours, parce que c'est les choses où on a sa vie, où on la construit. Et la conviction, si on vient ici, qu'on fait ici ce travail, que c'est uniquement pour la certitude que c'est eux qui nous apprennent. Que ce qu'on découvre ici par eux, on ne saurait pas le trouver ailleurs, là où le monde ne s'est pas globalement fait ville, où la ville ne s'est pas poussée à son propre excès, où cette frontière partout par quoi la ville se défait et se refait en constitue un laboratoire privilégié, aussi parce que le dialogue est possible avec ceux qui arrivent sous le sigle opaque d'organismes (CAUE, IAURIF, DDE, AFIT, ADUE, EREIS, GRET, SCET et d'autres) dont on sait peu, et qui parlent de politique à mettre en partage, ou de l'avenir comme désir. On a parfois été échaudé, on a parfois dû ravaler nos attentes : qu'un tel dialogue soit proposé, toute cette journée à Neuilly-sur-Marne, dans la "Maison du temps libre", au bout des panneaux indiquant "Lieu agréable", bien sûr qu'on est là, et qu'on écoute nous aussi.

On aimerait que ce qui s'est ici amorcé ne retombe pas, que ce qu'on a chacun gagné par l'écoute, justement parce que c'était se mettre ensemble, disciplines qui sinon ne se croisent pas, et ceux qui décident qu'on fera ceci plutôt que cela, laisse peut-être l'embryon d'une rencontre ainsi transversale mais régulière. Parce que régulière est notre présence ici, et trop unique la dette qu'on a à cette plaque profuse et complexe de réalité qu'ils disent le neuf trois : c'est ici, et précisément à cause de l'obstacle, qu'on comprend peut-être un peu mieux et soi-même et le monde.

C'est ainsi qu'on désapprend les idées simples et la tâche, nécessaire, en est toujours à refaire. Même si, ici dans le neuf trois, ce qui devrait changer parfois semble trop immense, et pour cela même justement.

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