16 Mars 2009
Guy BURGEL
Professeur des Universités
Fondateur du Laboratoire de Géographie Urbaine
Auteur de Paris meurt-il ? ( Perrin, 2008)
Paris, unique et solidaire
Paris, centralité
Avec sa centaine de km2, un peu plus de deux millions d’habitants, et même près de 1,7 million d’emplois, la ville de Paris n’occupe finalement qu’une place limitée dans le territoire métropolitain : un vingtième de l’espace urbain aggloméré, un cinquième de sa population, un tiers des actifs franciliens. Et pourtant, tout le paradoxe et l’identité parisienne résident dans cette contradiction : non seulement le nom de Paris symbolise à l’étranger l’ensemble de la capitale française, mais historiquement, socialement et organiquement, tout procède de la dilatation d’une centralité originelle unique. Comparé aux autres cités mondiales – les Global cities de Saskia Sassen –, Paris est une exception : c’est une agglomération métropolitaine plus qu’une région métropolitaine. Cette construction urbaine unitaire autour de la constitution d’un Etat millénaire centralisé, matérialisée par le palais du roi, constitue le véritable génie des lieux, la matrice fondatrice de la ville. Elle fut certes perturbée au XVIIe siècle par la création de Versailles, qui généra durablement, beaucoup plus encore que les prétendus vents dominants, la dissymétrie en faveur de l’Ouest. Mais cet épisode n’altéra pas le patrimoine génétique de Paris, d’être une centralité unique, de nature politique.
Cette singularité de l’histoire, bien plus que de la géographie, imprime sa marque sur les destins contemporains de la métropole. Evidemment, au fil des évolutions spontanées ou volontaires, des centralités secondaires sont nées dans le tissu de l’agglomération : noyaux banlieusards consolidés par la révolution industrielle du XIXe siècle, villes nouvelles de la seconde moitié du XXe, grandes infrastructures de transports (aéroport de Roissy). Mais rien ne serait plus faux de confondre ces structurations fonctionnelles de toute très grande ville avec le fondement créatif de l’urbanité : elles organisent des bassins de vie, éventuellement incitent à des solidarités institutionnelles, elles ne créent pas pour autant le principe moteur de la croissance métropolitaine, indissociable de la ville de Paris. Le reconnaître n’est, ni allégeance au dessein politique, ni soumission aux déterminismes de l’espace, mais fusion compassionnelle avec la genèse du lieu. Le fameux radioconcentrisme, aussi critiqué que souvent incompris, n’est que la concrétisation de ce récit politique long, de la route qui relie, et de la muraille qui protège, le centre. De la même façon, les franges parisiennes, en effet souvent méprisées, ne peuvent être lues simplement comme des périphéries négligées, des incrustations incertaines dans l’écrin de verdure de la capitale, ou de banals suburbs à l’américaine, mais comme une étape de prolifération normale de la ville, une lisière entre société et ruralité, à régulariser, à embellir, à équiper, finalement à urbaniser, comme la « zone » des « fortifs » le fut après le démantèlement de l’enceinte de Thiers à l’issue de la Première Guerre mondiale. A partir du batholithe de la capitale, le métamorphisme parisien a toujours fonctionné avec ses auréoles de cristallisation incomplète que l’action publique se doit de renforcer.
Cette exceptionnalité parisienne peut être un handicap ou un atout. Handicap, si l’on veut à tout prix imprimer au dessein projeté le modèle polycentrique universel, ou continuer, comme on l’a fait depuis un demi-siècle, à ne pas être fidèle dans l’investissement et l’équipement à cette agglomération métropolitaine. Mais atout, si l’on considère que l’ « après Kyoto » n’ouvre pas l’ère de l’uniformité, mais de la valorisation de la diversité, que la densité et la condensation territoriale bien comprises peuvent être aussi efficaces et aussi équitables pour la compétitivité, la justice sociale, l’aménité urbaine et le développement durable, que la métropole éclatée et multipolaire. La centralité de Paris doit être une chance pour la capitale et pour la France.
Paris exclusion, Paris inclusion
L’incompréhension est venue d’une perception trop longtemps exclusive de la pratique de Paris de rejeter dans les périphéries ses éléments les moins valorisants, ses usines, ses cimetières, ses hôpitaux, ses infrastructures polluantes, avant d’y exporter dans les grands ensembles ses classes laborieuses, sinon dangereuses. Observation juste, assortie souvent d’un certain mépris de la capitale pour sa banlieue, même si, contrairement aux communes environnantes, Paris n’est doté d’une municipalité de plein exercice que depuis 1977. C’est l’Etat qui tint lieu ici longtemps d’échevinage, avec certainement un dédain renforcé. On le sait, depuis 2001 et l’arrivée d’une majorité de gauche à l’Hôtel de Ville, cette attitude n’est plus de mise : coopération avec les collectivités territoriales limitrophes, inspiration d’une « Conférence métropolitaine », où Paris n’entend être que le primus inter pares, initiant un mode nouveau d’inclusion politique et civique.
En fait, plus profondément, le territoire de la ville a toujours fonctionné selon un processus de creuset urbain. Mélange historique de fonctionnalités économiques et de vocations résidentielles, Paris a subtilement pratiqué la culture fusionnelle du faubourg, de la fabrique et de la corporation artisanale, de l’usine et du prolétariat, de la boutique et de la clientèle, du bureau et de la midinette. C’est ce métissage de l’emploi et de l’habitat, des riches et des pauvres, même dans des quartiers différents, qui révoque finalement le monofonctionnalisme zonal ou le ghetto des gated communities, menaces mortelles de la ville contemporaine. Si l’on ajoute que Paris, capitale de l’unité nationale, fut toujours un lieu d’accueil ethnique et de mise à l’épreuve du modèle français d’intégration, on aura compris le visage ambigu de la capitale, où l’inclusion le dispute à l’exclusion. Raison supplémentaire pour jouer le bon profil.
Paris conflit, Paris défi
L’ironie, mais aussi la dureté, du temps, c’est que Paris ne peut plus valoriser ses atouts ou répondre à ses enjeux dans les seules limites de son territoire institutionnel. Sa compétitivité économique ne se heurte plus seulement à la concurrence longtemps encouragée des métropoles régionales ou à l’attractivité des autres capitales mondiales, mais à son déficit foncier, qui renchérit les sols et interdit toute diversification des emplois au profit des plus déshérités (le taux de chômage parisien est supérieur à celui de la région Ile-de-France). Et voilà que ce qui faisait la force de Paris devient sa faiblesse : la gestion chasse la production, la rente remplace l’investissement, le favorisé repousse le moyen, qui exclut le pauvre, comme si les uns pouvaient survivre sans les autres.
La même conclusion et la même causalité s’imposent pour l’égalité devant l’accès au logement, tant la demande de toutes origines excède les possibilités de l’offre. Et il est vain de penser que quelques tours, même bien situées et bien bâties dans le ciel de la capitale, suffiraient à pallier ces carences. Un raisonnement identique pourrait être suivi pour les transports publics et l’accessibilité, irrigation indispensable, mais ici vitale pour l’avenir de la ville. Ni le tram, ni le vélib, malgré leur succès et leur convivialité, ne sont à la mesure de l’enjeu spatial et du défi historique. Pire, ils peuvent favoriser le sentiment que ceux qui en bénéficient sont des privilégiés. Physiquement et moralement, Paris est conduit à la solidarité régionale, si l’on veut échapper à l’involution et au dépérissement lent de la monumentalisation et de la muséification.
Paris acteur, Paris moteur
C’est là que comme dans toutes les périodes critiques de son histoire, le génie de Paris doit se retrouver pour bousculer les conventions et forcer le destin des conjonctures exceptionnelles, favorables mais éphémères. L’Etat et la Région se heurtent dans leurs prétentions, leurs schémas territoriaux et leurs compétences institutionnelles. Raison de plus pour que la Ville soit le troisième protagoniste, incontournable au nom de son héritage et de sa position, pour faire comprendre que le projet – « Grand Paris » ou « Paris métropole » – doit précéder la géométrie du territoire urbain ou même la définition constitutionnelle des pouvoirs, que l’agglomération fonctionnelle dense ne se confond pas nécessairement avec l’ensemble de l’espace régional, même si la Région en tant qu’entité administrative doit y conserver une tutelle de droit, en coopération avec l’Etat, parce que c’est la capitale, et la Ville, parce que c’est la légitimité historique. Montage subtil, imaginatif, créatif, mais où l’invention du récit urbain doit être à la mesure de l’ambition du moment.
Mais ce rôle d’acteur ne se limite pas au registre politique. Il est aussi dans l’exemplarité parisienne. Elle pourrait se décliner en accessibilité, densité, réversibilité. Accessibilité du maillage de la trame de transports, métro au premier chef. C’est ce principe, vieux d’un siècle et en retard de cinquante ans, qu’il faut étendre à l’ensemble de l’agglomération, avec d’autres modes, d’autres rapidités, d’autres technologies (pourquoi toujours penser en souterrain ?). Densifier, réurbaniser l’urbain, plutôt que toujours convoiter d’équiper le vierge : n’est-ce pas la grande expérience parisienne, qu’enseigna la rénovation d’Haussmann plutôt que l’extension de Cerda, dans une coexistence conflictuelle permanente entre modernité et patrimonialité ? Créer la ville sur la ville au lieu de l’étendre toujours plus loin, au risque de compromettre cet environnement que l’on dit vouloir défendre et de se tromper une fois encore de démographie dans un contexte de faible croissance prévisible. Le Paris d’aujourd’hui, avec ses 2, 2 millions d’habitants, paré de plus de plénitude et de beauté, que le Paris de l’entre-deux-guerres qui approchait les 3 millions ? Une leçon à méditer pour la métropole. Un témoin à convoquer pour l’agglomération.