24 Septembre 2019
Pourquoi tout peut changer aux municipales Jamais nous n’avons autant discuté de questions territoriales à l’échelle du pays et jamais les problématiques nationales ne se sont autant inscrites dans le local.
Par Frédéric Gilli, Professeur à l’école urbaine de Sciences Po, directeur associé de l’agence Grand Public • Laurent Sablic, Journaliste, directeur associé de l’agence Grand Public
publiée le 24 septembre dans le HUFFPOST
“Le marché est plus fort que le volontarisme politique” titrait Le Monde du vendredi 30 août à propos du prix des logements. Voilà une affirmation qui devrait interroger les citoyens sur l’intérêt d’aller voter et questionner tous les élus sur leur utilité... Voilà un vrai sujet pour les prochaines élections municipales. Cette affirmation emporte avec elle des questions très concrètes pour les débats politiques des prochains mois: un territoire peut-il à lui seul domestiquer les marchés? Peut-on faire entendre aux investisseurs et aux particuliers les contraintes de l’intérêt général? Qui et comment se prennent les décisions aboutissant à l’impasse démocratique actuelle? Si l’on en croit le fil de l’actualité et les déclarations des uns et des autres, d’autres sujets doivent focaliser notre attention: la bataille des têtes de liste d’En Marche, les alliances à géométrie variable du MoDem et de LR, la résistance des bastions du PS et du PC ou l’atterrissage électoral des Verts… et toutes les guéguerres et les politicailleries qui occupent les appareils. Ce traitement superficiel de la vie civique et politique part du principe que les citoyens aiment les jeux du cirque alors que tout indique au contraire qu’ils sont las de ces succédanés de débats démocratiques. Il est donc vraisemblable que l’on se prépare tranquillement à une nouvelle baisse de la participation électorale.
En 2014, l’abstention aux municipales avait déjà atteint un record à 36,5%, et dépassait allègrement les 50% dans plusieurs grandes agglomérations. Dans certaines communes, le ou la maire ont été choisis par moins de 10% des habitants… Cela devrait être une préoccupation première au lieu de quoi on alimente la machine à défection!
Une fabrique à fractures territoriales et à défaitisme démocratique Cette approche dépolitisée des enjeux territoriaux est une fabrique à fractures territoriales. En se cantonnant aux sujets de proximité sous prétexte que c’est une élection de proximité, les élus se privent par avance des marges de manœuvre pour déployer leurs actions et leurs programmes. Organisant leur propre incapacité à changer la donne, ils donnent les clefs du scrutin aux localismes et au conservatisme. Cet échec programmé, c’est celui que les dernières élections municipales norvégiennes nous donnent à voir: “un doigt d’honneur aux partis établis” (titre de la télévision publique le lendemain du scrutin), avec un pays coupé en deux entre un vote colibri social-écologiste dans les grandes villes et un vote de protestation partout ailleurs dirigé contre ces centre-ville érigés en forteresses. Cette course à l’échec est encouragée par le traitement médiatique et sondagier des échéances électorales. Le sondage publié le 15 septembre par le Journal du Dimanche est particulièrement éclairant de ce point de vue: la propreté, la pollution et la sécurité arrivent en tête des préoccupations des Parisiens. Soit. Ce sont indéniablement des sujets majeurs pour la vie quotidienne de tout habitant. On ne peut toutefois que s’étonner que les prix de l’immobilier et le pouvoir d’achat ne soient même pas testés par l’Ifop! C’est pourtant un sujet suffisamment important pour avoir mérité deux pages dans Le Monde quelques jours plus tôt… L’impuissance de la politique est-elle tellement entrée dans la tête des sondeurs et journalistes que l’on ne prend même plus la peine de se demander si le sujet est important pour les Parisiens? Ce serait une grave défaite de la démocratie. Or cela a des conséquences directes dans la façon de se saisir des prochaines échéances: car si la question de la maîtrise des prix -par exemple- est un sujet, alors il est évident que les villes centres, seules, ne pourront rien. Il est du ressort d’un maire, voire d’un conseil de quartier, d’améliorer la propreté et l’entretien des rues. Installer un rapport de force politique avec bailleurs et promoteurs, construire et promouvoir une vision de l’intérêt général, cela suppose de trouver des alliés dans les territoires voisins et de s’assurer du soutien des citoyens… On ne porte ni la même campagne, ni les même ambitions selon les questions que l’on se pose ou celles que l’on impose dans le débat! Cette approche dépolitisée est aussi profondément défaitiste: elle part du principe que les citoyens ne sont pas assez intelligents ou sont trop contradictoires et que, dans le secret de l’isoloir, leur intérêt égoïste de propriétaire-contribuable cédera devant l’intérêt général que leur susurre le lobe citoyen de leur cerveau. Au contraire, l’appétit pour la politique reste entier dans la population. L’hiver dernier, les gilets jaunes ont fait la preuve de l’énergie citoyenne disponible dans chaque ville et chaque village de France. Autour des ronds-points on a parlé des services publics, de l’égalité territoriale, du rapport entre périphérie et métropole… Au printemps, les milliers de réunions d’initiatives locales organisées par les municipalités dans le cadre du Grand Débat National ont confirmé cette envie des Français de discuter politique au plus près du terrain. Chaque jour, au cours des réunions publiques que nous animons dans différentes collectivités, nous constatons que cette disponibilité pour débattre, proposer, agir reste forte. Mais cet élan démocratique cohabite avec un “dégoût” croissant envers la politique, une “rage” contre ceux qui l’incarnent. Ces termes sont récemment apparus dans nos enquêtes et ils reviennent avec insistance depuis quelques mois. Ils sont le signe que la distance entre les citoyens et leurs représentants devient inquiétante.
Des municipales en guise de réconciliation? Les municipales seraient une occasion en or pour amorcer une réconciliation démocratique. Jamais nous n’avons autant discuté de questions territoriales à l’échelle du pays et jamais les problématiques nationales ne se sont autant inscrites dans les questions locales. Bien plus que d’immigration, les Français interviewés au quotidien nous parlent des fermetures de maternités, de la difficulté à trouver un logement abordable, de l’avenir de leurs jeunes dans le territoire, des projets qu’ils aimeraient faire réussir… De fait, il est loin le début du quinquennat où le gouvernement revendiquait de pouvoir réformer la France “par en haut”, par la magie d’une impulsion nationale embarquant tout et dont l’énergie ruissellerait dans tout le pays. Le fait que le président de la République ait snobé le congrès des maires à l’automne dernier était symbolique de cette illusion. Traversées par des “enjeux nationaux”, les élections à venir ne seront pas marquées pour autant par le retour en force des grands partis. Ils ne sont plus en position de décliner les programmes et les postes, commune par commune, sur la base d’accords négociés dans les bureaux à Paris. C’est une chance dans la mesure où cela peut permettre à des projets et des équipes locales de se construire en affirmant leur singularité. Le risque, à l’inverse, est que l’éparpillement des énergies condamne les initiatives locales à rester impuissantes, affaiblissant encore plus la démocratie.
Refaire de la politique pour des projets plus forts Reconstruire ces espaces de projet, c’est possible si la politique s’en mêle. À toutes les échelles, dans tous les territoires, depuis les villages des vallées pyrénéennes jusqu’au cœur de la métropole parisienne, la France regorge d’énergies et de projets qui ne demandent qu’à vivre et à se réaliser. Ceux qui les inventent et les portent, les citoyens, ont confiance en eux-mêmes. Ils ne demandent pas qu’on les assiste, qu’on les dirige, qu’on les flatte, mais que leurs élus les soutiennent et mobilisent les réseaux et pouvoirs des institutions locales à leurs côtés. Pour redynamiser la vie locale, faire revenir à la politique tous ceux qui s’en sont détournés, il faut créer des espaces ouverts de discussion, de confrontation, des espaces dans lesquels le débat est égalitaire, où les thématiques ne sont pas verrouillées, sans s’enfermer dans les limites étroites d’un quartier ou d’une commune… bref, faire de la politique. C’est ce qu’attendent les Français et cela redonnera du pouvoir à leurs élus: aucun expert, investisseur ou responsable associatif n’est plus compétent que les élus pour animer la démocratie locale. Au lieu de cela, aspirés par la litanie des dossiers à gérer, un grand nombre d’élus ont délaissé toute ambition de faire vivre le débat local. Convaincus que cela ne pèse rien face à la rigueur d’une contrainte technique ou économique, ils oscillent entre un prudent “pas de vague” et la recherche du “clash”. Or s’il y a un enjeu dont les élus devraient s’occuper pour les prochaines élections municipales, c’est bien de revivifier notre démocratie. Il en va de leur pouvoir. Cette question ne peut se résumer à un simple dégagisme de bas étage visant à remplacer des vieux par des jeunes ou des nouveaux. À l’usage, certains jeunes peuvent s’avérer très vieux dans leurs pratiques. Le sujet est bien l’écart grandissant entre la richesse du débat tel qu’il existe dans le public, en bas, et la simplicité des argumentaires qui se dessinent entre les listes, en haut: l’offre politique doit se mettre au niveau de la demande citoyenne.
Après bientôt un an de remue-ménage permanent dans le pays, les municipales sont le moment d’être collectivement à la hauteur de notre histoire et des jeunes de ce pays pour sortir de cette impasse démocratique. Faisons de ces municipales une élection vraiment politique.