7 Mai 2019
L’Etat a rationalisé ses services publics et réduit sa présence physique dans les territoires en promettant de garantir l’égalité à leur accès, à moindre coût. Le mouvement des « gilets jaunes » montre les limites de ce choix et les collectivités sont sous pression. « La Gazette » lance une série de reportages pour rendre compte de la réalité du recul des services.
Ce matin-là, Virginie Fachon, syndicaliste du centre hospitalier intercommunal des vallées d’Ariège, manifeste à Foix (9 700 hab., Ariège). « Peut-être que 54 lits vont être supprimés. Où les Ariégeois iront-ils se faire soigner ? » s’inquiète-t-elle. Au même moment, une école de Beaumont-de-Lomagne (3 700 hab., Tarn-et-Garonne) ouvrait ses portes pour faire découvrir aux parents d’élèves les tableaux numériques, tablettes et vidéoprojecteurs dernier cri qui équipent désormais toutes les classes. Un jour comme un autre dans la France rurale.
Depuis le début du mouvement des « gilets jaunes », qui ont fait le lien entre fractures sociale et territoriale, en manifestant contre la baisse de leur pouvoir d’achat et les difficultés qu’ils rencontrent pour affronter leurs contraintes spécifiques, la question de la présence des services publics, notamment dans les zones rurales, a ressurgi. Souvent en résumant la colère de ces habitants périurbains ou ruraux au recul généralisé de ces services.
« La Gazette » a souhaité rendre compte de la réalité de ce recul sur le terrain, au fil de rencontres avec des acteurs locaux et des spécialistes de la question, à travers une série de reportages, à paraître dans les semaines qui viennent. Mais l’ambition consiste également à tenter de distinguer la part du « délaissement », comme le désigne François Taulelle, géographe, professeur rattaché à l’université de Toulouse et codirecteur du livre « Services publics et territoires « , et celle du malaise révélé par les « gilets jaunes » provoqué par « un sentiment d’abandon », tel qu’il a été décrit dans les cahiers de doléances mis en place par les maires de l’Association des maires ruraux de France.
L’analyse des données des quelques chercheurs qui se sont penchés sur la quantité, la qualité et la nature des services fournis dans les territoires est sans appel. « La majorité des services publics connaissent un net repli de leur présence sur le territoire sur la période longue entre 1980 et 2013″, estime Mohamed Hilal, chercheur géographe à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra).
Selon ses évaluations, en trente-trois ans, le nombre d’écoles a baissé de 24 %, les bureaux de poste de 36 %, les perceptions de 31 %, les gendarmeries de 13 %, les gares de 28 %, les maternités de 48 % et les hôpitaux de 4 %. La Cour des comptes, qui complète les calculs jusqu’à 2017 dans un rapport paru en mars sur l’accessibilité des services publics dans les territoires ruraux, déclare d’emblée que « la faible densité des territoires ruraux, accentuée par le déclin démographique, a entraîné une rétractation des services offerts à la population ». Par conséquent, « les distances à parcourir [pour accéder à un service] se sont accrues en moyenne de 12 % et de 6 % en temps » (voir la carte ci-dessous).
En effet, ces trajets plus longs s’avèrent d’autant plus difficiles à effectuer que l’offre de transport collectif se raréfie (sur l’état des lignes de train, voir la carte ci-dessous). En Thiérache (dans l’Aisne, les Ardennes et le Nord), par exemple, près d’un quart de la population est éloigné de plus de 20 minutes d’une gare de TER.
Et quand ces gares existent, la desserte y est de plus en plus limitée, sans cadencement ni offre d’intermodalité. Dans l’Yonne, la part du transport collectif dans les zones peu denses atteint à peine 3 %, selon une enquête « déplacements territoire rural » de 2012 de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) de Bourgogne.
La voiture est de ce fait la reine de la campagne. « C’est deux tiers des déplacements dans les espaces ruraux », assure la Cour des comptes. Dans ces conditions, le coût de l’usage de la voiture devient vite un enjeu primordial. « Un déplacement régulier vers le travail en voiture à 20 kilomètres coûte l’équivalent d’un quart de Smic », notait encore la Dreal de Bourgogne.
« C’est le frein à une mobilité devenue nécessaire qui a été le facteur déclencheur de la crise des « gilets jaunes », pas directement le recul des services publics », prévient Mohamed Hilal. Selon lui, « il ne faut pas confondre la disparition d’un bâtiment avec celle du service lui-même ». Il interroge : « A-t-on aujourd’hui besoin, par exemple, d’un bureau de perception, compte tenu de la numérisation des procédures ? »
L’Etat se préoccupe en effet moins de l’existence physique d’un service public dans un territoire que de savoir si le service est toujours rendu. Ainsi, le courrier est-il toujours acheminé, les impôts toujours perçus et l’éducation toujours dispensée aux enfants. Malgré le recul enregistré depuis 1980, la Cour des comptes affirme que, « contrairement à une perception répandue, il n’y a pas eu d’abandon généralisé de ces territoires par les grands réseaux nationaux de services publics ».
Les juges financiers ont démontré que la baisse du nombre de bureaux de poste a été compensée par presque autant de points de contact (voir le graphique ci-dessous). De même, la part des gendarmes affectée aux territoires ruraux (36,1 %) « n’a quasiment pas varié depuis 2012 », indique la Cour.
En dépit de la fermeture de plus d’un millier d’écoles en zone rurale entre 2013 et 2017 (voir le graphique suivant), le taux d’encadrement scolaire des enfants a finalement peu changé entre les territoires. Un résultat rendu possible par les regroupements pédagogiques intercommunaux, dont le volume a progressé de 5 % depuis 2013. « On peut vouloir regrouper les élèves et organiser des déplacements en bus mais, à un moment, cela n’a plus de sens », objecte François Taulelle.
La Cour des comptes se demande aussi jusqu’à quel point « le coût de la dévitalisation ne pourrait pas se révéler supérieur au maintien d’un maillage suffisant de services à la population ».
Les trésoreries sont aussi soumises à la logique de concentration des sites, que cette fois les magistrats financiers estiment trop lente, avec une réduction de 5,6 % du nombre de structures de 2011 à 2016, « dans un secteur où la dématérialisation est à ce point engagée » (voir le graphique ci-dessous).
En face de ce phénomène de concentration, certains services se sont développés, en phase avec les caractéristiques des populations résidentes. « Entre 1980 et 2013, le nombre d’agences pour l’emploi a augmenté de 29 %, les pharmacies de 19 %, les maisons de retraite de 42 %, le nombre de médecins de 17 % [sur leur répartition, voir la carte ci-dessous], les piscines de 20 % et même les collèges de près de 6 % ! s’exclame Mohamed Hilal, qui cherche à nuancer un débat très tranché. L’exode rural est terminé. On plaque un modèle du passé hérité des cantons sur une offre actuelle qui intègre la mobilité et le numérique ! »
On l’a vu, la mobilité pose dorénavant problème. Mais le développement des services publics numériques, conçus pour préserver un accès égal à ces services comme l’exige la loi de 1995, génère de nouvelles iniquités. D’une part, les Français ne sont pas tous connectés et ne maîtrisent pas forcément internet. D’autre part, l’administration peut elle aussi être prise en défaut, comme ce fut le cas avec les « incidents informatiques à répétition concernant les cartes grises » des véhicules, rappelle la Cour des comptes.
Elle pointe aussi « le trop faible accompagnement des usagers dans la dématérialisation », qui, combiné avec « les restrictions d’accès physique aux sous-préfectures », ont multiplié les obstacles pour des populations fragilisées et participé à l’émergence d’un sentiment d’abandon. « Pour évaluer la présence des services publics, on ne peut pas se limiter à une lecture statistique, il faut y intégrer une analyse plus globale en termes de sociabilité », s’alarme François Taulelle, qui voit ces services comme des « repères de la communauté villageoise ».
Or, jusqu’à présent, ce sont bien les « logiques ministérielles » selon la Cour des comptes, et la vision comptable qui ont prévalu dans l’organisation des réseaux territoriaux, comme l’ont montré la révision générale des politiques publiques (RGPP) en 2007, la modernisation de l’action publique (MAP) en 2012 et désormais le programme Action publique 2022.
Le bilan des deux premières, dressé par la Cour des comptes, n’est guère flatteur : « chevauchements » et « dispersion » d’initiatives contradictoires, défaut d’évaluation, mais surtout « manque d’analyse des besoins des territoires ruraux » ou de « planification départementale ou nationale autre que quantitative », comme c’est le cas avec les maisons de services au public (MSAP) et les schémas départementaux d’amélioration de l’accessibilité des services au public.
En effet, ces missions sont de plus en plus confiées aux collectivités. « C’est le pari de l’Etat que de compter sur l’innovation et l’ingéniosité des acteurs locaux pour trouver des solutions à son repli », constate François Taulelle. Ces derniers financent, par exemple, pour moitié les MSAP, des centres de santé, reprennent des commerces ou des stations service et pourraient bientôt accueillir le personnel des trésoreries dans de nouvelles agences comptables, dont ils auraient la charge.
Mais la baisse de 19 % des concours de l’Etat entre 2014 et 2017 a agi sur la capacité de dépenses des collectivités à soutenir le déploiement des services de proximité. La montée en charge des dispositifs de péréquations verticaux et horizontaux ou de fonds de soutien à l’investissement n’a pas compensé cette diminution. Sans moyens financiers suffisants et sans une meilleure coordination entre les échelons territoriaux entre eux et avec l’Etat, l’abandon ne sera alors plus seulement un sentiment.
On estime que 42 % des ménages français seulement sont couverts par le très haut-débit, et même 38 % dans les territoires ruraux (au 1er avril 2018, selon la Cour des comptes), quand la moyenne européenne est de 58 %. En matière de connectivité, la France est à la 23e place européenne (Digital Economy and Society Index, 2017). Selon le secrétariat d’Etat au Numérique, 13 millions de Français rencontrent des difficultés pour accéder au numérique ou pour l’utiliser.