Spécialiste de Nietzsche, Barbara Stiegler est professeure de philosophie politique à l’Université Bordeaux-Montaigne et membre de l’Institut universitaire de France. Elle a publié en début d’année un essai sur le néolibéralisme, intitulé «Il faut s’adapter.» Sur un nouvel impératif politique, aux éditions Gallimard.
Il y en a deux pour moi. Le premier, le plus spectaculaire peut-être, est l’échec de la stratégie politique binaire mise en œuvre par le parti au pouvoir : celle d’une opposition entre «progressisme» et «populisme». Elle est manichéenne et n’est pas nouvelle. Elle a été théorisée par le néolibéralisme depuis ses origines, dans les années 30, même si elle a été un temps éclipsée par d’autres promesses (celles de la social-démocratie victorieuse après la guerre notamment). Rappelons les termes de cette fausse alternative qui revient en force aujourd’hui : soit vous êtes pour le progrès, c’est-à-dire pour l’ouverture à la mondialisation, soit vous refusez de vous «adapter» au sens prétendument inéluctable de l’histoire, et vous êtes donc nécessairement du côté de l’archaïsme, du repli sur soi et des pires penchants de la «masse», ou du côté de ce qu’on appelle aujourd’hui avec condescendance le «populisme». Le fait marquant de cette élection, mais qui n’a rien de bien nouveau, c’est que cette stratégie nous conduit dans le mur, puisqu’elle produit mécaniquement la montée de l’extrême droite. On l'a vu dimanche : La République en marche essaie de se poser en rempart et finit derrière le Rassemblement national.
Je constate que les résultats sortis des urnes ne rendent absolument pas compte de tout ce qui s’est produit d’inouï, de complètement inédit dans notre vie politique depuis six mois. Où est le mouvement des gilets jaunes dans les urnes ? Nulle part. Cette distorsion spectaculaire montre qu’il y a un dysfonctionnement majeur dans notre démocratie. Contrairement à ce qu’affirme le discours dominant, qui lui aussi remonte aux années 30, les citoyens ne se désintéressent absolument pas de la vie politique, bien au contraire. Mais tout se passe comme si la logique élective, élitiste et hyper-personnalisée des élections minait de l’intérieur le fonctionnement de nos démocraties, dans toute l’Europe et dans le monde.
C’est un sursaut, comme vous dites, mais pas un bouleversement. La moitié du corps électoral s’abstient. C’est très grave. L’élection reste marquée par l’abstention. On ne voit rien émerger de nouveau alors que la richesse de la vie démocratique, que j’observe dans ma vie de citoyenne, s’est révélée depuis six mois. Partout, à l’hôpital, dans l’éducation, dans les classes populaires, les gens sont obsédés par des questions d’ordre politique. Mais cela ne se traduit pas dans l’élection.
Comme c’est le cas depuis longtemps, la droite est largement majoritaire, et j’additionne ici LREM, Les Républicains et le RN. Son poids s’explique par la déroute des promesses d’émancipation de la gauche, celle de la social-démocratie, mais aussi plus généralement celle du socialisme, et par la lenteur irréductible des processus de reconstruction intellectuelle et politique qui se joueront nécessairement autour de l’écologie, de la santé, de l’avenir du vivant. Il faudra un temps incompressible pour qu’une telle recomposition s’opère, tant elle est profonde et inédite. Du côté de la droite, c’est le parti de l’ordre (sécuritaire et économique), la conservation de l’ordre ancien et la préservation des identités qui l’emporte. Mais la droite est elle-même profondément affaiblie entre sa variante néolibérale, qui prône la disruption permanente et l’adaptation à la mondialisation (aujourd’hui LREM) et sa variante conservatrice voire identitaire, de la droite classique (LR) à l’extrême droite (RN).
J’ai vu mille percées des écologistes depuis que je suis née et cela n’aboutit jamais à rien. Attention à ne pas surévaluer leur résultat à chaud. Le score du parti écologiste témoigne à peine de l’aspiration populaire considérable, partout dans le monde, pour que la gauche et toute la vie politique se recomposent autour de l’écologie, de la santé, de l’avenir du vivant. Qu’elle se réinvente autour des modes de vie, des questions de travail, de climat, d’alimentation… Dans son ensemble, la gauche subit un grave revers puisqu’elle ne recueille que le tiers des suffrages. Elle souffre d’une situation historique dont on n’est pas encore sortis : la crise du socialisme puis de la social-démocratie, qui s’est laissée détruire de l’intérieur en s’hybridant avec le néolibéralisme. Il faudra des décennies pour qu’elle arrive à se recomposer, dans le double contexte de l’échec du néolibéralisme mondialiste et de la crise environnementale, autour des thèmes dont je viens de parler. Ces processus sont déjà enclenchés, mais ils ne pourront aboutir que si nos démocraties se réforment de fond en comble et entament une critique sérieuse du mécanisme de l’élection, de la personnalisation du pouvoir et de la représentation. C’est ce qu’ont très bien compris les gilets jaunes, même s’ils n’ont pas pu trouver de solution, en quelques semaines, à cette question redoutable. C’est un travail politique qu’il faut absolument poursuivre.
Si la gauche ne travaille pas sur ces chantiers, qui sont à la fois pratiques et théoriques, qui supposent à la fois un travail intellectuel et une insertion profonde dans la réalité de la vie sociale des citoyens, elle continuera à s’autodétruire dans une lutte sans fin des ego et de leurs micro-partis, pour masquer son absence de projet politique. La richesse des expérimentations sociales qui ont lieu un peu partout, la demande de démocratie des citoyens et la lucidité des jeunes générations sur la nécessité de changer totalement nos modes de vie mérite de trouver une issue politique à la hauteur. Tel est l’enseignement principal que je retiens de ces résultats : que notre vie sociale et démocratique réelle est bien plus riche que la traduction appauvrie qu’en donnent les urnes et que c’est bien cela qui fait problème.