26 Novembre 2009
par Frédéric Gilli & Vincent Gollain & Ludovic Halbert & Hélène Perrin Boulonne [17-11-2009]
Domaine : Société
Alors que les propositions d’architectes ont fait l’objet d’une forte médiatisation, les enjeux économiques du Grand Paris sont laissés de côté. Ils constituent pourtant les éléments clés du développement des projets présentés. Quel sera le visage de la métropole parisienne en 2020 ? Quatre scénarios sont ici proposés.
Dans le débat sur la transformation de la région métropolitaine parisienne, les enjeux d’architecture, d’urbanisme ou d’infrastructures de transports ont focalisé l’attention. Le contexte économique dans lequel la métropole parisienne évoluera d’ici à 2020 [1] est quant à lui régulièrement omis alors qu’il est déterminant pour analyser les marges de manœuvre et les leviers dont les acteurs locaux disposeront. Nous observons d’une part que dans leur ensemble, les projets présentés par exemple lors de la consultation sur le site Le Grand Pari, supposent un rythme de croissance économique (pour financer) et démographique (pour créer les marges urbaines opérationnelles et les pressions foncières suffisantes) soutenu. Même en tablant sur un très fort effet du volontarisme politique, cela met en question les conditions géo-économiques sur lesquelles les promoteurs des différentes idées avancées peuvent ajuster leurs propositions. Existe-t-il d’autres modalités négligées en raison d’un discours dominant, par exemple sur la mondialisation et l’économie de la connaissance ? D’autre part, il y a derrière les projets urbains des attendus non éclaircis concernant les modes de territorialisation de la croissance économique : est-ce la métropole dans son ensemble qui génère développement et croissance ? Sont-ce les pôles d’excellence, à charge ensuite d’éventuellement redistribuer au reste de la région les bienfaits de cette croissance... ?
La réponse à ces interrogations a des implications sur les modèles urbains, qui peuvent prendre la forme d’une métropole compacte tout comme celle d’une organisation multipolaire (un grand réseau pôle-à-pôle), voire un déploiement plus étalé. Elle a une traduction plus directe encore dans les politiques économiques régionales : faut-il privilégier l’efficacité d’un ‘bain urbain’, dynamiser des externalités de clusters, laisser faire des détenteurs de capitaux mobiles ? En dernier ressort, faut-il investir dans la ville et ses habitants, miser sur telle ou telle activité, chercher à capter les flux de la mondialisation coûte que coûte ?
Point incontournable de toute réflexion, la relation au monde de la capitale doit certes être réaffirmée mais, en retour, la dynamique métropolitaine dépendra fortement des conditions d’ensemble de ce monde. Dans son discours du 29 avril 2009, le Président de la République a témoigné de sa conviction que les villes-monde feront la croissance mondiale. Or, si Paris est une ville de tout premier rang aujourd’hui, rien ne permet d’affirmer qu’elle le restera dans 10 à 15 ans. Sur ce constat, N. Sarkozy rejoint dans une belle unanimité les attendus du Schéma directeur de la Région Ile-de-France qui s’ouvre sur une carte des grandes métropoles mondiales (p. 24) et sur la nécessité d’affirmer le rôle international de Paris et de l’Ile-de-France. Pour autant, les modalités d’organisation de cette économie de flux mondialisés et la géographie qu’elle dessine sont loin d’être figées. Même sans donner dans une lecture extravertie du développement francilien [2], les perspectives d’évolution du contexte international ouvrent des possibilités multiples si l’on raisonne à 15 ans et leurs conséquences sur le positionnement de Paris dans le jeu national et européen sont essentielles. Les géographes et les économistes nous disent que ce sont les grandes métropoles qui sont aujourd’hui les lieux où tout se passe. Et si demain était différent ? Sans chercher à définir des taux de croissance possibles ou souhaitables, nous revenons ici sur les grandes tendances géo-économiques au sein desquelles les politiques sectorielles seront amenées à s’inscrire. Plusieurs scénarios ont été construits sur la base des évolutions possibles en matière de politique d’innovation, d’articulation entre la métropole parisienne et le reste du pays et d’évolution des formes prises par la globalisation.
L’un des principaux moteurs de la croissance économique restera vraisemblablement la capacité d’innovation de l’économie régionale. Les modalités d’intervention publique pour stimuler localement le développement de l’économie de la connaissance peuvent toutefois diverger. Suivant une logique de clusters [3], un premier choix consisterait à favoriser une spécialisation dans des filières d’excellence dans lesquelles le territoire dispose d’ores et déjà d’avantages comparatifs. De ce point de vue, les atouts associés à la diversité du tissu économique et industriel de la métropole parisienne sont bien connus : concentration des fonctions de conception et de commandement, qualité des infrastructures, présence des services aux entreprises, etc. Le grand nombre de ces spécialités [4] rend cependant difficile d’éviter l’apparence d’un certain essaimage et pose une question opérationnelle : comment jouer ces spécialisations sans se disperser et sans oublier/négliger une carte potentiellement intéressante... Le second choix consiste à se démarquer d’une certaine tradition en matière de politique industrielle nationale en investissant de manière plus transversale cette fois dans la capacité du territoire à faciliter l’accumulation de connaissances et l’émergence d’innovations, indépendamment de secteurs économiques particuliers, ou à la convergence de plusieurs filières présentes localement. L’objectif consiste à créer un environnement favorable où des innovations, notamment de rupture, émergeront.
Quel que soit le choix politique effectué, la relation entre les enjeux de développement franciliens et la dynamique du reste du territoire national est centrale. Elle puise dans des interdépendances très complexes et mal assumées (et ce au moins depuis le Paris et le désert Français de Jean-François Gravier en 1947). Elle renvoie aux questions qui travaillent tous les territoires dès lors que la polarisation des richesses à l’intérieur des villes comme à l’échelle des continents entiers accuse les tensions entre croissance économique et creusement des inégalités. Cette problématique trouve des débouchés politiques entre d’un côté, des tentations séparatistes nées d’une évolution néo-régionaliste sur le modèle de la ville globale développé par la sociologue S. Sassen (fragmentation des espaces métropolitains ou velléités sécessionnistes du territoire national selon l’échelle considérée) et, de l’autre, un système de politiques publiques qui chercherait à renforcer les liens et l’importance des redistributions entre les territoires [5].
Ces éléments sont à rapprocher de l’évolution des formes de la mondialisation qui constitue une troisième dimension à notre réflexion. Cela concerne notamment la nature et les volumes d’échanges entre les grandes régions du monde ainsi que l’échelle à laquelle ces régions s’organisent (Régions ? États ? Continents ?). Ces transformations tant économiques que géopolitiques sont difficilement prévisibles, en particulier dans un contexte de crise dont il est trop tôt pour apprécier les conséquences à terme. Certains indicateurs laissent présager une contraction des flux physiques (personnes et marchandises) en raison du défi du changement climatique ou de formes de repli sur soi (protectionnisme économique, menace sécuritaire et terroriste, etc.), quand d’autres considèrent comme plausible une poursuite de l’imbrication croissante des économies et des sociétés, en particulier avec la participation accrue des pays émergents dans la globalisation des chaînes de valeur [6]).
Si les flux de la mondialisation prennent une forme de plus en plus immatérielle, sous le double effet d’une intensification des échanges d’informations/d’idées à distance et d’un accroissement du coût (en particulier environnemental) des transports, la capacité à organiser localement un système de production de connaissance très efficace et à nouer des partenariats nombreux sera déterminante pour le positionnement d’une grande région économique. Situé en amont dans la formation des chaînes de valeur, la métropole n’a pas de pari à faire sur les filières d’excellence qu’il s’agirait de capter : la priorité accordée à l’innovation doit faire de la métropole l’incubateur des ruptures technologiques et sociales de demain. Ce scénario suppose une ouverture large sur le territoire national et à l’international, condition sine qua non d’une circulation des idées intense, ainsi que des investissements dans le « capital humain ». Un enjeu fondamental de ce scénario est l’aptitude à promouvoir la capacité du territoire à s’organiser pour faciliter l’émergence et porter le développement de nouvelles activités inter-filières et trans-filières. Faire de la métropole un « bain d’innovation » suppose un investissement dans la recherche et une éducation de haut niveau. Il ne faut cependant pas oublier la nécessité d’élargir cet investissement dans la monté en gamme des compétences locales à l’ensemble des métiers de support à ces fonctions (support direct avec les techniciens des laboratoires par exemple et support indirect ou « sociétal » tant la qualité du fonctionnement général de l’économie métropolitaine est un facteur d’innovation et de productivité) ainsi qu’aux consommateurs, sous-traitants, etc. Bien au delà, donc, des seuls chercheurs, ingénieurs et « créatifs » qui constituent les référents traditionnels de l’économie de la connaissance.
L’économie régionale est certes relativement diversifiée mais elle reste néanmoins prise dans un vaste mouvement de segmentation planétaire des tâches au sein de chaînes de valeur globales. La concentration des moyens dans les secteurs et filières dans lesquels la métropole dispose d’avantages comparatifs significatifs est alors un résultat « naturel » des forces économiques [7]. L’enjeu pour la métropole est de privilégier des spécialisations qu’une politique de communication et de marketing territorial pourra valoriser dans un environnement global et interconnecté où les régions économiques sont perçues comme étant en concurrence et où l’ambition d’un territoire est d’obtenir le leadership dans des segments bien identifiés.
Ce scénario implique le maintien de fonctions industrielles et de services positionnés en haut de la chaîne de valeur, mais également l’investissement dans une éducation de masse pour favoriser la montée en capacité des niveaux techniciens, ingénieurs, etc. Comme dans le premier scénario, des investissements publics et privés dans la recherche et l’innovation s’avèrent indispensables pour les filières technologiques (depuis l’ingénierie financière jusqu’au design en passant par l’ingénierie technique ou les métiers de la création culturelle et de l’économie numérique), ne serait-ce que pour garantir la différenciation des entreprises franciliennes face à la concurrence croissante des pays émergents. L’enjeu est identique pour les filières moins technologiques comme le secteur des « rencontres et événements professionnels ». Dans une certaine mesure, ceci plaide en faveur du renforcement de certains clusters, sectoriels ou plus fonctionnels (R&D, créativité, échange, etc.). Cette stratégie de spécialisation peut, ou pas, s’accorder à une politique à l’échelle nationale. La métropole peut servir de levier pour conserver les secteurs stratégiques à l’échelle du pays tandis que les villes de province joueraient de leur complémentarité avec la capitale, associée à une meilleure compétitivité-coût et des aménités différentes (rythme de vie, etc.).
Les forces centrifuges générées par certains aspects de la mondialisation travaillent toutefois l’intégration nationale. Inscrite dans une dynamique de spécialisation fonctionnelle poussant à son comble les logiques de concurrence territoriale, la métropole parisienne peut tendre à se détacher du reste du territoire en renforçant son inscription dans un club de métropoles organisées en archipel [8]. En misant sur l’amélioration des facteurs d’attractivité du territoire pour attirer des sièges de multinationales ou pour développer ces districts des services avancés aux entreprises qui caractérisent la ville globale dans la littérature [9], la métropole confirme son rôle de nœud de commandement et d’organisation des fonctions supérieures. Elle renforce ainsi son positionnement face un nombre restreint de villes avec lesquelles elle est certes en concurrence mais développe aussi des complémentarités en tant que principaux pôles de la géo-économie du capitaliste contemporain, notamment en assurant le contrôle et le redéploiement des chaînes de valeur à l’échelle du monde. D’un point de vue économique et industriel, ce scénario consiste à ce que la métropole n’ait pas nécessairement des champions nationaux mais qu’elle soit capable d’attirer les capitaux internationaux et les multinationales. Le risque d’exposition à des chocs mondiaux est maximum mais les grandes métropoles doivent pouvoir compter sur d’importantes capacités de rebond leur permettant, de cycle en cycle, de se positionner en amont sur les créneaux les plus dynamiques à venir. Dans une logique de concurrence entre territoires, elles peuvent se positionner pour bénéficier à plein de leurs avantages comparatifs lorsque le cycle s’enclenche.
Cette logique concurrentielle peut confiner à la sécession nationale afin de garder à Paris les avantages et fruits de sa productivité en rompant les systèmes de redistribution fiscale et sociale qui lient Paris et la Province. Elle peut conduire parallèlement à une fragmentation de l’espace infra-métropolitain si les pôles eux-mêmes de la capitale se perçoivent comme des espaces en concurrence ou si pour des raisons de marketing leurs feux sont poussés individuellement les uns des autres. En d’autres termes, Paris ville mondiale devient « Saclay Ville mondiale », « La Défense, ville mondiale » avec un ancrage direct de ces pôles aux réseaux, flux et systèmes économiques de création/redistribution planétaires plutôt que nationaux. On ne manquera pas de reprocher à ce modèle d’être peu intégrateur d’un point de vue social. La mobilisation des acteurs privés et publics pour faciliter l’arrivée de capitaux extérieurs risque d’encourager les tensions sur les prix fonciers et contribuer à la dualisation de l’espace urbain, par exemple entre les classes aisées au cœur de ces activités de commandement, et les populations à revenus plus modestes qui assurent les fonctions de support nécessaire au fonctionnement quotidien de la métropole.
Changements climatiques, géopolitiques et économiques peuvent encourager le renforcement de grands ensembles continentaux élargis, avec une intégration et une division du travail plus poussées à l’intérieur de vastes bassins macro-régionaux. La prise en compte de modes de développement plus soutenables pourrait soutenir en effet les logiques de proximité géographique. Les entreprises et notamment les PME seraient amenées à orienter leurs débouchés vers des marchés plus proches en réponse à l’explosion des coûts de transports. L’ancrage territorial des entreprises en sera renforcé. La compétition économique ne se jouerait plus nécessairement à l’échelle du monde et des grandes métropoles, les gagnants étant plutôt ceux qui développeront des logiques de complémentarité avec leurs voisins, conduisant à un mode de développement « doux » et plus acceptable d’un point de vue social et environnemental. Au sein du territoire européen, les effets de complémentarités pourraient être soutenus par des réseaux de transport LGV. Dans ce cadre d’une réduction recomposition des processus de globalisation, des métropoles comme Londres ou Paris risquent de faire figures de colosses aux pieds d’argile hérités d’une mondialisation datée. Pour s’adapter, leur développement économique se fera dans le cadre de l’animation d’un réseau de métropoles européennes et nationales. À l’image du système urbain allemand qui tout en ne possédant pas une ville mondiale dominante reste bien intégrée grâce notamment à un système ferré de transports rapides.
Face à une Europe du XXe siècle qui s’est ouverte à l’Est et a vu son centre de gravité se déplacer vers la Pologne, Paris pourrait devenir une capitale plus méditerranéenne en mobilisant son héritage et ses réseaux actuels avec la rive Sud et Est de la Méditerranée. Forte de sa situation géopolitique historique, la métropole parisienne pourrait alors prétendre à être l’un des pôles structurant dans le réseau des métropoles européennes dans la perspective d’une intégration euro-méditerranéenne plus poussée.
La métropole parisienne est aujourd’hui à un croisement de son histoire. Les investissements qui vont être décidés en matière d’infrastructures et de transports notamment, vont nécessairement orienter la forme prise par le développement métropolitain en Ile-de-France et plus largement le développement du Bassin Parisien pour le XXIe siècle. Pour autant, la région parisienne, comme la plupart des très grandes métropoles de la planète, n’est pas à l’abri des transformations qui affectent les grands équilibres mondiaux. Au cœur de ces recompositions du fait de son rôle géopolitique et économique, Paris se doit de les anticiper pour pouvoir peser dans l’écriture de ces nouveaux équilibres.
[1] Cet article est né d’échanges à la suite d’un travail d’animation initié par la CCI de Paris et piloté par Ludovic Halbert (Latts, Université Paris-Est) visant à définir des scénarios pour penser l’économie de la métropole parisienne à l’horizon 2020. Un comité réunissant académiques et professionnels du développement économique s’est réuni durant le second semestre 2008, le fruit de ces travaux étant rassemblé dans Halbert, Perrin Boulonne, 2009, « Paris : métropole mondiale en 2020 ? », Prospective et Entreprise, vol. n°3, 91 p.
[2] Nous n’ignorons pas que l’une des ressources du développement de la métropole parisienne repose sur l’organisation de son territoire et la gestion de ses tensions internes (question des inégalités, de la cohésion, de la transformation de la croissance économique en emplois, du développement des emplois de service, etc.).
[3] Porter, M.E., 1998, « Clusters and the New Economics of Competition », Harvard Business Review, p. 77-90.
[4] Par sa taille et son positionnement fonctionnel, l’Île-de-France se trouve parmi les leaders dans plusieurs segments de la chaîne de valeur de plusieurs filières d’excellence : biotechnologies, nanotechnologies, applications Internet ou animation graphique 3D cohabitent avec des secteurs plus traditionnels comme l’aéronautique ou l’automobile (ARD Ile de France). À titre d’exemple, si l’aéronautique française est associée dans l’opinion publique à la région de Toulouse, cette filière n’en reste pas moins majoritairement francilienne avec plus du tiers des effectifs aéronautiques, spatiaux, électronique de défense et de sécurité en France selon le GIFAS.
[5] Des travaux comme ceux de Laurent Davezies (La République et ses territoires : la circulation invisible des richesses, Paris, Seuil, 2008) soulignent l’importance des effets de redistribution privée et publique, notamment depuis la région parisienne vers certaines régions françaises, dans la création d’emplois et la croissance des territoires.
[6] Pour plus de précisions, voir notamment Halbert, 2009, Les métropoles mondiales en réseau : retour sur un concept et éléments prospectifs, Prospective et Entreprise, 3, 11-48
[7] Masahisa Fujita et Jacques-François Thisse, 2002, Economics of Agglomeration : Cities, Industrial Location, and Regional Growth, Cambridge, Cambridge University Press.
[8] Ce terme est utilisé par P. Veltz (Vetz, P., 1996, Mondialisation, villes et territoires. L’économie d’archipel, Paris, Presses Universitaires de France) dont les propos dans la Préface de la réédition de 2005 tendent toutefois à nuancer la déconnexion entre les métropoles et leurs territoires : « Même si, pour de multiples et souvent bonnes raisons, la grille internationale demeure prédominante dans notre lecture du monde, il est difficile ne pas voir combien la belle ordonnance étagée et emboîtée des pouvoirs territoriaux et des économies correspondantes (économies « nationales » ou « régionales ») est déstabilisée par le foisonnement des relations horizontales qui se tissent entre les acteurs et les espaces. » Nous le reprenons ici dans son acception la plus stricte.
[9] Sassen, S., 1996, La ville globale. New York, Londres, Tokyo, Paris, Descartes & Cie.