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Pierre Mansat et les Alternatives

Luttes émancipatrices,recherche du forum politico/social pour des alternatives,luttes urbaines #Droit à la Ville", #Paris #GrandParis,enjeux de la métropolisation,accès aux Archives publiques par Pierre Mansat,auteur‼️Ma vie rouge. Meutre au Grand Paris‼️[PUG]Association Josette & Maurice #Audin>bénevole Secours Populaire>Comité Laghouat-France>#Mumia #INTA

Penser la « ville monde » Alain Bertho

Nouvelles questions urbaines Penser la « ville monde »

Alain Bertho in Socio-anthropologie, N° 16, 1er sem. 2005, « Ville Monde »

L’heure n’est pas à une nouvelle réflexion sur la ville comme terrain inerte d’une anthropologie aventurée dans l’espace de la modernité, « cadre large d’un savoir localisé » [1] pour une éventuelle ethnologie urbaine. L’heure est à l’ouverture d’une véritable anthropologie de la ville. Car c’est aujourd’hui la catégorie de ville, elle-même, qu’il convient d’interroger. Au tournant du siècle (et du millénaire), le constat de Marc Bloch dans Apologie pour l’histoire, résonne avec une grande pertinence : « au grand désespoir des historiens, les hommes n’ont pas coutume, chaque fois qu’ils changent de mœurs, de changer de vocabulaire »[2]. Les historiens ne sont pas les seuls concernés : le basculement d’époque s’inscrit d’abord dans un basculement d’intellectualité qui se voile du masque des vieux mots. Les catégories centrales de l’humanité moderne, celle de politique, celle de travail et celle de ville ne peuvent s’exempter d’un réexamen minutieux au même titre que d’autres outils des sciences sociales comme celle d’État ou de société. D’une ville à l’autre   C’est sans doute dans les mots de l’urbain que se sont d’abord manifestées ces incertitudes intellectuelles liées à la clôture d’une séquence historique et à l’ouverture de la séquence actuelle. Comme le remarque Marc Augé : « la crise de l’urbain renvoie à une crise plus générale, des représentations de la contemporanéité »[3]. C’est l’invention de la banlieue au début des années 80 qui permet ainsi de mettre un mot sur de nouvelles incertitudes catégorielles, tant dans l’espace politique et public que dans l’espace savant. La thématique de la banlieue et son cortège de concepts mous, « immigrés », « violences », « insécurité », « exclusion » signale l’anomalie définie par Thomas S. Khun[4] comme le symptôme flagrant d’une rupture d’intellectualité. Ce n’est pas la moindre des difficultés de la sociologie française depuis 20 ans que d’avoir tenté d’articuler les héritages conceptuels durkheimiens ou marxiens aux dérapages paradigmatiques portés la plupart du temps par la commande publique de recherche. La recherche obstinée d’une société conçue comme une composition de différences collectives nous a fait ainsi glisser de la classe à l’ethnie, de l’ouvrier à l’immigré, de la lutte à la cohabitation. Certes, dans l’histoire des sociétés, la ville se dispose dans chaque situation, comme une composition spatiale du pouvoir, du travail, de l’espace public et de l’espace privé, du principe d’usage et de la mise en scène. Weber sur ce point continue à nous stimuler[5]. La ville moderne, et celle des deux derniers siècles, constitue un moment fort de cette séquentialité. La ville industrielle a été le cadre, et le moteur, d’une mise en ordre fondamentale de la vie et des rapports humains : séparation radicale, spatiale et temporelle, du travail productif et de la vie sociale, parachèvement de la séparation, non moins radicale, de l’espace public et de l’espace privé, surratio-nalisation d’un urbanisme pris entre le vertige de la démiurgie sociale[6] et la puissance de la réglementation étatique[7].  Puisque « les villes offrent aujourd’hui l’image du chaos » annonce Le Corbusier, il convient bien d’y mettre de l’ordre. À l’urbanisme « somptuaire » et représentatif, il propose un ordre d’usage rationnel : « Les clefs de l’urbanisme sont dans les quatre fonctions : habiter, travailler, se recréer (dans les heures libres), circuler ». Cette figure de la ville principalement européenne, profondément enracinée dans la matérialité de l’espace, est à la fois le cadre et l’objet de luttes politiques et sociales qui, à leur tour, s’inscrivent dans l’espace urbain. Le communisme municipal a façonné en France, une des figures possibles de la ville industrielle, inscrivant dans l’espace urbain les matérialités des choix qui étaient les siens sans remettre en cause un paradigme partagé. C’est dans la construction de logements sociaux et d’équipement sociaux, culturels, sanitaires et sportifs que la politique ouvrière produit sa ville industrielle à la fois dissidente et peut être plus idéal-typique qu’aucune autre : celle d’une aspiration profonde à la normalité et non d’un esprit de scission[8].  Institutionnellement cette ville industrielle a aussi été l’adossement d’un face à face social et politique de la localité et de l’État national, lieu d’enracinement d’une citoyenneté avant tout nationale, lieu de résistance sociale et politique à un modèle social national, qu’il soit patronal ou public. N’oublions jamais qu’après « notre première mondialisation », le siècle qui s’est achevé a été, jusque dans les années 80, le siècle de l’apogée du cadre national[9], tant pour ce qui est du développement économique que pour ce qui est de la gestion, démocratique ou non des affaires collectives.  Cette figure de la ville a été profondément ébranlée avec la mondialisation. La transfiguration de la ville est une dimension essentielle de la mondialisation du point de vue de la vie sociale et politique et non plus du point de vue (dominant) de la mondia-lisation financière. C’est cet ébranlement qu’il convient d’identifier, non pas tant pour partir « à la recherche de la ville perdue »[10], mais pour identifier la figure contemporaine de la ville monde qui devient la nouvelle centralité des conflits culturels et sociaux. « On voit bien d’où peut alors surgir l’angoisse : parlant de la ville, c’est, progressivement du monde entier qu’il nous faut parler »[11]. Paupérisation des quartiers ouvriers et populaires, paysages dévastés des friches industrielles, subjectivités collectives en panne. L’achèvement de la séquence industrielle a touché au cœur de la ville plus visiblement que les dynamiques les plus neuves. La clôture de la figure de la ville industrielle alimente l’imaginaire d’un retour au chaos comme une pathologie dont la contagion serait d’abord spatiale : quartiers et difficultés et banlieues devraient prioritairement être traités pour éviter comme une généralisation du mal. La « politique de la ville » qui s’invente en France durant les années 80, et qui trouve avec quelques années de décalage, sa dimension européenne à travers les dispositifs communautaires URBAN et URBACT, s’articule, intellectuellement à la même logique réparatrice. 

 La ville comme bassin de travail immatériel   C’est au cœur de la Plaine Saint-Denis, durant près de dix années d’enquêtes et d’observation participante, d’abord pour mon travail de thèse, puis dans le cadre d’un contrat pour le plan urbain, que j’ai pu mesurer l’enjeu constitué aujourd’hui par l’identification de cette nouvelle figure de la ville[12] autour de laquelle se jouent, de façon nouvelle, les enjeux d’une composition territoriale entre pouvoir, travail et vie. D’une façon qui en tout cas réinterroge l’acuité de l’analyse de Michel Foucault sur le biopouvoir, la sécurité, le territoire et la population[13].   La mondialisation dont on parle tant n’est pas la domination mystérieuse d’un ailleurs mal défini. Elle s’enracine d’abord dans une transmutation des territoires urbains, une métropolisation de ces territoires et leur inscription dans une « économie d’archipel ». Du point de vue du travail productif et des échanges, la mondialisation est une déterritorialisation-reterritorialisation qui n’uniformise pas mais recompose sans cesse les singularités et différences dans un espace socio-politique de plus en plus vaste[14]. La logique de mobilisation collective du travail immatériel s’impose progres-sivement à toutes les formes du travail productif, y compris classiquement industriel, mais même agricole.   Cette logique qui est celle d’une mobilisation subjective et de coopérations dépasse largement les capacités prescriptives des entreprises classiques. L’organisation même de l’entreprise et son articulation avec d’autres sur le territoire se déstandardise. « Les entreprises se sont totalement organisées de façon individuelle ; il n’est plus possible de continuer parler du modèle “de l’entreprise”, je ne sais pas ce que c’est », déclarait Dominique de Calan, délégué général adjoint de l’UIMM lors d’une conférence donnée en mars 1996 à l’Université de Paris 8 dans le cadre des « entretiens de l’aménagement du territoire ». Du « district industriel »[15] du nord de l’Italie au « bassin de travail immatériel en Région Parisienne »[16], c’est l’espace urbain qui devient l’espace productif, c’est la ville qui tend à devenir le nouveau collectif de travail[17]. Même les espaces les plus stigmatisés par le reflux de la ville industrielle apparaissent alors comme de possibles gisements de créativité[18].   Les capacités collectives, culturelles, sociales d’une popu-lation urbaine deviennent la matière vivante des « externalités positives » recherchées par les grandes entreprises. Elles deviennent aussi la matière vivante et consciente d’une production de richesse immatérielle qui de fait excède les capacités du marché. L’échange gratuit, la solidarité, l’entraide ne sont que marginalement inscrits à la comptabilité nationale, notamment lorsqu’ils passent par les nouveaux réseaux d’échanges électroniques. Pire : ils sont dans certains cas durement réprimés à la demande des entreprises qui voient là s’échapper la source d’une nouvelle « rente », non plus foncière, mais culturelle.   De tels bouleversements ont des conséquences de fond sur l’urbain, même si, dans un premier temps, l’inertie de la temporalité du bâti ou la rigidité des règlements d’urbanisme hérités des périodes précédentes ne laisse parfois que les marges urbaines comme espace d’émergence du nouveau[19]. Au fond, la ville s’ouvre sur elle-même dans le même temps où elle s’ouvre sur le monde et abolit triplement les frontières : les frontières nationales quotidiennement et massivement traversées par les échanges immatériels, les frontières entre le travail et la vie, les frontières entre le public et le privé.   Citoyens urbains dans les cités du monde  Les enjeux de l’organisation collective du territoire et du gouvernement des hommes s’en trouvent redisposés. « Le découpage politique de l’espace urbain constitue une dimension importante de la démocratie. La confrontation de la complexité de l’espace des société urbaines et des territoires politiques qu’on peut y rencontrer définit l’ampleur du décalage »[20] notait Jacques Lévy. François Asher affirme « l’urgence d’une nouvelle organisation territoriale de la démocratie »[21]. Mais c’est sans doute d’une nouvelle conception de la démocratie dont il est ici besoin comme le notaient Jacques Donzelot et Philippe Estèbe, voire d’une nouvelle conception du gouvernement au sens large du terme[22].   La citoyenneté et la souveraineté spécifiée par l’appartenance nationale, déclinée au niveau micro (la collectivité locale) ou articulée sur la scène « internationale », basée sur un principe de représentation délégataire et garantie par l’institution publique (l’État) semble trouver ses limites. Nous touchons du doigt ce que Michel Foucault suggérait : « l’État n’est peut-être qu’une péripétie de la gouvernabilité ». C’est l’ONU elle-même qui officiellement annonce en 1995 l’âge de « notre voisinage global », titre du rapport de la Commission de gouvernance globale. Globalité, proximité, gouvernance : tels sont les mots qui s’imposent pour signifier cette recomposition en cours et parfois en masquer des enjeux fondamentaux.   La sociologue américaine Saskia Sassen nomme « la ville globale » cette nouvelle articulation du global et du local, du monde et de la ville, des micro transformations et des déstabilisations générales du « pouvoir formel »[23]. Pour elle, en devenant l’enjeu concret du face à face du capital mondialisé et des populations précarisées cosmopolites, la ville est à la fois l’espace d’un affaiblissement des pouvoirs formels (notamment nationaux) et de l’ouverture de nouveaux espaces de politisation, de l’émergence de nouveaux sujets politiques agissant au niveau subnational comme au niveau supranational, qu’ils soient guerriers ou démocratiques. La ville globale est à la fois l’espace de l’émergence et de la multiplication de nouveaux acteurs sociaux collectifs démo-cratiques, des réseaux terroristes modernes[24] et des politiques de sécurité. Lieux de multiples possibles et de multiples dangers, les villes sont l’espace social et politique de la mondialisation. Il apparaît en effet de plus en plus clair que les recompositions productives de territoires offrent un nouveau rôle aux « gouvernements locaux » par une décentralisation généralisée des responsabilités qui ne les articule plus principalement à l’échelle nationale.   Voici près de trente ans que l’ONU, avec le lancement d’Habitat 1 (Conférence des Nations Unies pour les Etablissements Humains) à Vancouver en 1976, intervient dans la réflexion mondiale sur le développement urbain. Voici près de 10 ans, depuis Habitat 2 à Istanbul (3-14 juin 1996), que l’organisation interna-tionale a identifié les autorités locales urbaines comme des acteurs incontournables. C’est à Istanbul que l’Assemblée mondiale des villes et autorités locales (30-31 mai 1996) affirme : « la ville, comme lieu fondamental d’interactions et d’échanges sociaux, doit être reconnue comme l’établissement humain pivot, autour et au sein duquel vont se jouer de plus en plus la croissance et le développement durables, le bien-être et la cohésion sociale de la majorité des populations, la capacité d’adaptation et d’innovation technique, sociale, culturelle et politique, l’invention de notre avenir et une vision renouvelée du progrès de l’humanité et du devenir de nos civilisations[25]. »   En conséquence, cette assemblée réclame que « la place de la coopération directe entre villes et collectivités locales soit reconnue dans la coopération internationale (…) », « la Commission des Nations Unies pour les Etablissements Humains soit ouverte aux autorités locales (…) », « les associations nationales régionales, et internationales de pouvoirs locaux soient systématiquement associées, comme des partenaires-clé (…) » et que « la coordination permanente demandée par l’Assemblée Mondiale soit reconnue et considérée comme l’interlocuteur unique apte à négocier au nom des villes et d’autorités locales ».   Cette logique conduit l’assemblée générale des Nations Unies le 7 juin 2001 à adopter une déclaration sur « la décentralisation au profit des autorités locales et le partenariat avec la société civile identifiés comme des réponses à l’urbanisation de la pauvreté ».   Une telle émergence des villes sur la scène mondiale ne part pas de rien. Des pratiques de jumelage et de coopération décentralisées anciennes ont été à la source de la mise en place de réseaux de villes à l’échelle mondiale. L’Union internationale des villes et pouvoirs locaux (International Union of Local Authorities dit IULA) a été fondée en 1913 pour « promouvoir et unir les pouvoirs locaux démocratiques dans le monde » et s’emploie également à assurer la représentation et la prise en compte des intérêts des pouvoirs locaux par les organisations intergouver-nementales, notamment à travers les relations qu’elle entretient avec les Nations unies depuis la fin des années 1940. Depuis 1957, la Fédération mondiale des cités unies (FMCU), association de 1400 collectivités locales, réparties dans plus de 80 pays (principalement les pays du pourtour méditerranéen, l’Afrique subsaharienne et l’Amérique latine) développe une action en faveur de la paix, la promotion de la démocratie, l’autonomie locale et le développement urbain durable. Ces deux géants historiques en s’unifiant en mai 2004 à) Paris ont créé « Cités et gouvernements locaux unis » (CGLU).   Les villes motrices de ces regroupements partagent souvent depuis quelques années les soucis de l’innovation démocratique locale, du partage des expériences de démocratie participative à la promotion du budget participatif inventé par la plus célèbre d’entre elles, la ville de Porto Alegre au Brésil[26]. Cette dernière forme trio avec les villes européennes de Barcelone et de Saint-Denis[27] dans le parrainage du processus des Forums sociaux mondiaux puis continentaux, initiés à Porto Alegre en 2001. Ce réseau de villes, activement lié au mouvement dit « altermondialiste » naissant, trouve son espace et sa visibilité dans l’organisation, en marge des forums sociaux, de Forums des autorités locales[28]. Le Forum mondial des autorités locales a eu lieu à Porto Alegre en 2001, 2002 et 2003, et pour sa quatrième édition à Barcelone en mars 2004. Le forum européen des autorités locales a eu lieu à Florence en 2003, à Saint-Denis en 2004 et à Londres en 2005. Le FAL de Saint-Denis en 2003 qui a été sans conteste le plus important au niveau européen a ainsi réuni 850 participants de 17 pays européens, représentant 40 millions d’habitants des collectivités territoriales présentes, et une dizaine de pays non-européens.   C’est aussi autour des villes de Barcelone et Saint-Denis, avec l’appui de Porto Alegre notamment, qu’a été impulsée la rédaction d’une Charte européenne des Droits de l’Homme dans la ville. L’idée lancée par « l’engagement de Barcelone » (17 octobre 1998) pris par les 41 villes ayant participé à la Conférence Européenne des Villes pour les Droits de l’Homme a été concrétisée le 18 mai 2000, à Saint-Denis[29]. Ce texte, qui n’a bien sûr aucune valeur juridique mais qui engage ses signataires[30], pose les bases d’une nouvelle citoyenneté urbaine disjointe de sa définition nationale. L’article 1 annonce en effet que « la ville est un espace collectif appartenant à tous les habitants » et qu’en conséquences « les droits énoncés dans cette Charte sont reconnus à toutes les personnes vivant dans les villes signataires, indépendamment de leur nationalité. Elles sont désignées ci-après comme citoyens et citoyennes des villes ». Une conception neuve, à la fois résidentielle et transnationale de la citoyenneté urbaine, est ici tranquillement énoncée. Au-delà d’une déclaration de principe, cette conception est en fait déjà à l’œuvre dans les procédures de démocratie participative y compris les plus effectives, celle concernant le budget : la nationalité, voire pour les étrangers la régularité du séjour, n’est en aucun cas une condition de citoyenneté.  Altérité et nouvelles frontières On le voit, la ville monde contemporaine réactualise la disposition urbaine du pouvoir, du travail et de l’espace. Cette redisposition est en cours dans la pratique sur les territoires en subjectivité, dans les représentations communes ou concurrentes, voire conflictuelles de cet espace urbain, puisqu’aussi bien « la crise de la modernité serait mieux décrite comme une crise de l’altérité. Entre l’homogénéisation virtuelle de l’ensemble et l’individualisation des cosmologies, c’est la relation à l’autre, pourtant constitutive de toute identité individuelle, qui perd son armature symbolique[31].

1. Qui est « de la ville » ? Les tensions sociales urbaines manifestent très concrètement et parfois sur de « micro enjeux » comme dirait Saskia Sassen l’acuité de ce qui se joue aujourd’hui. Il en est par exemple ainsi de la question de l’appartenance et de l’altérité. Qui est « de la ville » et qui n’en est pas ? Question nationale d’abord qui se joue autour du débat public sur l’immigration et l’intégration, la présence et le statut de l’étranger. La Charte des droits de l’homme dans la ville, on l’a vu, congédie ces catégories au profit ce celle d’une appartenance multinationale, d’un cosmopolitisme assumé de la citoyenneté urbaine. L’un des adjoints de Ken Livingstone, maire du grand Londres déclarait ainsi en octobre 2004 devant le Forum européen des autorités locales : « nous avons 300 langues parlées dans le Grand Londres. C’est une richesse. Nous espérons en avoir plus bientôt… ». Cette posture est loin d’être consensuelle, et sans nul doute, d’autres traditions nationales, la culture républicaine française notamment, seront moins promptes à louer ce cosmopolitisme linguistique. Pour les migrants de la mondialisation, la frontière ne sépare plus matériellement des États. Géographiquement franchie en effet, cette frontière risque de suivre le migrant jusqu’au cœur de la ville où elle sépare maintenant le droit du non-droit, le régulier du clandestin[32].

Question urbaine ensuite : le sentiment d’appartenance des quartiers populaires et précarisés, le plus souvent périphériques en France à la production d’une urbanité commune n’est pas une mince question. À des politiques urbaines de désenclavement semble aujourd’hui succéder en France une politique de démolition qui au-delà du poids qu’elle fait peser sur la pénurie d’offres locatives, pèse très fortement sur la symbolique de la ville et construit une représentation de l’urbanité contre une partie de la population présente.   Question administratico-juridique encore, conséquence de cette même pénurie locative. Quand, dans une région comme la région Ile-de-France, il manque environ 300 000 logements pour faire face aux besoins d’habitat, « l’occupation sans droit ni titre », pour reprendre la juste expression juridique, devient un mode d’habiter de moins en moins marginal. C’est l’hébergement (amis, parents) pour ceux qui disposent de réseaux sociaux minimums. C’est le squat pur et simple pour ceux qui ne les ont pas et qui, pour des raisons de ségrégation ethnique des bailleurs, analysées par ailleurs, n’ont pas accès au logement social. Que faire de ces habitants « hors droit » dans la ville ? Sont-ils comptés comme « citoyens de la ville » lorsque, pour raison d’expulsion, la question de leur relogement se pose ? Leurs enfants sont-ils régulièrement inscrits dans les écoles comme la loi en fait obligation à l’administration ? Dans une ville comme Saint-Denis aujourd’hui, ces habitants-là sont plusieurs milliers et leurs enfants (régulièrement inscrits) forment sans doute l’équivalent de la population scolaire d’une école primaire. Qu’on la prenne par une entrée ou par une autre, cette question de l’appartenance et de l’altérité trace aujourd’hui des lignes de fractures presque plus culturelles que politiques au sens classique du terme. Si elle se concentre sur la question « pour se construire la ville doit-elle compter tout le monde ou au contraire construire son identité sur le refus de l’autre ? », en pratique, l’autre conjugue la figure du pauvre précaire et de l’immigré, c’est-à-dire le versant le plus populaire de la mondialisation en cours.  

2. Quelle est la nature de l’espace urbain ? La mise en jeu des frontières de la ville, frontières temporelles et spatiales du travail et du temps « libre » et familiales, frontières du privé et du public, soumet l’espace commun du territoire urbain à des tensions parfois exacerbées. Ces tensions prennent notamment le visage des enjeux de sécurité publique, qu’il s’agisse du « sentiment d’insécurité » ou de la matérialité des faits de délinquance et de violence sur les personnes. Dans les deux cas ce sont les catégories d’espace public comme espace de tranquillité et d’anonymat, et d’espace privé comme espace inviolable qui sont remises en cause. Et, dans les deux cas, c’est cette remise en cause qui en fait l’acuité subjective.   Il s’agit bien de distinguer les deux cas (sentiments et réalité matérielle) comme les deux faces d’une même question, très souvent en disjonction. Il n’y a pas de lien net de cause à effet entre les deux comme le montrent souvent les diagnostics locaux de sécurité établis après la création des Contrats locaux de sécurité en France en 1997. À Saint-Denis, l’un des quartiers les plus porteurs du sentiment d’insécurité est le quartier des Francs-Moisins, cité construite au début des années 70, tandis que le centre ville est vécu comme « sûr » par une majorité d’habitants. En termes de statistiques de faits et délits et notamment de délinquance sur la voie publique, la réalité est à l’exact opposé de la représentation, et le centre ville actuellement, un des quartiers les moins sûrs de la ville….. La clé du mystère tient sans doute au statut de l’espace urbain considéré. Par sa densité, sa polyfonctionnalité, le centre, qui accueille, dans la journée, de nombreux non-dionysiens de résidence, reste un espace public incontestable. La cité, comme tant d’autres cités, malgré ses apparences urbaines et ses vastes espaces libres, est subjectivement, pour ses habitants et pour les autres, un espace privé : l’anonymat n’y est pas de mise et « l’étranger » y est vite repéré[33].   À ce retrait des espaces urbains populaires de l’espace public partagé, répond aujourd’hui, sur tous les continents, le dévelop-pement d’une « résidentialisation » des quartiers moins populaires, c’est-à-dire d’une sorte de privatisation collective de l’espace public[34]. Serions-nous en train de revenir au temps des palais florentins, sanctuaires et forteresses privés des familles les plus puissantes qui laissaient la rue aux périls des émotions populaires ? Une ville à penser Il n’est donc pas possible aujourd’hui de penser la ville comme une sorte de catégorie invariante qui serait le simple cadre spatial de micro enjeux sociaux, de micro tensions, de nouvelles frontières locales, mis en quelque sorte « à l’échelle » d’une ethnologie urbaine. Pas plus qu’il n’est possible de la penser sociologiquement comme une catégorie construite socialement que les tensions contemporaines mettraient en crise et en désordre. La ville n’est ni un terrain neutre ni un idéal mis en danger par l’émergence du malaise des banlieues. Ce qui se joue aujourd’hui, au plus concret des affrontement sociaux et urbains locaux, dans les expériences diverses de gouvernance, ce n’est ni plus ni moins que l’intellectualité contemporaine de la ville, sa nouvelle figure anthropologique où se télescopent sans cesse des processus et des enjeux transnationaux et des enjeux de micro territoires. La ville monde reste pour l’essentiel à penser. Socio-anthropologie, N° 16, 1er sem. 2005, « Ville Monde » [1] Michèle de la Pradelle, « La ville des anthropologues », in La ville et l’urbain, l’état des savoirs, sous la direction de Thierry Paquot, Michel Lussault et Sophie Body Gendrot, Paris, La Découverte, 2000, p. 47.

[2] Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1993, p. 57. [3] Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Flammarion, 1994, p. 154. 

[4] Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983 (1962) : « La découverte commence avec la conscience d’une anomalie, c’est-à-dire l’impression que la nature, d’une manière ou d’une autre, contredit les résultats attendus dans le cadre du paradigme qui gouverne la science normale (…). Quand une anomalie semble être plus qu’une énigme de la science normale, la transition vers la crise, le passage à la science extraordinaire ont commencé. L’anomalie elle-même commence à être plus généralement reconnue comme telle par les divers spécialistes » (pp. 82-83).

 [5] Max Weber, La ville, Paris, Aubier, 1992 (1ère ed. 1921).

[6] Françoise Choay, L’urbanisme, utopies et réalités, Paris, Le Seuil, 1965.

[7] Dont les outils réglementaires français de l’après guerre et le zonage (ZUP, ZAC, ZI, ZAD…) constituent une sorte de paroxysme occidental.

[8] Michel Verret, L’espace ouvrier, Paris, A. Colin 1979.

[9] Pierre Veltz, Des lieux et des liens, politiques du territoire à l’heure de la mondialisation, Paris, L’Aube, 2004 et Suzanne Berger, Notre première mondialisation, Paris, Le Seuil, 2003.  [10] A la recherche de la ville perdue, C. Blanc-Coquand, C. Heudron, R. Le Gad [dir.], Paris, L’Harmattan, 1996.

 [11] Marc Augé, op.cit., p. 173.

[12] Alain Bertho, La crise de la politique, du désarroi militant à la politique de la ville, Paris, L’Harmattan, 1996 ; A. Bertho, M. Lazzarato, A. Negri, D. Rome, La Plaine Saint-Denis, projet urbain et pensée de la ville, rapport d’enquête, appel d’offre « Apprentissages collectifs et gestion urbaine », 1998, et « Plaine Saint-Denis et nouvelle pensée de la ville », par A. Bertho et M. Lazzarato, in Ville et emploi, le territoire au cœur des nouvelles formes du travail, coordonné par Evelyne Perrin et Nicole Rousier, Paris, L’Aube, 2000.

[13] Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, cours au collège de France, 1978-9, Paris, Le Seuil-Gallimard, 2004 

 [14] Pierre Veltz, Mondialisation, villes et territoires, Paris, PUF, 1997.

[15] M. Lazzarato, Y. Moulier Boutang, A. Negri, G. Santilli, Des entreprises pas comme les autres, Benetton en Italie, le Sentier à Paris, Publisud, 1993 ; Giacomo Becattini, « Le district industriel : milieu créatif », in Espaces et société, n° 66-67, 1991.

[16] A. Corsani, M. Lazzarato, A. Negri, Le bassin de travail immatériel dans la métropole parisienne, Paris, L’Harmattan, 1996 

[17] Thierry Baudoin, « La ville nouveau territoire productif », Multitudes, sept.2001. 

[18] Liane Mozère, Michel Peraldi, Henry Rey, Intelligence des banlieues, Paris, L’Aube, 1999. [19] Hélène Hatzfeld, Marc Hatzfeld, Nadja Ringart, Quand la marge est créatrice, les interstices urbains initiateurs d’emploi, Paris, L’Aube, 1998.

[20] Jacques Lévy, L’espace légitime, PFNSP, 1994, chapitre 12 : « Quel espace pour la démocratie urbaine ? », p. 361. 

 [21] François Asher, La République contre la ville, essai sur l’avenir de la France urbaine, Paris, L’Aube 1998, p. 193.

[22] Jacques Donzelot., Philippe Estèbe, L’État animateur, essai sur la politique de la ville, Paris, Ed. Esprit, 1994.

[23] Saskia Sassen, « L’État et la ville globale : notes pour penser l’inscription spatiale de la gouvernance », Futur Antérieur, 1995/4 ; « la nouvelle géographie politique », Multitude, novembre 2000 et La Ville globale, New York, Londres, Tokyo, Descartes, 1996.

[24] L’islam mondialisé, Paris, Le Seuil, 2002.

[25] Assemblée Mondiale des Villes et Autorités Locales, Istanbul, 30-31 mai 1996, Déclaration Finale.

[26] Marion Gret et Yves Sintomer, Porto Alegre, l’espoir d’une autre démocratie, Paris, La Découverte 2002, Catherine Foret, Gouverner les villes avec leurs habitants, éditions Charles Léopold Mayer, 2001 ; collectif, Porto Alegre, Les voix de la démocratie, Paris, Syllepse, 2003. [27] Cf l’article de Stéphane Anfrie dans ce même numéro de revue.

[28] Forums sociaux mondiaux de Porto Alegre (2001-2002-2003-2005) et Mumbay (2004) et parmi les forums continentaux surtout le Forum social européen : Florence (2002), Paris Saint-Denis (2003) et Londres (2004) en attendant Athènes (2006).

[29] www.droitshumains.org/Europe/Charte_des_DH.htm .

[30] Anvers, Badalone, Barcelone, Belfast, Berlin, Bordeaux, Bruxelles, Cornelià de Llobregat, Saint-Sébastien, Genève, Guernica, Gijon, Gérone, Granollers, Kirklees, Hospitalet de Llobregat, Ljubljana, Lérida, Logrono, Mataro, Nuremberg, Orléans, Palerme, Palma de Mallorque, Perpignan, Reading, Riga, Rome, Sabadell, Saint-Denis, Santa Coloma de Gramenet, Saint-Jacques de Compostelle, Stockholm, Strasbourg, Turin, Irun, Venise, Vitoria, Varsovie, Saragosse, Zgierz. 

[31] Marc Augé, op.cit. p. 87.

[32] Antonietta Marrucchelli, Ce que les migrants pensent des frontières, mémoire de maîtrise, Paris 8, 2004.

[33] Enquêtes menées par l’équipe de la Maîtrise de Sciences et techniques « Formation à la connaissance des banlieues » de l’Université de Paris 8, notamment l’enquête de 2002. [34] Alain Bourdin, Ariella Masboungi, Un urbanisme de mode de vie, Paris, Éditions du Moniteur, 2004, chapitre 2 « Un urbanisme de la sécurité ».

http://berthoalain.wordpress.com/colloques-et-seminaires/devenir-banlieue/

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