6 Août 2008
Problèmes Politiques et Sociaux, novembre 2007
La Documentation française
Le Grand Paris
Jean-Marc Offner
Avant-propos
« Habitants du Grand Paris, mes frères »... s'exclame André Morizet, maire de Boulogne-sur-Seine et auteur Du vieux Paris au Paris moderne, Haussmann et ses prédécesseurs, en... 19321. En 1913 déjà, le rapport de la Commission d'extension de la préfecture de la Seine indiquait : « Il existe un ‘Grand Paris', constitué à l'avance, pourvu d'une organisation administrative complète : le département de la Seine »2.
Près d'un siècle plus tard, le « Grand Paris » fait la couverture des gazettes. Des débats de l'Humanité au forum de la Tribune, les journalistes décryptent les « non-dits » de l'affaire, entre « petits calculs politiques » et complexité des « enjeux de fond ». Les années 2006 à 2008 resteront probablement une période clé de l'évolution institutionnelle de la ville capitale, de la région parisienne et de l'Île-de-France. En juillet 2006 est mise en place la Conférence métropolitaine de l'agglomération parisienne, sous l'impulsion de Bertrand Delanoë, maire de Paris, et de son adjoint chargé des relations avec les collectivités territoriales d'Île-de-France, Pierre Mansat. En octobre 2006, la Délégation interministérielle à l'aménagement et à la compétitivité des territoires publie un rapport d'expertise3 sur la Région urbaine de Paris, commandé à un architecte et un économiste. Produit d'un séminaire de recherche initié en 2003 par la Ville de Paris, l'important ouvrage Paris/Banlieues, conflits et solidarités, historiographie, anthologie, chronologie 1788-20064 sort au printemps 2007. Il veut « rompre avec une histoire des relations entre Paris et ses banlieues trop souvent marquée par une ignorance ou une défiance réciproques ».
La médiatisation va s'amplifier, malgré l'aridité apparente du sujet. En avril 2007, le supplément Paris - Île-de-France du Nouvel Observateur fait sa une sur « Paris-banlieues, le divorce »5 (l'hebdomadaire avait publié en 2005 une pétition d'architectes et d'universitaires en faveur d'un « pari métropolitain »). En mai, le dossier du Courrier international proclame Londres capitale du 21e siècle. L'éditorial propose diagnostic et remèdes pour le malheureux concurrent : « Paris peut-il se réveiller et sortir de sa torpeur muséale ? Sans doute. Pour cela, il faudrait ouvrir la ville, dans tous les sens du terme. La libérer du carcan du périphérique (en recouvrant en partie celui-ci) et englober les villes de la petite ceinture. Songez que la seule commune6 de Londres couvre 1580 km2, soit quinze fois plus que Paris, qui est limité à ses 105 km2 et à ses vingt arrondissements tels qu'ils furent définis en... 1860, il y a presque cent cinquante ans7 ».
En juin 2007, le Président de la République en appelle à « l'organisation des pouvoirs » dans la métropole parisienne, soulignant que « Paris est la seule agglomération de France à ne pas avoir de communauté urbaine ». Durant l'été, la mise en place des Vélib' dans Paris intra muros suscite l'ire ou l'envie d'élus et habitants de communes limitrophes de banlieue privées de ce nouveau système de déplacement. Nicolas Sarkozy intervient à nouveau à l'occasion de l'inauguration de la Cité de l'architecture et du patrimoine, en septembre, souhaitant une réflexion sur « un nouveau projet d'aménagement global du Grand Paris ». Depuis, la machine politique s'emballe ; la presse suit.
Mais une partie de l'histoire reste à écrire. Car si « les environs de Paris sont les plus beaux environs du monde » - comme le disait plaisamment Alphonse Allais - chacun en parle à sa manière. Les problèmes se mêlent inextricablement et les positions partisanes obscurcissent les débats, à force de fluctuations et de simplifications. De quoi s'agit-il donc au fond ?
L'aggiornamento d'un vieux dossier
Alors que depuis Philippe Auguste au début du 13e siècle, la ville débordait régulièrement de ses enceintes successives, les faubourgs s'incorporant au territoire municipal, Paris ne s'est pas étendu après 1860, date de l'annexion sous l'impulsion d'Haussmann de la « petite banlieue », communes comprises entre le mur des Fermiers Généraux (édifié à la fin du 18e siècle) et les fortifications de Thiers construites à partir de 1840.
Durant tout l'entre deux guerres pourtant, les propositions ne manquent pas pour réformer la gestion de l'agglomération parisienne, sous le modèle du comté de Londres ou du Gross Berlin. Mais les aléas de la vie politique, conjugués aux réticences de l'Etat à l'encontre d'un Paris trop puissant, laissent les projets dans les cartons. La lente institutionnalisation de la région parisienne, des années 1930 à aujourd'hui, va même réussir à faire oublier Paris !
Le dossier resurgit dans les années 1980. Grâce aux géographes : Jean Bastié et Michel Carmona consacrent leur thèse d'Etat au Grand Paris, tandis que Félix Damette et Pierre Beckouche en étudient le système productif. Autres spécialistes de la « spatialité », les architectes Roland Castro, Michel Cantal-Dupart et Antoine Grumbach offrent en 1983 à François Mitterrand une aquarelle du Grand Paris, dans le contexte de la mission Banlieues 89. Mais aucun des grands chantiers présidentiels ne franchit le périphérique. Un quart de siècle passe...
Quatre facteurs expliquent le dépoussiérage du dossier. Tout d'abord, il y a eu (enfin) prise de conscience de la double dynamique spatiale à l'œuvre depuis plusieurs années : desserrement de l'habitat, mais aussi des emplois, en première mais aussi en seconde couronne. Chacun constate en se déplaçant que les « parisiens » travaillent et vivent désormais aussi à Neuilly et Issy-les-Moulineaux comme à Gentilly, Montreuil et Saint-Ouen. Et chacun sait, sans même lire les résultats du recensement, qu'il existe une vie périurbaine en Île-de-France. Aujourd'hui, l'essentiel des grands projets urbains parisiens se trouve aux « frontières », boulevards des Maréchaux ou périphérique. Le Contrat urbain de cohésion sociale pour Paris (mars 2007) promeut les continuités urbaines vers les collectivités riveraines et la mise en place de quartiers intercommunaux. Le Schéma directeur de la région Île-de-France (Sdrif), soumis à l'enquête publique à l'automne 2007, a pris en compte la notion de « zone dense » de l'agglomération dès ses travaux préparatoires.
C'est ensuite la concurrence déclarée entre métropoles mondiales qui relance les interrogations sur les performances institutionnelles de la région parisienne. Parfois mobilisés de manière rapide, les exemples étrangers semblent mettre en accusation la mauvaise gouvernance parisiano-francilienne pour inviter à l'innovation institutionnelle. Les conclusions des chercheurs s'avèrent certes plus nuancées8, soulignant un manque de leadership et d'articulation entre sphères politiques et économiques plus qu'un déficit de gouvernement. Ils rappellent les échecs ou difficultés d'Amsterdam, Barcelone, Berlin, Milan, Montréal. Il n'en reste pas moins que les « bonnes pratiques » de Londres, Madrid ou Stuttgart cautionnent le souci réformiste.
En troisième lieu, la quête d'efficacité dans l'élaboration et la mise en œuvre de l'action publique s'intensifie à l'aune des priorités politiques : banlieues et inégalités socio-spatiales, développement urbain durable, précarité sociale et logement, compétitivité et innovation... Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que traiter ces questions « à la bonne échelle » suppose de s'affranchir des limites communales9.
C'est enfin la banalisation du système institutionnel parisien et francilien qui fait ressortir de manière plus incongrue encore l'isolement de Paris. L'élection de Bertrand Delanoë en 2001 signe la fin d'une époque marquée par une présence constante, bien que sous des formes variées, des instances centrales dans la gestion de la capitale. Dans le même temps, la loi Chevènement sur l'intercommunalité (1999) remporte un succès étonnant en Île-de-France : plusieurs communautés d'agglomération se créent en grande comme en petite couronnes. La Ville de Paris va alors, peu à peu, prendre langue avec ses « voisins de palier ». Un élu communiste est chargé des relations avec les collectivités territoriales d'Île-de-France, délégation délicate assurée avec doigté. Sous le titre suggestif d'Extra muros, une Lettre de la coopération territoriale est publiée. En 2002, le Pavillon de l'Arsenal accueille l'exposition Territoires partagés, l'archipel métropolitain : le centre d'information d'urbanisme et d'architecture de la Ville de Paris donne officiellement à voir l'au-delà du périphérique. Dans la même veine, ce sera en 2006 Paris en Île-de-France. Histoires communes10.
Cela n'empêche pas l'opposition municipale d'accuser le maire de Paris de « s'enfermer dans ses vingt arrondissements ». La politique des déplacements, semblant à la fois frapper d'ostracisme les automobilistes banlieusards et faire fi des indispensables coordinations spatio-temporelles avec les communes périphériques, donne du poids à cette opinion. Ces logiques d'action « localistes » se voient taxées d'égoïstes, face aux enjeux sociaux et économiques de la région urbaine : Paris-villages contre Paris-métropole. Réponse à cette controverse à la fois spécieuse (il est difficile d'attendre d'un élu local qu'il ne privilégie pas ses électeurs-habitants) et nécessaire (car soulignant l'inadéquation de l'architecture institutionnelle), la Conférence métropolitaine met de facto le Grand Paris sur les agendas politiques.
Mutations territoriales, compétition internationale, politiques publiques, coopérations intercommunales... Les arguments ne manquent donc pas pour proposer de « changer d'aire ». Observateurs impertinents11 et candidats12 passés ou futurs à la Mairie de Paris, chacun y va de ses propositions de réforme institutionnelle. Les élus de banlieue ne sont pas en reste. La blogosphère s'active, depuis déjà quelques années avec les sites de l'association pour la création d'un Grand Paris, de « Paris est sa banlieue », du blog de Pierre Mansat ; tout récemment avec l'ouverture par le Secrétaire d'Etat chargé des relations avec le Parlement, par ailleurs président du groupe Majorité présidentielle au Conseil régional d'Île-de-France, du site www.debat-grandparis.com. Roger Karoutchi compte ainsi alimenter la réflexion sur la loi-cadre qu'il souhaite proposer à l'automne 2008, après les élections municipales, pour donner au Grand Paris un statut juridique.
Par le hasard de circonstances concourantes et la nécessité de mutations structurelles, le dossier du Grand Paris est sorti des placards. Encore faut-il ne pas se tromper de siècle.
Enjeux contemporains : évidences et complexités
Les petites et grandes heures de la vie quotidienne effacent chaque jour un peu plus les frontières administratives. Le quotidien gratuit 20'' tient une rubrique Grand Paris. Les éditeurs de plans de villes proposent un atlas routier Grand Paris pratique. Des brochures d'agences immobilières regroupent sans état d'âme sous le chapeau « Ouest parisien » les arrondissements de l'ouest de Paris et les communes de Levallois-Perret, Neuilly, Boulogne, Issy-les-Moulineaux... La Chambre de commerce et d'industrie de Paris - compétente également pour les Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne - appelle depuis peu son magazine le Courrier du Grand Paris.
Les adresses postales « Paris La Défense » font de ce petit coin des Hauts-de-Seine un 21ème arrondissement. Le « royaume enchanté » de Disney, quant à lui, d'abord appelé EuroDisneyland, est désormais connu sous le nom de Disneyland Paris.
Paris n'appartient pas qu'aux parisiens, même si les plaques d'immatriculation et les numéros des lignes de bus continuent pour quelques temps encore à marquer la distinction. Salariés, entrepreneurs, consommateurs, usagers, touristes, le savent depuis longtemps. « Partout où l'on trouve une proportion notable d'habitants qui travaillent à Paris, achètent à Paris, s'amusent à Paris, on est toujours à Paris », écrivait Albert Guérard13, promoteur d'une Fédération régionale urbaine, en 1929. Cette évidence des interdépendances au sein de la région urbaine ne signifie pas pour autant une homogénéité des territoires. Entre Paris et la périphérie (mais aussi entre arrondissements parisiens), entre petite et grande couronnes, entre départements, entre communes, les différences, voire les ruptures, subsistent, voire se renforcent. Et cela concerne l'offre de transport, les comportements de déplacement, les densités, les modes d'occupation du sol, les paysages, les types d'emploi et les niveaux de chômage, les nuisances et les aménités, les ressources et les revenus...
Derrière le Grand Paris, se dissimulent en fait deux débats. L'un est commun à l'ensemble des grandes villes du monde. Comment gouverner des régions urbaines - des systèmes métropolitains - aux limites économiques floues, comptant plusieurs niveaux de collectivités locales, pour piloter des politiques publiques multi-acteurs et multi-échelles ? Ces interrogations concernent certes Paris mais surtout la Région Île-de-France. Les réponses sont à chercher du côté des documents d'urbanisme, des démarches de planification stratégique, des partenariats entre acteurs publics et privés, etc. Le design institutionnel peut constituer un atout pour ce faire, à l'instar du Grand Londres (Greater London Authority), instance faible dans un paysage institutionnel fragmenté mais doté d'un maire-entrepreneur charismatique. La réorganisation des territoires politico-administratifs n'est cependant qu'un outil parmi d'autres. Aussi, des chercheurs considèrent qu'une instance nouvelle serait une solution inadaptée aux difficultés de la gouvernance métropolitaine et que la fabrique institutionnelle a déjà fourni les instruments d'une régulation potentiellement efficace : départements aux compétences élargies, intercommunalités fortes et faibles (communautés d'agglomérations ou de communes, syndicats intercommunaux spécialisés), instances intercommunautaires sur des territoires de projet...
Mais il y a un second débat, spécifiquement parisien. Comment rompre l'isolement de Paris ? Comment en finir avec les strates accumulées - matérielles, politiques, administratives - de la frontière actuelle : les fortifications de 1860 ; le métro parisien de 1900, moins métropolitain que municipal ; la « ceinture rouge » dessinée par les résultats des élections législatives et municipales de 1924 et 1935 ; la « départementalisation14 » de Paris en 1964 ; le boulevard périphérique, décidé en 1953, construit à partir de 1960 et mis en service en 1973 ; les zones de la Carte orange... ?
Quel Grand Paris faut-il donc pour que la capitale intègre structurellement dans sa politique les enjeux métropolitains ? Où placer le curseur, entre le renforcement des coopérations entre Paris et les autres collectivités territoriales franciliennes, un minimum déjà engagé, et le rêve d' « une ville unique, cohérente et solidaire15 » ?
La question des limites du Grand Paris est déjà posée, peut-être trop précipitamment. Une carte de ses frontières potentielles circule (enquête sur le Grand Paris de La Tribune du 19 octobre 2007). A l'heure des organisations en réseaux, le bornage est-il encore de mise ? Albert Guérard, toujours visionnaire, précisait bien que son Grand Paris « ne s'étend pas, comme le Paris administratif, par anneaux concentriques. Il projetait autrefois des tentacules le long des routes : aujourd'hui, il les lance plus loin encore sous la forme de voies ferrées, avec des nodules ou des ganglions qui sont les gares16 ». Une préfiguration de l'archipel métropolitain !
De fait, les nécessaires recompositions territoriales ne sauraient obéir à une logique univoque. S'il y a tant de suggestions variées, des franges périphériques aux marges franciliennes, c'est d'abord parce que les thématiques mises en avant par les uns ou les autres ne sont pas les mêmes. Les nombreuses cartes proposées par Paul Chemetov et Frédéric Gilli le prouvent à l'envi : densités et centralités différent selon que l'on s'intéresse aux flux de circulation, au logement, aux entreprises high-tech... Il y a plusieurs zones denses, plusieurs espaces métropolitains, plusieurs échelles (superposées plus qu'emboîtées). La théorie17 l'affirme régulièrement, à chaque fois que le législateur croit obtenir à la fois la simplification du paysage politico-administratif et l'adéquation entre espaces fonctionnels et territoires institutionnels : l'optimum dimensionnel n'existe pas, car chaque activité possède son propre « bassin de chalandise ». On ne peut donc courir à la fois après la cohérence inter-sectorielle (une institution gérant à la fois la voirie et l'urbanisme commercial, par exemple) et la pertinence territoriale (adaptation à l'échelle de chaque service).
La réflexion d'aujourd'hui sur le Grand Paris ne saurait être celle des années 1920, qui ne connaissaient ni les continuité du bâti), ni les densités institutionnelles chères à la gouvernance territoriale contemporaine, mais des administrations locales confinées par l'Etat dans des rôles bien délimités. Ce qui a changé aussi, c'est la nature des politiques publiques qu'un éventuel Grand Paris devrait impulser et coordonner.
Quelles politiques d'aménagement ?
Le Sdrif, soumis à enquête publique du 15 octobre au 8 décembre 2007, oppose Droite et Gauche sur de grands dossiers emblématiques : l'extension de La Défense, le programme routier, les modalités de la production de logements... D'un côté, les tenants de l'économie globalisée (et de ses traductions physiques : quartiers d'affaire, aéroports, autoroutes) soumettant les enjeux sociaux et environnementaux à l'impératif de rayonnement international ? De l'autre côté, les militants d'une « alter-métropolisation » soucieuse d'éradication de « l'apartheid urbain » et de développement durable pour tous ? Derrière ces antagonismes schématiques, de vrais choix stratégiques restent à effectuer pour mettre en œuvre un projet métropolitain préoccupé de sa faisabilité.
On ne tranchera pas ici. Mais, puisqu'il est question de Grand Paris, soulignons la nécessaire subordination de l'institution à la nature des programmes que l'on souhaite intégrer dans une démarche globale. Si développer un transport collectif ferré en petite couronne est jugé prioritaire, cette rocade doit être mobilisée au profit de la densification des « faubourgs » et de l'implantation d'équipements collectifs. Une instance ayant compétence à la fois sur les transports et l'aménagement18 a alors toute son utilité. La « bataille » des tours y trouverait une issue, de même que la question de la nécessaire hiérarchisation des circulations en fonction de leur utilité socio-économique.
Le thème du développement économique, pour sa part, doit associer des sujets aussi éclectiques que l'accès aux emplois des catégories populaires, la réorganisation territoriale des pôles d'enseignement supérieur et de recherche, la réforme de la taxe professionnelle, la pondération entre confort résidentiel et attractivité logistique. En ces matières, la valeur ajoutée d'un Grand Paris par rapport à la Région ne saute pas aux yeux, dès lors qu'il convient surtout de réduire les « égoïsmes » municipaux.
Quant à l'avènement d'une mobilité urbaine durable, elle implique peut-être l'élargissement des compétences des autorités organisatrices de transport, afin que puisse mieux s'effectuer la coordination entre les décisions concernant les transports collectifs, les autres modes de transport public, l'aménagement de la voirie ou le stationnement. Elle suppose aussi, certainement, de favoriser l'émergence d'entités urbaines « cohérentes », pour reprendre les propositions19 d'économistes des transports, non pas tant par l'encouragement de telle ou telle forme urbaine (aspect morphologique) mais par la gestion des accessibilités (aspect fonctionnel), mesurées à l'aune du temps nécessaire pour atteindre emplois, commerces, équipements, etc. Non pas la ville « à portée de main », mais la ville des courtes distances-temps. Cet aménagement spatio-temporel, mobilisant la double manette des réseaux de transport et des localisations, pourrait trouver son portage institutionnel auprès des communautés d'agglomération ou des départements. Là encore, l'apport du Grand Paris semble réduit.
Utile apparaît en revanche le Grand Paris pour traiter les difficultés socio-économiques des quartiers de la politique de la ville. Améliorer la fluidité des bassins d'emplois, redessiner les cartes scolaires, assurer la continuité des espaces publics, mutualiser des services collectifs, installer les péréquations fiscales... tout cela passe par l'intercommunalité donc par le Grand Paris ; à défaut d'avoir vu se créer en Île-de-France des communautés d'agglomération « solidaires », associant villes riches et pauvres.
Cette métropolisation d'inclusion (selon l'expression du géographe Guy Burgel) fait aussi des banlieues les localisations prioritaires de futurs équipements de niveau métropolitain. A charge pour les architectes20 de proposer des projets ad hoc dans cet exercice de discrimination spatiale positive. (Roland Castro voulait mettre la Présidence de la République à Saint-Denis pour créer des centralités périphériques et « en finir ainsi avec la banlieue »). A charge pour l'Etat de participer à cet effort de changement de focal, par ses financements et ses décisions.
Intelligences collectives
Comment agir collectivement, de manière à la fois plus efficace et plus légitime, tel est le vrai défi. L'innovation institutionnelle ne constitue pas à cet égard, répétons-le, une panacée. Mais elle est, en certaines circonstances, féconde. Pour témoigner auprès des citoyens d'une mutation conséquente de l'action publique ; pour rebattre les cartes des engagements politiques locaux et, ainsi, métisser les points de vue ; pour conduire l'application d'instruments originaux ; pour créer les porteurs de thématiques et d'expertises inédites. Mieux que d'autres dispositifs de gouvernance, l'institution est susceptible d'apporter simultanément plus de légitimité et plus d'efficacité, à condition de construire des architectures organisationnelles à la fois simples et sophistiquées, pour assurer lisibilité et responsabilité tout en garantissant les articulations entre secteurs et entre territoires.
A travers les problématiques parisiennes, c'est d'ailleurs le processus de décentralisation dans son ensemble, avec ses succès et ses faiblesses, qui se voit interrogé. Alain Rousset21, déclarant qu'« il ne faudrait pas que le Grand Paris soit l'occasion de revenir sur la décentralisation », s'inquiète à juste titre mais sans doute pour de mauvaises raisons. Car il ne paraît pas illégitime que l'Etat développe une opinion sur le sujet, eu égard aux enjeux nationaux afférents mais aussi au blocage potentiel d'un jeu d'acteurs inévitablement structuré par les logiques territoriales de la représentation politique. Les bons motifs pour lesquels le Grand Paris remet en cause la décentralisation, ce sont les questions posées à l'équilibre actuel des pouvoirs locaux22 en France : la clause générale de compétence (loi municipale de 1884) interdisant la tutelle d'une collectivité sur une autre ; la réduction du millefeuille politico-administratif ; la division du travail public entre anciens (communes, départements) et modernes (intercommunalités, Régions) ; les modalités de relations avec l'Etat et avec l'Europe ; les formes de déconcentration des administrations centrales ; les cumuls de mandat, etc.
Cette montée en généralité permise par le cas parisano-francilien offre une raison supplémentaire de prendre au sérieux le Grand Paris, « en essayant de laisser la question des pouvoirs de chacun dans l'institution éventuelle à venir », comme Anne Hidalgo, première adjointe au maire de Paris, en exprimait récemment le souhait. Les pessimistes rappelleront que l'avènement d'un Grand Paris a échoué dans les années 1920-1930, mais aussi au début des années 1960, en partie parce que la Droite craignait une domination de la Gauche dans cette nouvelle instance. Certains redoutent ou espèrent aujourd'hui l'inverse. Et l'on entend parfois, au détour d'un propos, le bruit des calculettes additionnant les résultats des derniers scrutins pour livrer le nom du futur « maire » du Grand Paris. La métropole parisienne vaut évidemment mieux que ces exercices de prospective électorale, par ailleurs délicats, tant en ce qui concerne la nature de la fonction que les qualités du détenteur (voir l'étonnant succès du maire du Grand Londres, Ken Levingstone « le rouge »).
Les optimistes souligneront que prises de conscience, revirements, analyses des rapports de force, polysémie et logique du « coup parti23 » font du Grand Paris un projet désormais crédible. Des partisans de « l'alter-métropolisation » suggèrent que « la gauche francilienne devrait écouter M. Sarkozy »24. Dans son esquisse de projet pour les municipales de 2008 : Paris, un temps d'avance 2008 - 2014, Bertrand Delanoë écrit : « Aujourd'hui, la question de la création d'une structure de coopération intercommunale à l'échelle de l'agglomération parisienne est clairement posée. Nous sommes favorables à la naissance future de ‘Paris Métropole' ». Il propose « que les élus désignés en mars 2008 se réunissent dans le cadre d'assises de l'agglomération parisienne afin de déterminer un nouveau cadre institutionnel ainsi qu'un calendrier ». La Région Île-de-France, à l'initiative de son Président pourtant initialement peu enthousiasmé par l'arrivée potentielle d'un concurrent supplémentaire, a créé une commission sur le sujet, « Scénarii pour la métropole : Paris - Île-de-France demain ». Roger Karoutchi, lui aussi, « compte rapidement mettre en place des groupes de travail regroupant les maires et les conseillers généraux afin de réfléchir sur ce que pourrait être la future intercommunalité entre Paris et le cœur de son agglomération » (lettre d'octobre 2007 envoyée aux maires de petite et grande couronnes). D'autres25 suggèrent l'élaboration d'un « livre blanc à soumettre aux Parisiens (nes) et aux Banlieusards (des) en vue d'un réel débat public ». Enfin, le Président de la République a annoncé la tenue fin 2008 d'un Comité interministériel d'aménagement et de développement du territoire dédié à l'Ile-de-France.
Manifestement, les discours de la méthode s'avèrent pour l'heure quelque peu discordants. Mais la rapidité de la convergence des points de vue sur la pertinence du dossier laisse espérer qu'il en sera de même pour le processus de réflexion, de délibération et de décision. Les expériences étrangères témoignent de la nécessité d'un accord en la matière. Imposition par l'Etat d'une solution et oubli par les élus locaux du débat public signent l'échec des réformes.
Scénarios
Simple et compréhensible, la terminologie « Grand Paris » a les faveurs de la presse. Les acteurs politiques l'utilisent donc aussi, tout en affichant leur gêne : relent d'impérialisme, rappel de la traumatisante annexion de 1860. Mais il y a bien un Grand Londres, un Grand Lyon... Il ne faudrait pas en revanche que l'emploi standardisé de l'expression, renvoyant implicitement à des formats juridico-politiques banals, bride l'imagination. Car le Grand Paris a besoin de créativité institutionnelle. Ce principe d'une organisation sui generis semble du reste rallier les suffrages.
Un concours de dénomination a été lancé sur le blog parisbanlieue. Y sont proposés : Paris Métropole, Paris Capitale, District de Paris, Paris (tout court). Sur www.debat-grandparis.com. figurent Cœur de France, district fédéral de Paris. Si le nom ne désignait pas déjà une chaîne de télévision, Paris Cap' (pour capitale mais aussi pour Communauté de l'agglomération parisienne) aurait plutôt bien sonné !
L'exercice des scénarios, conclusion oblige, commande de rappeler, une dernière fois, que l'instauration d'une nouvelle institution n'épuisera pas le défi de l'action publique territoriale ; que cette institution sera ce qu'en décideront l'origine de ses budgets, le mode d'élection de ses responsables et la qualité de ses expertises. L'esprit humain préfère pourtant construire le décor avant d'y installer les accessoires, d'y convier les acteurs et de préciser la mise en scène.
Deux scénarios ont le bon goût de laisser inchanger voire de réduire le nombre d'échelons de gouvernement. La Région pourrait devenir un Grand Paris à l'instar d'une ville-Land allemande ou de la Communauté autonome de Madrid. Mais l'unité régionale reste à construire, les oppositions politiques entre départements ont exacerbé les clivages. De plus, on l'a vu, la zone dense - dans sa diversité - accumule des problèmes qu'elle ne partage pas avec la grande couronne. Enfin, cette solution ne change rien à l'introversion parisienne. Quant à un Grand Paris « simple et généreux26 » - une entité à la fois région, département et commune, les anciennes municipalités se transformant en arrondissements -, elle obéit à l'idéal d'unité et de proximité qui sommeille en tout philosophe politique. Mais elle doterait le chef de ce Grand Paris d'un pouvoir quasi absolu, incompatible avec l'expression des intérêts et l'appréhension des dynamiques spatiales. Il faut faire le deuil des solutions trop simples pour être honnêtes.
Il serait tentant d'adapter une forme juridique existante d'Etablissement public de coopération intercommunale en en modulant les paramètres en vigueur : fiscalité, compétences, mixité des partenaires. Certains évoquent une structure intermédiaire entre syndicat mixte, communauté d'agglomération et communauté urbaine, intégrant les communes, les départements, la Région et l'Etat. Ce scénario n'échappe cependant pas au reproche de l'imposition d'une strate supplémentaire de gestion. En outre, il autorise peu de souplesse, quant à la progressivité de la démarche (recommandée par les apprentissages collectifs à effectuer) et la flexibilité des limites comme des compétences (suggérée par le rythme des mutations et le temps des projets). Enfin, il ouvre la voie à une cohabitation à trois - maire de Paris, responsable du Grand Paris, président de Région - potentiellement conflictuelle.
Les controverses géopolitiques du moment utilisent souvent la notion de polycentrisme. Pour défendre un Grand Paris de la première couronne dense ; pour promouvoir le rôle des communautés d'agglomération à cette même échelle du cœur de la zone dense, qui associerait alors Paris et quelques grosses intercommunalités ; pour réaffirmer la vision polycentrique de l'aménagement régional. Paradoxale, cette mobilisation en faveur de modèles contrastés plaide là encore pour une géométrie variable.
La martingale institutionnelle doit faire coexister stabilité et souplesse. Osons une proposition : des syndicats intercommunaux ou mixtes (associant des communes et d'autres collectivités locales) intégrés dans une structure de « consolidation » (au sens de la consolidation d'un bilan). Aux syndicats (ou à des « agences » sectorielles), existants ou à créer, l'avantage de la flexibilité des membres, des périmètres, des compétences, de la durée. A l'instance intégrative, l'identité et la responsabilité. Cette institution inédite pourrait dans une première phase s'appuyer sur une reconnaissance technique et un adoubement politique, telle une Agence d'urbanisme présidée par un élu local. Il ne s'agirait pas de recréer un technocratique District de la région parisienne mais de laisser aux pouvoirs en place le soin de s'approprier les compétences de cette instance d'interface et de médiation : articulation entre échelles géographiques, coordination entre programmes sectoriels, grands projets urbains, évaluations transversales... La « consolidation » s'effectuerait par la participation des présidents des syndicats aux organes de décision de l'institution, les coordinations entre collectivités territoriales par des règles ad hoc de représentation de leurs exécutifs. Une institution de gouvernance plus que de gouvernement, légitimée par sa capacité à assister l'ensemble des maîtres d'ouvrage dans la conduite des politiques publiques ; l'atelier de montage du dessein métropolitain.
Jean-Marc Offner
Directeur du laboratoire Techniques, Territoires, Sociétés
(Latts ; CNRS, ENPC, université de Marne-la-Vallée)
Enseignant à l'Ecole des Ponts et à Sciences Po.
1 Cité dans Annie Fourcaut, Emmanuel Bellanger et Mathieu Flonneau (dir.), Paris/Banlieues, conflits et solidarités, éditions Créaphis, 2007.
2 Cité dans A. Fourcaut et al., op.cit.
3 Paul Chemetov et Frédéric Gilli, Une région de projets : l'avenir de Paris, DIACT, collection Travaux n°2, la Documentation française, 2007.
4 A. Fourcaut et al., op. cit.
5 Entretien avec Laurent Davezies, Nouvel Observateur Paris Ile-de-France, 19-25 avril 2007.
6 Il est en fait abusif de considérer le Grand Londres comme une commune. La Greater London Authority dispose certes d'un maire élu au suffrage universel direct mais elle est composée de 32 boroughs et de la City (qui a d'ailleurs son Lord Major). Par ailleurs, il n'existe pas de ville-centre, à proprement parler, dans la métropole londonienne.
7 Philippe Thureau-Dangin, Courrier international, 16-23 mai 2007.
8 Voir Bernard Jouve et Christian Lefèvre (dir.), Horizons métropolitains, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2004 ; Métropoles ingouvernables, éditions Elsevier, 2002.
9 L'Île-de-France comprend 1281 communes.
10 L'exposition a donné lieu à la publication d'un livre éponyme sous la direction de Bertrand Lemoine, aux éditions Picard et du Pavillon de l'Arsenal, 2006.
11 François Devoucoux du Buysson, responsable de la « lettre satirique d'information parisienne la plus lue sur le Web », le Perroquet libéré.
12 Voir les ouvrages de Claude Goasguen, Pierre Lellouche, Françoise de Panafieu, Philippe Seguin.
13 L'avenir de Paris, éditions Payot, 1929 ; cité dans A. Fourcaut et al., op.cit.
14 Par la loi du 10 juillet 1964, les départements de la Seine et de la Seine-et-Oise ont été découpés en sept départements : les Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis, le Val-de-Marne, les Yvelines, le Val-d'Oise, l'Essonne et Paris qui est à la fois une ville et un département, le département de Seine-et-Marne restant inchangé.
15 Jean-Paul Chapon, animateur du blog parisbanlieue.
16 L'avenir de Paris, 1929, op. cit.
17 Jean-Marc Offner, « Les territoires de l'action publique locale », Revue française de science politique, février 2006.
18 L'association des compétences concernant le droit du sol, la voirie et la circulation présente des difficultés juridiques non négligeables, mais communes à l'ensemble des agglomérations françaises.
19 Voir Emre Korsu et Marie-Hélène Massot, « Rapprocher les ménages de leurs lieux de travail : les enjeux pour la régulation de l'usage de la voiture en Île-de-France », Les Cahiers scientifiques du transport n° 50, 2006 ; Marie-Hélène Massot et Jean-Pierre Orfeuil, « La contrainte énergétique doit-elle réguler la ville ou les véhicules ? », Les annales de la recherche urbaine n° 103, 2007.
20 Voir l'exposition « Dehors Paris » à la Maison de l'architecture en Île-de-France, qui présente une centaine de projets de bâtiments en banlieue parisienne (novembre 2007).
21 « La France a-t-elle besoin d'un Grand Paris ? », La Tribune, 17 octobre 2007. A. Rousset est Président de la région Aquitaine et de l'Association des régions de France.
22 Voir les propositions de Philippe Dallier (Observatoire sénatorial de la décentralisation) : Bilan et perspectives de l'intercommunalité. Ce rapport de 2006 suggère de « repenser l'échelon cantonal et l'échelon départemental en Île-de-France et envisager la création d'une communauté territoriale urbaine sui generis pour Paris et sa [petite] couronne ».
23 Des processus d'anticipation s'enclenchent, ainsi l'élue Verte de Paris Anne Le Strat estimant que la fin des délégations de la distribution de l'eau au secteur privé permettrait à terme de « développer une politique de l'eau à l'échelle du Grand Paris ».
24 Guy Burgel « Le Grand Paris ? Chiche », Le Monde, 13 juillet 2007.
25 Pierre Mansat et Francis Rol-Tanguy (ancien Directeur régional de l'Equipement d'Île-de-France), « Grand Paris. Posons les vraies questions », Nouvel Observateur Paris Ile-de-France, 18-24 octobre 2007.
26 Proposition d'un internaute, Sébastien Dugauguez, sur Agora Vox, « le media citoyen ».