1 Juillet 2021
Loi terrorisme et renseignement : une « nuit noire pour les archives »
01 juillet 2021 | Par Jérôme Hourdeaux
Malgré l’opposition d’une bonne partie de sénateurs présents, la majorité a réussi à faire voter l’article 19 du texte qui permettra aux services de renseignement de s’opposer à la déclassification de certains documents pour une durée illimitée.
Plusieurs associations d’archivistes et d’historiens ont accusé les sénateurs d’avoir fait tomber une « nuit noire sur les archives » en adoptant dans la nuit du mardi 29 au mercredi 30 juin le projet de loi relatif à la prévention des actes de terrorisme et au renseignement.
« Le moment est historique pour les archives : pour la première fois en France, une loi ferme l’accès au archives publiques », alerte même solennellement dans un communiqué le collectif Accès aux archives publiques regroupant l’Association des archivistes français (AAF), l’Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche (AHCESR) et l’Association Josette et Maurice Audin, qui milite pour l’accès aux archives de la guerre d’Algérie.
Les dispositions qui inquiètent tant archivistes et historiens sont inscrites à l’article 19 du projet de loi qui modifie les conditions d’accès aux archives protégées par le secret défense. Jusqu’à présent, celles-ci étaient communicables au bout de 50 ans, hormis les archives relatives aux armes de destruction massive. Le texte introduit quatre catégories pour lesquelles il n’existera plus aucun délai.
Ce sont les services concernés qui évalueront si les documents pourront être communiqués sans danger pour la sécurité nationale. Ce sera le cas pour les documents relatifs aux plans d’infrastructures militaires ou civiles sensibles tant que celles-ci sont en activité, au matériel de guerre tant qu’il est utilisé sur le terrain et aux moyens de dissuasion nucléaire.
Enfin, la quatrième catégorie est celle qui suscite le plus d’inquiétudes. Les services pourront refuser de communiquer les documents relatifs aux « procédures opérationnelles ou des capacités techniques des services de renseignement » et ce « jusqu’à la date de la perte de leur valeur opérationnelle ».
Une formulation extrêmement floue qui permettra en théorie aux services de renseignement, qui seront les seuls à évaluer la « valeur opérationnelle » des documents, de refuser de communiquer les documents sans aucune limite de durée.
« C’est une loi de fermeture, affirme Céline Guyon, présidente de l’AAF et maîtresse de conférences à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (ENSSIB). Pour les archives des services de renseignement, on crée une forme de délai indéterminé d’incommunicabilité des fonds. Des documents qui étaient accessibles ne le seront plus et d’autres qui ne l’étaient pas encore ne le seront jamais. »
« Le vote de cet article 19, c’est une victoire du lobby sécuritaire au sein de l’État français et du gouvernement, accuse même l’historien Fabrice Riceputi, spécialiste de la guerre d’Algérie et animateur des sites histoirecoloniale.org et 1000autres.org. L’objectif principal est que les services de renseignement prennent la main sur les archives. Ils en rêvaient depuis longtemps. Désormais, ils pourront décider à leur guise de la rétention des archives. C’est une prise de pouvoir des services. »
Lors des discussions publiques au Sénat, la ministre des armées Florence Parly a pourtant défendu un texte visant à « faciliter l’accès des citoyens aux archives classifiées de plus de 50 ans ». Elle a mis en avant une autre disposition du texte : « Les mesures de classification prendront automatiquement fin au-delà de 50 ans. L’absence d’un tampon de déclassification ne sera plus un obstacle », a assuré Florence Parly.
Une « concession » qui, pourtant, met en colère les archivistes et historiens. « Florence Parly a menti aux parlementaires qui n’y connaissent rien aux affaires d’archives », s’agace Fabrice Riceputi. Le vote de l’article 19, ajouté à la loi terrorisme et renseignement par le gouvernement, est en effet une étape supplémentaire dans un conflit opposant chercheurs et le gouvernement depuis plusieurs mois. Et dans le cadre duquel les propos de la ministre peuvent effectivement être perçus comme une provocation.
Jusqu’à il y a encore quelques années, archivistes et historiens travaillaient sous un régime juridique qui les satisfaisait globalement. « La toute première loi sur les archives date de 1979, explique Céline Guyon. Elle a fixé la philosophie générale consistant à s’appuyer sur des délais déterminés au-delà desquels un document est communicable. » Le délai était alors de 60 ans, avec diverses exceptions.
« Puis, il y a eu la loi du 15 juillet 2008, qui était une loi d’ouverture des archives, reprend Céline Guyon. Elle a eu un double effet. Tout d’abord, désormais, les archives sont communicables de plein droit après 50 ans à compter du document le plus récent dans le dossier. Ensuite, elle a inscrit pour la première fois dans la loi le principe de “libre communicabilité”. » La seule exception concerne les armes de destruction massive, dont les documents restent incommunicables.
Durant plusieurs années, ce système a fonctionné tant bien que mal et permis certaines avancées en matière de recherche historique. Puis, en 2011, le gouvernement rompt cet équilibre en publiant une nouvelle version de son instruction générale interministérielle (IGI) sur la protection du secret à la défense nationale.
Les IGI sont des documents habituels pour les archivistes. « Mais, jusqu’à présent, ils ne traitaient quasiment pas de l’accès aux archives secret défense, explique Céline Guyon. C’était un article parmi 400 pages. Puis, en 2011, a été introduit l’article 63 qui impose une procédure de déclassification avant de pouvoir communiquer des documents. »
Pour comprendre ce qu’implique ce changement, il faut savoir qu’au sein des archives, les documents, qu’ils soient classifiés ou non, sont regroupés par période dans des cartons. Ainsi, avec la procédure introduite en 2011, si l’on veut une série de documents, « il faut ouvrir le carton et regarder chaque document pour voir s’il est classifié », détaille Céline Guyon. Si c’est le cas, « c’est indiqué par un tampon », reprend l’archiviste. Alors, « pour pouvoir y accéder, il faut que l’autorité émettrice appose un contre-tampon indiquant qu’il a été déclassifié. Il y a des mois et des mois de délai d’attente ».
Pourtant, dans un premier temps, la nouvelle consigne n’est pas appliquée. Elle ne commence à l’être progressivement qu’à partir de 2013-2014 par certaines archives. Mais, à la fin de l’année 2019, « le service historique de la défense s’est mis à appliquer l’IGI. Ce qui a conduit en pratique à la fermeture de ses archives », reprend Céline Guyon. Cette décision a été un séisme dans le monde de la recherche, notamment en raison de l’importance et de la sensibilité des archives concernées. « Ça représente des dizaines de milliers de cartons, estime Céline Guyon. Ça remonte à 1934, cela veut dire que, par exemple, le débarquement est concerné. »
En janvier 2021, le collectif Accès aux archives publiques avait saisi le Conseil d’État afin de lui demander l’annulation de l’IGI. Or, le mercredi 16 juin, le rapporteur public a rendu des conclusions particulièrement sévères pour le gouvernement et demandé l’annulation pure et simple de la nouvelle procédure. Celle-ci, soupçonne même le magistrat, « semble avoir été inventée pour les besoins de la cause en 2010, lorsque le gouvernement s’est rendu compte que les archives de la guerre d’Algérie allaient tomber progressivement dans le domaine public ».
Si l’avis du rapporteur public n’est que consultatif, le gouvernement a donc tout de même de fortes chances de devoir faire marche arrière. C’est d’ailleurs ce que fait l’article 19 en levant l’obligation de déclassification, mais tout en offrant la possibilité aux services de renseignement de transmettre ou non le document. Aussi le collectif a-t-il peu apprécié que la ministre présente comme une avancée une mesure qui est de toute manière illégale et sur le point d’être censurée par le Conseil d’État. « La parole politique perd tout sens quand une loi qui prolonge de manière indéfinie les délais d’accès aux archives publiques est qualifiée de “loi d’ouverture” », dénonce-t-il ainsi dans son communiqué.
Les inquiétudes des historiens et archivistes ont été largement relayées au Sénat par des élus de tous bords. « Cet article a été introduit dans le texte sans avis du ministère de la culture, qui est pourtant le ministère de référence sur les archives, a ainsi pointé la sénatrice centriste Catherine Morin-Desailly, qui avait été par ailleurs la rapporteuse de la loi de 2008. Il marque un recul historique. »
« La notion de “valeur opérationnelle” est vague et ferme de fait tout un pan des archives, a de son côté dénoncé la sénatrice écologiste Esther Benbassa. Le monde du renseignement continue à utiliser certaines techniques développées par le bureau central de renseignements et d’action (BCRA) du général de Gaulle. Des champs entiers de l’histoire ne pourront plus être étudiés : comment faire l’histoire de la guerre d’Algérie ou de la Résistance sans archives ? »
Cinq groupes politiques – le Rassemblement démocratique et social européen, l’Union centriste, les socialistes, le groupe communiste et les écologistes – ont même déposé des amendements similaires afin de tenter de modifier le texte. L’opposition a été, à plusieurs reprises, en position de faire adopter certains d’entre eux en raison d’un plus grand nombre d’élus présents dans l’hémicycle. Mais, à chaque fois, la majorité a eu recours à la procédure du « scrutin public » qui permet à un sénateur de représenter l’ensemble de son groupe.
Les chercheurs ont également reçu le soutien de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), dont le président, Jean-Marie Burguburu, a écrit au premier ministre le 16 juin pour demander le retrait de l’article 19. « La CNCDH ne peut que partager les préoccupations exprimées par les archivistes, historiens et juristes face à ces exceptions floues et de grande ampleur », y écrivait-il.
Il y a désormais peu de chances que l’article 19 soit modifié lors de son passage en commission mixte paritaire, prochaine étape de son processus législatif. Le dernier espoir des archivistes et historiens repose donc sur une éventuelle saisie du Conseil constitutionnel. La mesure pourrait en effet être contraire à l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui garantit l’accès de tous aux documents administratifs.
« Les archives sont des sources primaires pour les historiens, mais ce sont aussi des documents qui permettent à tout citoyen de connaître et comprendre les choix faits par ses gouvernants dans le passé », rappelle Céline Guyon.
En attendant, les professionnels sont dans l’attente. « Pour un carton qui a 50 ans, sur par exemple une centaine de documents, il peut n’y en avoir que trois qui seront communicables, prévoit l’archiviste. Ou l’inverse. Il faudra ouvrir tous les cartons et vérifier chaque document. Cela va prendre des années et ce n’est pas automatisable. » « C’est une situation ubuesque qui va continuer et qui va rendre fous les archivistes », acquiesce Fabrice Riceputi.
« J’ai publié sur mon site des documents ayant été tamponnés par les services de renseignement dont je ne sais pas s’ils sont devenus incommunicables, s’inquiète de son côté l’historien. Personne ne sait ce que les administrations ont décidé. C’est l’arbitraire le plus total. »
« Il y a tout un contexte à ce qu’il se passe, poursuit-il. C’est passé un peu inaperçu, mais quand Emmanuel Macron a fait sa déclaration sur Maurice Audin [le 13 septembre 2018, le président de la République a reconnu la responsabilité de l’État dans le meurtre du militant anticolonialiste par l’armée française en 1957 – ndlr], il y a eu au sein de l’armée des réactions scandalisées. Certains lui ont reproché d’appeler à la délation. C’est significatif d’un état d’esprit. »
« Il y a un fantasme qui doit exister, même chez le gouvernement et les parlementaires, de secrets extraordinaires qui seraient dissimulés dans les archives, explique encore Fabrice Riceputi. Ce ne sont que des fantasmes. En revanche, dissimuler les archives, ça peut servir aux services à cacher leurs dysfonctionnements. » « En fonction des orientations des politiques des majorités au pouvoir, poursuit-il, on pourrait également imaginer d’interdire l’accès aux archives relatives aux crimes commis dans les colonies ou celles relatives à la collaboration. »
« Déjà, faire définir l’accès aux archives, qui est un droit démocratique essentiel reconnu depuis la Révolution, dans une loi sur le terrorisme, c’est dingue, dénonce encore l’historien. « Et, en plus, ce texte, c’est la victoire de la raison d’État. »