26 Janvier 2021
Gilles Manceron
Emmanuel Macron a accusé réception, le 20 janvier, du rapport qu’il avait demandé à l’historien Benjamin Stora sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie. Aucun des présidents de la République qui l’ont précédé depuis 1962 n’a affronté cet enjeu mémoriel.
Le général de Gaulle s’est employé à détourner les Français de cette page douloureuse de notre histoire en ravivant la mémoire de la Résistance incarnée par Jean Moulin et les martyrs du mont Valérien, et a renoncé, en juin 1968, à ce que l’amnistie ne s’applique pas à tous les actes des jusqu’au-boutistes de l’Algérie française responsables du putsch de 1961 et des crimes de l’OAS (pour Organisation de l’armée secrète). Georges Pompidou a voulu faire oublier les temps où « les Français ne s’aimaient pas ». Valéry Giscard d’Estaing a réintégré dans sa majorité une partie de la droite antigaulliste qui n’avait pas accepté l’indépendance de l’Algérie.
Elu président, François Mitterrand s’est tenu à l’écart de cet épisode de la décolonisation où il n’avait pas été particulièrement lucide comme ministre de l’intérieur en 1954, et, où, bien avant de promouvoir l’abolition de la peine de mort en 1981, il l’avait préconisée largement comme ministre de la justice du gouvernement Guy Mollet. Jacques Chirac a échoué dans son pari impossible d’obtenir à la fois un « traité d’amitié » avec l’Algérie et une loi enjoignant aux enseignants de montrer les « aspects positifs de la colonisation ». Nicolas Sarkozy a fait du « refus de la repentance » l’un de ses thèmes favoris. Enfin, François Hollande – malgré les conseils de Benjamin Stora – n’a fait sur ce sujet que de petits gestes trop timides.
Emmanuel Macron, lui, s’en est distingué, avant même son élection, en 2017, en s’en prenant au système colonial lors d’un déplacement à Alger, puis en affirmant à plusieurs reprises au début de sa présidence vouloir s’atteler à cet enjeu mémoriel qui entrave les relations entre les deux pays.
Le rapport que Benjamin Stora a remis au président a le mérite d’aborder les traces des mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie dans la France d’aujourd’hui qui polluent aussi la perception idéologique d’une partie des problèmes de la société française. Il pointe le fait que, dans les années 1960 à 1980, il fallait en France « oublier » l’Algérie, effacer, pour certains, le traumatisme de l’exil, dépasser, pour d’autres, les sentiments de honte ou de culpabilité. Tandis que l’évolution autoritaire de l’Algérie indépendante plongeait la fraction minoritaire de l’opinion qui avait soutenu l’indépendance dans un état de sidération.
Dans le même temps, le ressentiment de ceux qui avaient voulu maintenir à n’importe quel prix l’Algérie française, même s’il n’a osé s’affirmer dans l’espace politique qu’au milieu des années 1980, restait d’autant plus vif qu’aucune autorité française n’avait le courage de déconstruire les idées reçues et les mythes sur lesquels le système colonial avait été édifié. Après 1991, la guerre intérieure algérienne et son cortège de violences ont renforcé dans l’opinion l’illusion d’avoir eu raison à l’époque coloniale et que le fanatisme religieux n’était qu’une réédition de la guerre d’indépendance menée par les nationalistes.
Le grand mérite du rapport de Benjamin Stora est de revenir sur cette mémoire française, occultée et faussée par des stéréotypes. Et de mettre en évidence l’éclatement des groupes mémoriels constitués à partir de ces épisodes, dont ceux des rapatriés et des personnes issues de l’immigration algérienne sont les principaux.
Il restitue la lente remontée de cette histoire, ponctuée par l’introduction dans la loi, en 1999, des mots « guerre d’Algérie » à la place du terme « événements » utilisé à l’époque, et, dans les années 2000, par la résurgence dans la presse du débat sur la torture, suivi d’un essor sans précédent des études historiques grâce aux travaux de jeunes chercheuses et chercheurs nés après la période qu’ils étudiaient.
Benjamin Stora écarte l’illusion d’écrire une histoire commune, en raison des divergences profondes dans la construction des deux imaginaires nationaux. Il récuse, comme la presque totalité des historiens, le concept de « repentance ». Ce qu’il suggère, c’est un travail de reconnaissance, et d’abord de faits précis qui ont marqué la période coloniale. Comme le déplacement et le déracinement de 2 millions de paysans algériens dénoncé en son temps par le jeune énarque Michel Rocard ; la mise en place des « zones interdites », où aucun Algérien ne pouvait circuler sous peine d’être abattu ; l’utilisation du napalm, qualifié alors de « bidons spéciaux » ; la pose de milliers de mines antipersonnelles qui ont tué ou estropié des milliers de jeunes Algériens ; la contamination des populations sahariennes par les essais nucléaires commencés en 1960 ; la pratique massive de la torture et des disparitions forcées ; la mise en place de centres de rétention administrative où étaient détenus des milliers d’Algériens sans jugement.
Tous ces cas, en particulier celui des « disparus » qui est l’objet du site internet 1000autres.org, pourraient faire l’objet d’investigations par des commissions de chercheurs d’une rive à l’autre de la Méditerranée pour mieux les documenter. L’enjeu est de permettre à la jeunesse des deux pays de s’approprier ce passé.
Pour cela, la question de l’accès aux archives est centrale. Outil du travail historique, elles doivent échapper au contrôle des deux Etats. Le discours officiel de la France, longtemps maintenu, sur le rapatriement des archives dites de « souveraineté » laissant aux Algériens les archives dites de « gestion », ne correspond plus à la réalité. Ces archives sont un patrimoine commun aux citoyens des deux pays. Benjamin Stora suggère qu’un comité commun propose des dispositions pour faciliter la circulation des chercheurs entre les deux pays.
Dans la déclaration qu’Emmanuel Macron avait remise, le 13 septembre 2018, à Josette Audin, où il reconnaissait la responsabilité de l’Etat dans l’assassinat de son mari, le jeune mathématicien communiste algérien, Maurice Audin, par des militaires français qui le détenaient à Alger en 1957, le président avait annoncé l’ouverture à la libre consultation des archives. Or c’est le contraire qui s’est produit depuis deux ans sous sa présidence. Le 15 janvier, les associations qui avaient déjà demandé au Conseil d’Etat de permettre, conformément à la loi, l’accès de plein droit aux archives antérieures à 1971, ont déposé un nouveau recours.
Gilles Manceron est historien spécialiste de l’histoire coloniale de la France, membre du comité central de la Ligue des droits de l’homme. Il est notamment l’auteur de 1885 : le tournant colonial de la République (La Découverte, 2007) et Les harkis, histoire, mémoire et transmission, avec Benoit Falaize (dir.) et Fatima Besnaci-Lancou (Editions de l’Atelier, 2010). Animateur de l'Association Josette et Maurice Audin
#archives #algerie #memoire #histoire #rapportstora #stora #guerredalgerie