Une assertion qui est n'est pas partagée au sein de son propre ministère, loin s’en faut. Mediapart a en effet obtenu des notes émises par les plus hauts gradés de la gendarmerie nationale et de compagnies républicaines de sécurité (CRS), qui alertent solennellement sur l’irrégularité et la disproportion de l’usage de la force ordonnée par le préfet Didier Lallement.
Le 20 mars 2019, il y a presque un an, Didier Lallement a été nommé préfet de police de Paris, avec le soutien de l'Élysée. Et avec une nouvelle doctrine définie par le ministre de l'intérieur lui-même dans son discours d'intronisation : « Une stratégie de mobilité, de réactivité, de contact, d'interpellations » tout « en assumant. En assumant, oui, les risques que cela comporte ».
La gendarmerie nationale, elle, n'assume plus. Dans des notes de septembre 2019 auxquelles Mediapart a eu accès, de hauts responsables de la gendarmerie en charge du maintien de l'ordre jugent les pratiques du préfet Lallement, invitant ses troupes à « impacter » les manifestants, « légalement douteuses et aux conséquences politiques potentiellement néfastes » avant de conclure qu’elles sont« contraires à la législation ainsi qu’à la réglementation en vigueur ».
Ayant pour objet « l’emploi de la Gendarmerie mobile au maintien de l’ordre au profit de la préfecture de police », ces documents font le bilan à la fois des ordres donnés en amont des journées de mobilisation et de leurs mises en œuvre sur le terrain.
Y est relatée une réunion du 20 septembre 2019, organisée à la préfecture en vue des opérations prévues le lendemain à Paris, pour encadrer la mobilisation des « gilets jaunes » et la marche pour le climat. En présence d’une vingtaine de personnes parmi lesquelles des commandants de police, des commissaires et des officiers, il est « clairement indiqué que l’on doit “impacter” les groupes ».
Ces directives de la préfecture de police consistant à « impacter » ont ulcéré des responsables de la gendarmerie engagés dans les opérations. Ils décrivent ces ordres d'aller au contact des manifestants sans nécessité apparente comme « volontairement dérogatoires aux dispositions des articles L 211-9 et au R 211-13 du CSI [code de sécurité intérieure] », selon lesquelles l’emploi de la force ne l’est qu’en absolue nécessité et la force déployée doit alors être proportionnée au trouble à faire cesser.
Non réglementaires, ces ordres ont cependant été mis en œuvre ainsi que le rapporte ce document. En effet, au lendemain de la réunion, le samedi 21 septembre, au cours des opérations de maintien de l’ordre, à Paris, il a été « constaté des emplois disproportionnés de la force, conformes aux directives de la veille ».
La suite des observations reste tout aussi préoccupante : « À plusieurs reprises, la PP [préfecture de police] a ordonné des manœuvres d’encagement, consistant à fixer l’adversaire. Ceci contrevient aux dispositions légales et réglementaires. » L’« encagement » est un dispositif habituellement employé pour encadrer un groupe de supporters et les conduire d’un point à un autre, afin d’éviter tous risques de heurts.
L'« encagement » est également appelé nasse. Ce système, utilisé par les forces de l’ordre, consiste à encercler un certain nombre de personnes et à les confiner. Il doit néanmoins laisser une échappatoire.
« L'encagement ou la nasse, précise une source proche du dossier, se font souvent en fin de manifestation pour procéder notamment à des interpellations. Il s'agit de fixer c'est-à-dire immobiliser dans un lieu, une rue ou une place fermée et quadrillée par des policiers. Mais ainsi qu’il est précisé dans le document de la gendarmerie nationale, « il convient dans toute opération de maintien de l’ordre de laisser une échappatoire à l’adversaire ». Or, selon le modus operandi du préfet, les manifestants sont parqués, « encagés » sans issue de sortie et les grenades de gaz lacrymogène y sont souvent massivement utilisées.
Les gendarmes responsables du maintien de l'ordre sont catégoriques : « De telles pratiques sont contraires à la législation ainsi qu’à la réglementation en vigueur », citant non seulement le code de la sécurité intérieure mais également le code pénal.
Cette législation a d'ailleurs été rappelée par le ministère de l'intérieur à l'ensemble des responsables dont le préfet, dans un télégramme du 13 septembre 2019, précisant qu’en cas d’intervention, il est nécessaire de préserver pour les manifestants des « itinéraires de dispersion ou d’échappement ».
Les conclusions de la gendarmerie sont sans appel : telle qu'ordonnée par Didier Lallement, cette technique est « de nature à exaspérer la population et à nourrir un sentiment de défiance vis-à-vis du pouvoir et des forces de l’ordre » mais surtout elle est « susceptible de générer des mouvements de foule, potentiellement dangereux ».
Mais rien n'y fait : le préfet se dispense de respecter la législation ainsi que les consignes de son propre ministère. De facto, il met en danger les manifestants et place hors la loi les forces de l’ordre.
« Ça a commencé à dégénérer quand les Brav ont commencé à intervenir »
Un autre document que Mediapart a pu consulter, dénonce également la dangerosité de cette pratique. À la suite de la mobilisation des pompiers, du 15 octobre 2019, à Paris, un capitaine en charge d’un escadron de gendarmerie mobile (près de 70 hommes) rend compte des opérations : alors que les manifestants sont sur le pont de la Concorde et demandent « calmement de pouvoir quitter les lieux », écrit-il, ils se retrouvent bloqués d’un côté par les gendarmes et de l’autre par une unité de police, « qui plus est avec usage de gaz lacrymogène ».
Sans aucune possibilité de pouvoir s’extraire « certains individus commencent à enjamber la rambarde du pont pour contourner le barrage se mettant ainsi en danger au dessus-de la Seine ».
Finalement, pour « éviter un accident », le chef d’escadron désobéit aux ordres du préfet : il décide d' « escorter [les manifestants] jusqu’au métro ». Un choix dicté par le fait que « l’objectif tactique » initial avait « provoqué une dégradation de la situation », les manifestants « étant enfermés sans aucune issue ». De plus, « l’usage de gaz » avait eu l’effet « logique et prévisible de faire monter la tension alors même que le dialogue était établi. »
Afin d’éviter qu’un manifestant ne tombe dans la Seine, ce gendarme a donc contourné les ordres de la préfecture.
Interrogé par Mediapart, un haut fonctionnaire de police, spécialiste dans le maintien de l’ordre et destinataire de cette note, rappelle « que le système d’encagement est non seulement contraire au règlement mais surtout au droit de manifester. » Puis commente le refus d’obéir du chef d’escadron : « Notre code de déontologie prévoit que l’on puisse désobéir si l’ordre est jugé illégal ou dangereux. Mais c’est très rare que ce soit appliqué, surtout face au préfet. »
Le problème soulevé par ce document « est grave. Le contact avec les manifestants et le recours à la force doivent être l’ultime réponse. Si cet emploi n’est pas justifié, il est absolument illégal. Non seulement on a un préfet qui donne des ordres contraires à la réglementation. Mais si personne ne lui dit rien, sa stratégie fait tache d’huile et devient le modèle. C’est très dangereux et on n’est pas loin d’un drame comme Malik Oussekine avec de telles pratiques » déplore-t-il.
Un autre écrit interne à une unité de CRS pose la question des ordres donnés aux Brav, brigades de policiers à moto, justement interdites depuis le décès de Malik Oussekine le 6 décembre 1986 et qui depuis le 9 février 2019, ont fait leur réapparition.
Faisant suite à la journée de mobilisation des gilets jaunes du 18 janvier 2020 à Paris, le témoignage d’un CRS est éloquent. « On ne compte plus les gazages (par la PP [préfecture de police]) », lui-même étant « phytoxé [gazé]à deux reprises ».
Il explique avoir encadré les manifestants le long des « 13,8 km de parcours », « les black blocs ne bronchaient pas. Ça a commencé à dégénérer quand les Brav ont commencé à intervenir ». A la fin de la manifestation, à la gare de Lyon, « les Brav se sont mis à foncer dans le tas. […] C’est incroyable de foncer dans le tas comme ça alors que ce n’était pas conflictuel », poursuit-il par écrit.
Échangeant sur une messagerie interne partagée entre CRS, le ton de ce policier est sans retenu : « La manière d’agir des Brav démontre soit un manque d’expérience, soit un manque de lucidité soit des ordres à la con. »
Avant de conclure, que parmi les manifestants, « il y avait du cassos [cas social] mais quasiment pas de casseurs. Et les brav ont chargé gratos », regrettant de devoir finir cette journée plus tard que prévu, la charge des Brav ayant provoqué des affrontements. « Ils ont bien reçu l’ordre de quelqu’un de charger. Alors le mec qui a décidé ça, collègue ou pas, c’est un âne. »
Contactés par Mediapart, d’autres CRS font le même constat. L’un d’entre eux, ne souhaite pas incriminer les Brav mais « c’est la doctrine actuelle de maintien de l’ordre qui est problématique. Les Brav sont souvent des jeunes sortis d’école et ils manquent d’expérience. C’est facile de leur demander d’appliquer des ordres qui sont d’interpeller à tout va sans discernement. Du coup, ils chargent et matraquent souvent sans raison. »
Le ministère de l’intérieur n’a pas souhaité répondre à nos questions. Tandis que la préfecture de police de Paris nous a simplement informés qu’elle se réserve « la possibilité de faire un "droit de réponse" selon le contenu de l’article ».
Ainsi que le signalait la gendarmerie dans sa conclusion, les ordres du préfet sont susceptibles, par leur violence et leur illégalité, d’exaspérer la population. Le 22 février, au salon de l’agriculture, une gilet jaune, contrôleur de gestion dans la finance, interpelle le président Emmanuel Macron sur les forces de l’ordre. « Je me prends des grenades de désencerclement. Je vis la guerre tous les samedis. (…) Ça va mal finir » déplore-t-elle, avant de demander au président de « calmer les forces de l’ordre. »
Se faisant le porte-parole des syndicats de police, le président lui rétorque que les policiers « sont épuisés », justifiant ainsi leurs dérives. Mais, qu’en est-il, alors, lorsque les forces de l’ordre, elles-mêmes, estiment que les ordres sont illégaux ?
D’autant que la cour d’appel de Lyon a déjà estimé qu’une nasse constituait une possible infraction. Le 25 octobre 2018, la chambre de l’instruction a en effet demandé à ce que soit mis en examen l’ex-préfet du Rhône Jacques Gérault et l’ancien directeur départemental de la sécurité publique, Albert Doutre pour « atteinte arbitraire à la liberté individuelle », « privation de liberté illégale » et « entrave concertée à la liberté à la liberté d’expression et de manifestation. »
Cette décision fait suite à une plainte déposée le 21 janvier 2011 par 16 personnes et 19 associations, pour avoir été, lors de la manifestation contre la réforme des retraites le 21 octobre 2010, retenues et encerclées par des policiers sur la place Bellecour, pendant plus de 6 heures. Après plusieurs désaccords entre magistrats, un nouveau président de la chambre de l’instruction a finalement décidé d’un non-lieu, qui est toujours contesté en justice.
Le préfet de police de Paris est lui-même déjà visé par une plainte pour « atteinte à la liberté individuelle » et « complicité de violences volontaires aggravées ». Cette plainte a été déposée le 20 novembre 2019 par Manuel, gilet jaune éborgné par une grenade lacrymogène (MP7), le 16 novembre à Paris.
Ainsi que cet intérimaire l’a raconté à Mediapart, ce jour-là, au moment où il est blessé, accompagné de sa femme, il tente de se réfugier « où il n’y avait pas d’affrontements. Les policiers avaient bloqué toute la place [d’Italie]. On tentait d’en sortir mais on s’épuisait parce que dès qu’on se rapprochait d’une issue, ils nous envoyaient des gaz lacrymogènes. On a donc décidé d’attendre dans un coin plus calme. On était d’ailleurs en train de discuter et de se demander avec un street medic pourquoi ils avaient choisi de nous bloquer sur une place (...). C’était dangereux et je n’avais qu’une envie : c’était partir et protéger ma femme. »
Contacté par Mediapart, l’avocat de Manuel, Arié Alimi, rappelle que « la nasse telle qu’elle est ordonnée par le préfet Lallement constitue une infraction pénale. Elle est d’une gravité extrême en particulier lorsqu’elle est suivie de gazage et de tirs de lanceur de balles de défense sur les manifestants piégés. C’est justement ce qui est arrivé à Manuel. »