Les Champs-Elysées vont-ils changer de style ? C’est ce que voudrait le comité Champs-Elysée, association loi de 1901 qui rassemble les acteurs économiques de l’avenue – de Louis Vuitton à Nike, d’Apple à Citadium, de Tiffany & co. au Grand Palais, de JC Decaux à la Deutsche Bank, du Fouquet’s au Rotary Club, de la Brioche Dorée au Théâtre du Rond-Point… Ce puissant lobby a confié à l’architecte Philippe Chiambaretta et à son agence PCA-STREAM une étude qui a été rendue publique pour la première fois en avril 2019, au Petit Palais. Elle fait aujourd’hui l’objet d’une exposition au Pavillon de l’Arsenal.
Entre-temps, les commanditaires l’ont présentée aux principaux candidats à la Mairie de Paris en leur suggérant de s’en emparer pour concevoir leur propre « vision » de l’avenir des Champs-Elysées et de venir l’exposer publiquement, le 20 janvier, dans le cadre d’une réunion publique. Tous ont accepté. Le jour dit, Cédric Villani, Benjamin Griveaux, qui était encore le candidat LRM, Gaspard Gantzer (Parisiennes, Parisiens), David Belliard (EELV), Jean-Louis Missika, qui représentait Anne Hidalgo (PS), et Nelly Garnier, qui représentait Rachida Dati (LR), ont égrainé des idées pour redorer le blason de la plus belle avenue du monde.
Qu’elle ait perdu de son lustre n’est un secret pour personne. Les Parisiens l’ont à ce point délaissée qu’ils ne compteraient plus, aujourd’hui, que pour 5 % de sa fréquentation. L’enjeu de l’étude de Chiambaretta est de les faire revenir. Pour y parvenir, cet outsider – qui dirigea l’agence de Ricardo Bofill avant de passer son diplôme d’architecte, qui anime par ailleurs Stream, une ambitieuse revue transdisciplinaire – propose de « réenchanter les Champs-Elysées » – slogan qui fait écho à celui de l’hôtel Barrière-Fouquet’s qui projetait, lors de sa création en 2006, de « réenchanter Paris ».
Partant de l’hypothèse que les Champs-Elysées sont un marqueur de la modernité – « le kilomètre zéro de la modernité » –, il suggère que la glorieuse artère aurait vocation à incarner sinon à préfigurer les mutations du monde. Il serait donc temps qu’elle se mette à l’heure de l’anthropocène. Depuis qu’il a lui a consacré un numéro de sa revue, Philippe Chiambaretta n’envisage plus son activité, de fait, qu’à l’aune de ce grand paradigme.
Les Parisiens l’ont à ce point délaissée qu’ils ne compteraient plus, aujourd’hui, que pour 5 % de sa fréquentation
Son exposition survole d’abord les grandes étapes de la construction des Champs-Elysées depuis le moment où Le Nôtre, désireux d’ouvrir la perspective du Jardin des Tuileries au-delà des murs d’enceinte de la capitale, en a creusé le sillon à la fin du XVIIe siècle, jusqu’aux aménagements de Bernard Huet, en 1994, en passant par les jardins du bas de l’avenue, conçus par Adolphe Alphand au milieu du XIXe siècle… Un montage d’archives audiovisuelles fait ensuite place au mythe, célébrant dans l’avenue le symbole du prestige de la vie parisienne, la scène grandiloquente de la représentation du pouvoir, le fabuleux théâtre de la liesse populaire…
Consensuelle, cette vision n’en est pas moins partielle, comme le montre l’historienne Ludivine Bantigny dans La Plus Belle Avenue du monde - Une histoire sociale et politique des Champs-Elysées (à paraître le 5 mars aux éditions La Découverte), stimulant essai qui aborde les Champs comme un lieu de tensions politiques, de violence sociale, d’exacerbation de la lutte des classes, qui auront culminé en 2018-2019 dans les manifestations des « gilets jaunes ».
« Duty free géant »
S’ils s’arrêtent l’un et l’autre sur la question de l’inflation délirante des loyers, qui a conduit, ces dernières années, à la fermeture de cinémas, de La Poste, ou encore de la boîte de nuit le Queen, s’ils rappellent que le 79, Champs-Elysées s’est vendu, en 2019, au prix de 613 millions d’euros, soit près de 80 000 euros le mètre carré, Bantigny et Chiambaretta n’en tirent pas les mêmes conclusions. La première, proche de Nuit debout et des « gilets jaunes », voit dans l’achat par Nike de l’immeuble qui appartenait à Groupama le signe d’une bulle spéculative déconnectée de tout fondement réel qui nourrit, chez les travailleurs de l’avenue, un sentiment de révolte.
Le second, une fatalité qui a fini par donner aux Champs-Elysées « une allure de duty free géant », mais qui impose sa loi : « On peut toujours imaginer de lutter contre la gravité, ou revenir à des régimes directifs qui n’ont pas trop marché, ironise-t-il. Mais soyons pragmatiques : on peut rendre l’avenue plus belle, on peut rendre son esthétique plus cohérente, mais on ne va pas changer radicalement la pression foncière ».
Pour réenchanter les Champs-Elysées, Chiambaretta a d’autres leviers. Portée par de grands objectifs de « durabilité », de « désirabilité », d’« inclusion », sa « Vision 2030 » – terminologie qui rappelle celle du programme national du Qatar, un pays qui détient plusieurs immeubles des Champs-Elysées – propose de reconnecter dans un « écosystème » cohérent le haut et le bas de l’avenue. Leurs polarités sont pour l’heure inversées. La partie haute est définie comme un « hyperlieu planétaire », concept emprunté au géographe Michel Lussault, qui décrit « un territoire où s’expriment les tensions de la mondialisation contemporaine, (…) les excès de l’automobilisation, du tourisme et de la marchandisation ». Et la partie basse n’attire plus personne aujourd’hui. Ces jardins mythifiés par Proust sont devenus un « hypervide ».
Nourri de contributions de chercheurs, d’interventions d’artistes, d’interviews d’acteurs de l’avenue comme Chris Dercon, le directeur belge du Grand Palais, Jean-Michel Ribes, le patron du Théâtre du Rond-Point, et de divers chefs étoilés, le plan de Chiambaretta se décline en trois grands axes. D’abord agir sur la pollution en réduisant de six à quatre le nombre de voies de circulation, en plantant des arbres, en piétonnisant le pont Alexandre-III, l’avenue du Président-Wilson et la plus grande partie de la place de la Concorde. Ensuite, rendre leur cohérence aux jardins qui sont aujourd’hui largement démembrés, y développer une intense programmation artistique, culinaire (fooding bio), sportive et ludique, les relier directement au port des Champs-Elysées en recouvrant le tunnel du cours La Reine.
Les visiteurs sont invités à apporter leurs idées pour la transformation de l’avenue via une plate-forme numérique
Enfin, requalifier l’activité des abords, faute de pouvoir agir sur celle de l’avenue elle-même, afin d’offrir aux Parisiens des aménités agréables – ce qui est appelé l’« inclusion ». « A l’ère du fooding et des applications qui vont avec, on peut imaginer que l’offre soit un peu décorrélée des lieux, précise Philippe Chiambaretta. On pourrait réunir les [sociétés] foncières des Champs-Elysées et les inciter à réfléchir de manière plus systémique et collective autour de l’idée qu’il n’est pas très agréable de travailler au quotidien sur les Champs, que sur place on a le choix entre l’hyper-luxe ou les fast-foods, que les quartiers derrière ne sont pas terribles non plus, que cela pourrait conduire à terme à voir des gens partir et donc à faire baisser la valeur de leurs actifs… On pourrait imaginer une programmation urbaine du quartier qui soit un mix de public de privé. »
Une étude apolitique
L’enchantement procédera, comme par métabolisme, de la convergence des intérêts particuliers sous le haut patronage de la future équipe municipale, dans un harmonieux partenariat public-privé. L’image prospective qui en est donnée dans une série de grands tableaux est celle d’une avenue pratiquement débarrassée de ses voitures, où les humains, eux aussi, seraient miraculeusement devenus peu nombreux, évoluant pacifiquement entre pistes cyclables, terrasses arborées, rooftops aménagés. C’est un point de départ, nous dit-on. A la fin de l’exposition, les visiteurs sont d’ailleurs invités à apporter leurs idées pour la transformation de l’avenue via une plate-forme numérique.
Philippe Chiambaretta assure avoir fait une étude apolitique : « Quand l’ensemble des commerçants de l’avenue militent pour donner plus de place à la nature, davantage de terrasses, pour réduire la place pour l’automobile, cela ne doit pas déplaire à Anne Hidalgo ». Qu’une association de droit privé représentant des intérêts financiers aussi considérables se retrouve à l’initiative de la fabrique de la ville ne le choque pas outre mesure. Cet architecte businessman se défie de la posture qui consiste à encenser la commande publique par principe, et à dénigrer le privé. « Si les collectivités locales avaient la science infuse, on n’aurait pas des villes aussi pourries. »
Dans le contexte des Champs-Elysées, qui plus est, la municipalité aurait plus à perdre qu’à gagner à prendre les devants. « Le risque est fort de se voir accuser d’utiliser l’argent du contribuable pour financer LVMH. Et si vous mettez en place un partenariat public-privé, on vous accusera de privatiser l’espace public. » Au Pavillon de l’Arsenal, on applaudit aussi l’initiative. « C’est très innovant, se félicite le directeur, Alexandre Labasse. C’est ce qui nous a intéressés dans la démarche. »