13 Janvier 2020
En hommage à Andreï, une tribune collective [ avec Monique Eleb, Philippe Simon , Sabri Bendimérad ] sur le Grand Paris publiée en 2016 dans Libération.
Grand Paris : un projet déjà là
Que reste-t-il de ces huit années de Grand Paris vouées à une exploration prévisionnelle, nécessitant autant de distance que d’expérience physique de la dérive ? Si nos travaux ont été aussi obstinément consacrés à l’habitabilité de la ville compacte, c’est parce qu’ils ont été nourris de rencontres avec de «vrais» habitants, d’une tentative d’épuisement du terrain et d’immersion méthodique dans le territoire et le «déjà-là». Nos propositions convoquent ainsi directement cette relation personnelle, située, intime, perceptive et sensorielle avec le Grand Paris du réel et des idéaux. Pour proposer une représentation partageable et donc un projet de Grand Paris, il fallait accepter la découverte et l’aventure, qu’aucune planification, supercalculateur, ou tracé de métro automatique ne peut traduire.
C’est pourquoi il était important de visiter les appartements aux jardins suspendus des Etoiles d’Ivry, ou d’échanger avec les habitants fiers de leur maison «TC king 1946» dans la cité expérimentale de Noisy, et de voir ainsi le grand depuis le petit. Et si l’on défend l’idée que la ville puisse être construite sur elle-même, il fallait également l’arpenter par tous moyens, jusqu’à s’y perdre lorsqu’on emprunte les escaliers lumineux et les couloirs tortueux qui mènent secrètement aux toits plantés d’Agro Paris tech.
Escalader les dunes d’Achères, se déplacer sur la Seine, d’Austerlitz à Conflans, franchir les écluses au moment même où elles apparaissent dans les images de l’Etude sur Paris qu’André Sauvage proposait en 1928… Et se remémorer ces plans-séquences alors que ces jours-ci, le fleuve déborde : autant d’analepses d’un grand récit métropolitain… Comme entrer par inadvertance dans un chantier naval, revenir et sentir l’odeur des barbecues le lundi après-midi près du fleuve, grimper vers la fragile colline de l’Hautil, contempler les paysages automobiles de Poissy, la plaine maraîchère interdite, et le grand port à venir.
Pour comprendre et imaginer ce Grand Paris moins idéal que porteur d’idéaux, il fallait basculer vers les bourgs-à-déjeuners de Roissy et les préverdissements du grand Est, saluer le grand cèdre de la RN3, s’arrêter au bord d’une route derrière Disney ; grimper sur les collines de Bagnolet au niveau des barres et au-dessus des «hutongs». Aller à Montfermeil, à Drancy, voir Perret au Raincy… Se promener aux pieds du grand mur rouge de la «cité interdite» de Chinagora, entre les eaux de la Seine et de la Marne… Aller de Choisy au pont de Port-à-l’Anglais en longeant le chemin de fer près du fleuve, s’émerveiller de voir un héron pêcher. Pousser les portes au cœur des longs îlots de Montreuil, surplomber le fleuve mécanique du périphérique depuis ses remblais plantés de pommiers…
Mais il fallait aussi expliquer, comparer, discuter, chercher, repérer, dessiner, calculer, compter, mesurer, rencontrer, interroger, et montrer comment ce «monstre de mocheness» (selon l’expression de Winy Maas pour qualifier ce qui entoure Paris) pourrait être durablement transformé, pour être plus confortable, plus accueillant, plus compact, plus intense, plus solidaire. Pendant huit ans, nous n’avons pas attendu le «Grand huit» du Grand Paris Express, la supergouvernance et le cortège des réinventions pour penser une métropole ouverte qui se réconcilie avec son fleuve, et qui loge dignement tous ses habitants.